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danielle kaisergruberLa gestion de la crise sanitaire, qui n’est certes pas chose facile, montre bien à quel point on est encore en France dans un modèle où les politiques sont nationales et se « déclinent » au niveau local. La création toute récente (1er janvier 2021) de la « Collectivité européenne d’Alsace » fait réfléchir : qu’est-ce que cet OVNI et quels espoirs permet-il ?

La décentralisation à la française s’est faite sur le mode ambigu d’un État central qui « accorde », « octroie », « délègue » des compétences, c’est-à-dire une légitimité et des capacités d’intervention sur tel ou tel domaine d’action publique. Et comme diviser c’est régner, aucune collectivité n’a la totalité des compétences : aux régions l’action économique, la recherche, les lycées et la formation professionnelle… Les départements s’occupent des routes (pour le plus grand bonheur des élus qui adorent les inaugurations), des collèges, et de l’action sociale (les vieux, les EHPAD, l’enfance, le RSA…). Et ce que l’on appelle la « compétence générale » ou « la libre administration de son territoire » n’est reconnue qu’au niveau des communes, briques de base de la société (à relire de belles phrases de Tocqueville sur l’importance des communes !)

Ce qui est en jeu, c’est la cohérence des politiques publiques : les transports, le logement, les aides sociales, les établissements d’enseignement… Un exemple de cet emboîtement des possibilités, en matière de vaccination : une région n’a aujourd’hui pas de « compétence » en matière de santé, donc quelles que soient les grandes déclarations de certains présidents de région, ne peut faire de commandes de vaccin (ce que les labos se sont empressés de dire).

Une récente Note de Terra Nova invite à s’interroger fortement sur le sujet. Elle invite à se situer « après la décentralisation ». Il n’est plus temps de lancer un « nouvel acte » de décentralisation. Proposée par Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, elle propose « 15 propositions pour refonder l’action territoriale » « Le territoire français ne doit plus être pensé comme un simple jeu d’emboîtement d’échelles, du niveau local au national. On doit prendre en compte la mobilité des Français, leurs déplacements toujours plus nombreux et complexes, au sein de bassins de vie dilatés. Notre espace vécu dépend toujours plus de systèmes de connexions, qui démultiplient nos espaces d’appartenance et d’exploration ».

La création de la « Collectivité européenne d’Alsace » interroge, car l’expression est d’une grande étrangeté dans le vocabulaire administratif et politique. Robert Hertzog en raconte et analyse l’histoire. Elle est à la fois la fusion de deux départements classiques et elle est « européenne », soit une collectivité pouvant être « chef de file » et initiatrice de projets européens avec les régions voisines allemandes et suisses (au sein de pays fédéraux). La politique et ses embrouilles expliquent cette étrangeté, mais surtout la géographie et l’histoire. Jean-Marie Luttringer qui a coordonné ce dossier Alsace de Metis a mis à profit le premier confinement pour écrire Fragments d’histoire de 4 familles, livre disponible sur Amazon. Il tire quelques leçons et de nombreuses questions de son parcours d’Alsacien de cœur et de « Français de l’intérieur », parce que tantôt allemand, et tantôt français. Avec le sentiment fort d’une identité, d’un « désir d’Alsace » qui voudrait que l’action publique fasse confiance à une collectivité territoriale riche d’une histoire bien particulière. La relation aux religions le montre avec le régime du Concordat dont on pourrait sans doute tirer bien des leçons.

Très intéressant : on y voit surtout d’une histoire qui a produit davantage de consensus et de solidarité que de particularisme chatouilleux !

Parmi ces spécificités, l’existence d’un droit social local : l’Alsace et la Moselle sont en France métropolitaine les seuls territoires à avoir des droits sociaux additionnels par rapport au droit du travail (sécurité sociale, travail et surtout apprentissage vu comme une voie prioritaire de formation…). Francis Kessler (article à venir) les décrit et s’interroge sur leur devenir.

Mais plus que tout dans cette affaire, la langue est essentielle. On parle de moins en moins en allemand en Alsace alors que 60 000 personnes (voir le KaleidoScoop, lieu de ressources sur l’emploi et l’entrepreneuriat transfrontalier) vont travailler de l’autre côté de la frontière chaque jour, alors qu’on peut lire sur les bus de Strasbourg une publicité « Venez travaillez chez nous, vous aurez 3 mois de formation en allemand » ! Alors que côté allemand, la Sarre introduit le bilinguisme dès l’école maternelle. La promotion du bilinguisme devrait être l’une des spécificités de la nouvelle collectivité européenne d’Alsace, justifiant l’adjectif « européen » : Andrée Munchenbach en espère des changements importants et Arnold Brum retrace l’histoire parfois tragique des langues en Alsace (articles à venir).

Curieux paradoxe : en devenant européenne, l’Alsace retrouverait son identité, car pour la première fois depuis la mauvaise loi « coin de table » qui a créé les « grandes régions » en 2015, elle redevient non pas une région (ça c’est le Grand Est !), mais un territoire uni ayant un statut, une collectivité locale reconnue. Et avec Strasbourg l’une des deux capitales de l’Europe ! Ce qui ne manquera pas de faire naître et renaître de nouvelles revendications et de nouveaux espoirs.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.