Météo France nous a habitués à distinguer deux températures, celle mesurée par un thermomètre « placé à 1,5 m du sol dans un abri ajouré » et la température ressentie. Rien de neuf du côté des instruments, ils sont les mêmes depuis l’invention du thermomètre et du baromètre au 17e siècle, mais ils ne permettent pas à eux seuls de comprendre ce que nous ressentons en mettant le nez dehors. Qu’on la mesure en degrés Celsius ou en Fahrenheit, la température devient une information beaucoup plus utile lorsqu’elle est intégrée dans l’ensemble des conditions atmosphériques, le vent, la pluie, l’ensoleillement. Et encore, ça ne suffit pas. Météo France nous avertit qu’un autre facteur, subjectif cette fois, intervient : « la perception physiologique de la température varie d’un individu à l’autre ».
Dans beaucoup d’autres domaines, nous constatons qu’il existe un écart entre la mesure et le ressenti. Pendant la campagne électorale, alors que la question du pouvoir d’achat s’invitait comme « la première préoccupation des français », de multiples débats ont opposé les tenants d’une hausse du pouvoir d’achat établi par des chiffres (ceux de l’INSEE ou de l’OFCE le plus souvent) et ceux qui la contestaient au nom de ce que « ressentait » une part importante de la population. Pour l’Observatoire français des conjonctures économiques, entre 2017 et 2021, le pouvoir d’achat par unité de consommation a grimpé de 0,9 % par an. L’OFCE précise que, si le niveau de vie des 10 % des Français les plus aisés a augmenté de 3,2 %, celui des 10 % les plus modestes a aussi grimpé, de l’ordre de 5,7 % (Les Echos le 17 mars 2022). Et pourtant, quelques mois avant, un sondage Odoxa affirmait que « 75 % des Français constatent une perte de pouvoir d’achat ». Et depuis, l’inflation, quelles qu’en soient les causes, a bouleversé toutes les prévisions.
Il est possible d’expliquer cet écart par la prise en compte, non seulement de la situation personnelle et familiale des uns et des autres, l’habitat, la distance au lieu de travail (lorsqu’on a un emploi), mais aussi en prenant en compte le caractère « arbitrable » ou non des dépenses et donc le « reste à vivre », le caractère quotidien ou exceptionnel de l’achat, l’importance pratique ou symbolique du bien à acquérir (qui peut se passer d’un téléphone portable, de préférence up-to-date ?), la multiplication tentante des applications et des abonnements, sans parler du consumérisme ambiant.
Le sociologue Nicolas Duvoux décrit les quatre méthodes pour mesurer la pauvreté en France. L’une retenue par l’INSEE, dite de la « pauvreté monétaire relative », considère « comme pauvre tout individu vivant dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian ». Une approche comparative en Europe (dispositif d’enquête EU-SILC) tente de mesurer la « privation matérielle et sociale ». Une personne est pauvre « si elle déclare souffrir d’au moins cinq difficultés parmi une liste de treize items concernant des restrictions de consommation, les conditions de logement, les retards de paiement, etc. ». Une troisième méthode fait de la relation d’assistance le cœur de l’analyse, est pauvre celui que la société considère comme devant être aidé. Une quatrième méthode, s’intéresse au « sentiment de pauvreté » qui intègre, outre la situation actuelle, la projection que chacun peut faire de son avenir, « cette approche vise à intégrer les conditions matérielles d’existence et les statuts sociaux dans une vision dynamique des positions sociales ».
On pourrait s’amuser des polémiques nées de ces décalages entre des réalités mesurées et l’appréhension subjective de la société par ses membres. Ce serait oublier qu’elles ont pour enjeux les réponses en termes de politiques publiques qui sont apportées aux questions soulevées. Selon la méthode retenue, les personnes que ces politiques souhaitent accompagner et aider ne seront pas les mêmes.
Les groupes définis par l’INSEE et par l’enquête EU-SILC ne se recoupent que très partiellement, « seule une personne sur vingt est pauvre selon les deux critères, tandis qu’une personne sur cinq l’est selon l’un ou l’autre point de vue. Autour du “noyau dur” émerge donc un halo de la pauvreté qui concerne une fraction très significative de la population ». En intégrant l’appréhension de l’avenir que chacun formule pour lui-même, le sentiment de pauvreté touche des « groupes sociaux qui ne sont pas concernés par la pauvreté monétaire comme les ouvriers, employés, petits indépendants, retraités locataires, famille monoparentales ». Des révoltes comme celle des gilets jaunes, voire les choix du bulletin de vote ou de l’abstention, et en général ce qui pousse chacun d’entre nous à agir, sont largement déterminés par le sentiment d’être correctement ou injustement considéré et traité, par la perception intuitive des perspectives envisageables et par les diverses épreuves de la vie.
On pourrait multiplier les exemples de ces distorsions entre réalité mesurée et ressentie. Elles sont flagrantes dans les débats sur le déclassement ou le déclin, qu’ils soient individuels, nationaux ou civilisationnels ou dans ceux sur la délinquance et l’insécurité. Concernant les discriminations, les différentes méthodes employées pour les documenter ne permettent pas de rendre compte de l’expérience vécue de l’humiliation, du mépris ou de la honte, qui ne peuvent être ni prouvées ni mesurées. Ne sont-elles pour autant que fiction, foutaises, désir de se « victimiser », propension à se sentir « offensé » ? Il faut n’en avoir jamais fait l’expérience pour le penser.
Ces débats entre la température mesurée et celle ressentie sont légitimes et essentiels. Ils pâtissent d’être trop souvent formulés dans les termes d’une alternative entre la vérité objective (entendre scientifique) et la frivolité des émotions. D’autant plus que cette alternative est vite traduite en termes quasi métaphysiques, ceux d’une opposition irréductible entre « l’ordre de la raison » que nous aurait légué les Lumières (qui furent en fait un « mouvement intellectuel polyphonique et profondément réflexif » comme le montre Antoine Lilti) L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité (Gallimard 2019), et l’irrationalité collective de personnes mal informées, qui prennent au pied de la lettre des plaintes qui ne sont que l’expression d’un atavisme français (voir notre note sur le livre Les Paroles de plainte au travail), à moins qu’elles ne soient victimes d’un « biais cognitif » leur faisant prendre des vessies pour des lanternes. Avec en embuscade les figures du technocrate et celle du démagogue.
Et si nous avions besoin des deux informations, complémentaires plutôt qu’exclusives ? Nous pourrions avec profit nous inspirer de Météo France.
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