Supprimer l’ENA ? Voilà une décision qui au premier abord fait « coup de com » ou manifestation d’un populisme qui malheureusement gagne à peu près tous les politiques. Des gens qui savent faire fonctionner l’État, donner corps à des décisions, produire des lois, des décrets, des circulaires, coordonner des grands projets et soutenir des petits projets, on en a besoin. En somme, c’est aussi un travail, exigeant, responsable et non dépourvu d’une certaine technicité.
Il faut donc y regarder de plus près : considérer l’État comme un ensemble de « tuyaux » par lesquels des décisions administratives prises « en haut lieu » descendent tout naturellement et attendre d’en voir les effets est une stupidité. Considérer l’État comme une entreprise et lui appliquer les recettes de management (pas toujours éprouvées et vendues très cher par quelques cabinets de conseil) est aussi une stupidité. Mais considérer que l’État pourrait tout faire tout seul ne devrait plus avoir cours : il y a l’administration centrale et les services des différents ministères déconcentrés sur le terrain, il y a les collectivités locales avec leurs nombreuses strates, il y a toutes ces agences, institutions souvent mi-privées, mi-publiques, il y a le tissu des associations qui assument de plus en plus (comme en une sorte de délégation pas toujours reconnue) de nombreuses missions de service public…
C’est qu’en fait, il ne s’agit pas de toujours geindre en disant « que fait l’État », « où est l’État ? », « l’État doit nous aider », mais bien de voir ce que peut l’action publique, et comment elle peut pour faire au mieux. « Action publique » signifie que l’on s’appuie sur des ressources publiques (nos impôts et ceux des entreprises) pour agir sur la société et ses problèmes avec des gens qui sont des professionnels de la chose publique et sont tenus de prendre en compte l’intérêt général et le bien commun. Relire le livre pourtant ancien de François Bloch-Lainé Profession Fonctionnaire peut aider à s’en souvenir.
Alors si la transformation de l’ENA en Institut du service public, rassemblant sur un tronc commun de formation treize écoles différentes, et surtout aboutissant à la création d’un corps unique d’administrateurs de l’État, peut permettre de préparer à ce qu’est l’action publique aujourd’hui, pourquoi pas ? On se focalise toujours un peu trop sur les symboles et la visibilité médiatique du top du top, dans le foot comme ailleurs. Une proportion très importante d’administrateurs civils, sortis de l’ENA où ils sont entrés par le concours étudiant ou par le concours interne exercent leur métier (font leur travail d’État) dans les différents services administratifs sur tout le territoire français : les données nombreuses analysées dans le livre de Pierre Birnbaum Où Va l’État ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir (2018) montrent qu’ils ont des profils très différents de ce que l’on pense être « l’élite ». Les deux tiers d’entre eux ne sont jamais passés par les cabinets ministériels ou les grandes administrations centrales. Sur le territoire, souvent au sein d’une même région, ils passent des services de l’État à ceux de la Région ou du Département, ou d’une Métropole, ou d’une agence : en somme ils sont mobiles à l’intérieur de l’écosystème de l’action publique. Alors un Institut commun, pourquoi pas ?
La crise sanitaire est un bon analyseur de l’efficacité de l’action publique, car jamais l’appel à l’État n’a été aussi partagé ! Cette observation de bon sens : l’administration de l’Économie et des Finances, bien pourvue en effectifs, sélectionnant les meilleurs et les rétribuant mieux que les autres ministères, a été plus efficace dans la mise en œuvre rapide des mesures d’accompagnement économique des entreprises que l’administration de la Santé dans la gestion de la crise.
Quel pays, parmi ceux qui sont nos voisins, n’a pas eu ses « ratés » ? On a cru un temps que l’organisation clairement fédérale de l’Allemagne lui permettait de mieux faire face à la pandémie, mais las ! la politique s’en est mêlée et les décisions sont devenues à la fois plus difficiles à prendre et peut-être plus incohérentes. Les critiques sont quotidiennes dans ce pays. L’Espagne, pays de fédéralisme imparfait, a connu des épisodes chaotiques de décisions contradictoires d’une région à l’autre, réveillant des rivalités anciennes. On pourrait en dire autant de l’Italie. Il n’est donc pas certain que la décentralisation soit un gage de meilleure réussite contre le virus. Quant à la France, ce n’est rien que de dire que le dialogue et la coopération entre l’État et les collectivités locales en sont au degré zéro. Mais les déclarations des élus, dits « des oppositions », n’ont pas non plus toujours été dignes.
C’est justement là qu’il faudrait pouvoir décider et agir en termes d’action publique coordonnée, avec des acteurs nombreux et différents, l’Espagne a mis en place un « Conseil interterritorial de santé » qui a fini par bien fonctionner selon un modèle de « décentralisation encadrée », alors qu’en France nous avons un guerrier « Conseil de défense » consacré à la santé… Savoir mobiliser les forces qui concourent à l’action publique pour lutter contre un virus ou pour développer des projets écologiques de territoires, savoir coopérer en respectant les intérêts et les identités de chacun : est-ce que cela s’apprend dans une École, un Institut, quelle que soit sa qualité ? Ou bien est-ce que cela s’apprend dans des aller et retour entre la réflexion et l’action de terrain, dans la prise en compte d’expériences de toutes origines ? Voilà bien l’un des défis du travail de l’État, et du nouvel Institut.
Bravo Danielle pour ton éditorial toujours écrit d’une plume « enlevée » et porteur d’avis mesurés.
J’ai beaucoup aimé la « décentralisation encadrée »: c’est bien ce que la France ne sait pas faire et c’est dommage.