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En 2007, les suicides au travail sont révélés au grand public à l’occasion d’une série qui ne présume pas nécessairement d’un phénomène en croissance massive mais qui frappe par les entreprises concernées : EDF, Renault, PSA, Sanofi, Carrefour. La CPAM des Hauts de Seine vient de reconnaître l’un des suicides de Renault comme accident du travail ce qui a pour effet, outre l’impact symbolique, d’alourdir la cotisation employeur, après qu’un arrêt de la Cour de Cassation ait admis qu’une tentative de suicide au domicile d’un salarié en relève également. Du coup, la notion de faute inexcusable de l’employeur est élargie à la santé mentale des salariés, au-delà des pathologies professionnelles déjà reconnues, dont les cancers de l’amiante sont devenus le symbole.

Des « signaux faibles », pourtant audibles sont exprimés depuis longtemps

Il y a près de dix ans paraissaient deux ouvrages appelant une nouvelle compréhension de l’enjeu des conditions de travail avec « La souffrance au travail » de Christophe Dejours et « Le harcèlement au travail » de Marie France Hirigoyen. En 2000, Michel Gollac et Serge Volkoff établissent un bilan d’étape alarmiste sur la dégradation générale de l’ensemble des conditions de travail. En 2005, des économistes prennent le relais ; Philippe Askenazy, avec « les désordres du travail » et cette année, Thomas Philippon, avec la démonstration du rôle négatif d’un management d’héritiers « à la française » dans le « malaise des salariés », plus convaincant que la contrainte institutionnelle ou la réduction du temps de travail pour expliquer un chômage élevé et une croissance ralentie.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

De manière contre-intuitive, les conquêtes de l’autonomie, du travail en équipe et en projet, la responsabilisation, l’initiative, l’intellectualisation des tâches, la généralisation des TIC, voire la RTT… se retournent en autant d’éléments contribuant à une dégradation des conditions de travail. Elle est notamment sensible par la montée en puissance des « TMS » (troubles musculo-squelettiques). En augmentation de 20% par an entre 2000 et 2005, ils représentent plus de 65% des maladies professionnelles (rapport de l’Inspection du travail). La 4ème étude sur les conditions de travail de la Fondation Européenne de Dublin souligne qu’un salarié sur quatre se plaint de maux de dos et 22,8% des travailleurs évoquent des problèmes musculaires dans les épaules, le cou et les vertèbres. Un accord cadre européen d’octobre 2004 appelle les partenaires à ouvrir des négociations sur le stress au travail. Deux rapports centrés sur les TMS sont publiés en 2007 (Fondation de Dublin et Observatoire des risques de Bilbao). Ils convergent dans la prise en compte du stress et des contraintes psychologiques comme facteur de troubles mentaux, avec et au-delà, de la dépression. Du coup, comme le souligne Michel Weil de l’ANACT, après au moins une décennie de focalisation des débats sur l’emploi, on assiste à un retour d’intérêt pour les conditions de travail. Il ne s’agit pas d’un retour à l’identique. Les indicateurs de pénibilité physique sont globalement stables (en Europe). Il y a toujours des membres sectionnés, des intoxications ou des chutes, mais également (CF également une étude DARES publiée en 2004), une intensification (contraintes horaires, rythmes) qui provoque plus de dépressions, de cancers, voire de suicides. Ce n’est plus un problème d’industriels ou d’ouvriers, mais un enjeu pour les services, les cadres et autres travailleurs intellectuels, a priori peu exposés sur les conditions physiques ou d’environnement. Jusqu’aux débats sur les régimes spéciaux de retraites qui poussent à une reprise du dialogue entre les partenaires sociaux pour aboutir enfin à une définition de la « pénibilité du travail », avec des effets directs sur le recours à des dispositifs de type CATS. Jusqu’aux cadres enfin qui jugent majoritairement insuffisant le temps dont ils disposent pour accomplir leur travail (62%), où (à 83%) qu’ils doivent travailler plus vite qu’il y a quelques années (Baromètre CFE-CGC mars 2007).

Les risques psycho-sociaux peuvent-ils entamer le syndrome TINA (There Is No Alternative) à l’intensification du travail ?

Il n’est pas sérieux de parier sur un ralentissement de la multiplication des produits nouveaux ou de la généralisation des nouvelles organisations. L’évolution rapide des modes de management et une évolution spectaculaire des outils de gestion sont également peu crédibles à court terme. Les salariés eux-mêmes accusent le coup. Cela ne veut probablement pas dire qu’ils acceptent et s’en accommodent. Ils font avec. Ils n’ont pas vraiment le choix. Ce qui fait l’importance de la médiatisation des récents suicides, c’est que la parole se libère, le vocabulaire s’enrichit, des sujets jusque là tabous ont droit de cité dans les négociations. Ce qui n’avait pas de prix, la santé, trouve de nouveaux modes de valorisation en monnaies sonnantes et trébuchantes quand les caisses d’assurance maladie et les juges s’en mêlent. Tout se passe comme si, ayant progressivement fait leur deuil d’une intégration stable et d’une gestion des carrières sur la durée, les salariés recentrent opportunément leurs attentes sur les conditions de travail, avant même les rémunérations, loin devant l’intérêt du métier (enquête CSA Anact Avril 2006). L’élargissement de l’acception de la maladie professionnelle et de la faute inexcusable donnent des arguments, à l’intérieur même des entreprises, à l’urgence de reprendre la réflexion et la recherche de solutions innovantes, non plus seulement du coté des outils (informatiques notamment) ou des structures mais, par un retour de l’histoire, au travail lui-même.

On ne gère que ce que l’on mesure

Dans un réflexe « rustique » mais somme toute prévisible, la première parade à l’exigence de productivité a été de « faire (encore un peu) plus de la même chose », par l’intensification d’un travail dont la durée est limitée par celle des journées et par la volonté non contredite du législateur. Si les salariés ont fait leur deuil d’une entreprise communautaire et protectrice, il semble qu’il reste aux gestionnaires à dépasser les recettes classiques (économies d’échelle, courbes d’apprentissage, division du travail, économies directes sur les ressources …) pour attaquer la montagne ; les conditions (durables) de la performance d’un travail qui n’est plus majoritairement « taylorisable », et le sera de moins en moins. Ainsi faut-il « re-travailler sur ce travail », ni (assez) substituable, ni assez « contraignable » pour se passer du dialogue et de compromis avec les salariés (régulation, coopération). On ne sait encore, ni cloner, ni brancher, ni contraindre des cerveaux. Si la performance peut être individuelle, la productivité ne peut être qu’un résultat de collectifs. Restent aux gestionnaires à inventer une capacité nouvelle d’en mesurer la valeur, au cours du process lui-même, faute de quoi, c’est encore en termes de dégâts qu’ils auront à passer des provisions croissantes.

Xavier Baron

Pour en savoir plus :

« Managing musculoskeletal disorders » (2007) – Fondation Européenne de Dublin

« Emerging physical risks » (décembre 2005) -Observatoire des risques de l’Agence de Bilbao

« Synthèse de la 4ème enquête européenne sur les conditions de travail » (2007, sur données 2005)

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.