par Cécile Jolly
La migration n’est ni nécessaire ni suffisante pour répondre aux besoins de main d’œuvre ou pallier le déficit démographique de pays vieillissants. La circulation des hommes ne se résume pas, pas plus que leur croissance démographique, à un système de vases communicants.
L’Europe ne pratique d’ailleurs ni politique de peuplement à l’image du Québec ni politique d’immigration de main d’œuvre depuis la fermeture de ses frontières à la fin des années 70. Le regroupement familial et l’asile ont dès lors dominé les flux migratoires en particulier dans les pays d’ancienne immigration comme la France et l’Allemagne. Plusieurs facteurs ont en quelque sorte remis au goût du jour la migration de travail en Europe.
Les pays européens dits de nouvelle immigration, à l’instar de l’Espagne, dans une moindre mesure de l’Italie, ont semblé bénéficié économiquement de cet apport de main d’œuvre. Les travailleurs migrants contribuent en effet à la croissance du pays d’accueil et à la redistribution. Ils alimentent en ce sens la richesse d’un pays, le financement de la protection sociale et créent eux-mêmes un flux d’activité non seulement par leur production et leur consommation mais aussi par les besoins spécifiques qu’ils induisent (business ethnique, réseau d’encadrement, de formation et de soutien). Ce bénéfice net de la migration ne se retrouve guère dans les pays d’ancienne immigration : les immigrés, majoritairement issus du regroupement familial et de l’asile, y sont plus souvent au chômage ou inactifs que les travailleurs nationaux de souche. Ces difficultés d’insertion sur les marchés du travail grèvent d’autant plus les budgets de protection sociale que cette couverture sociale est élevée. De là à en inférer que la migration de travail est préférable à la migration de droit, il n’y a qu’un pas que d’aucuns se sont empressés de franchir.
La politique d’immigration choisie du gouvernement français actuel est partiellement issue de ce constat. Son objectif affiché réside en effet dans le « remplacement » du regroupement familial par une immigration de travail. Cela risque néanmoins d’être une illusion, pour deux raisons essentielles. Première raison, toute immigration sélective, qu’elle soit destinée à répondre à des besoins de main d’œuvre ou à d’autres critères (linguistiques comme au Québec), entraîne des flux au moins équivalent, sinon multipliés par deux, de migration dite de peuplement : le regroupement familial est en effet un droit reconnu internationalement et entériné par une directive européenne. De ce fait, un travailleur migrant a le droit de faire venir sa famille et cette possibilité est elle-même un facteur d’attractivité du pays d’accueil.
De nouveaux migrants venus de l’est
Deuxième raison, il est illusoire de vouloir comparer les bénéfices nets de la migration entre des pays qui n’ont pas les mêmes systèmes de protection sociale ni des histoires migratoires semblables. Les États du Sud de l’Europe sont en effet dans une situation singulière : ils cumulent une immigration « nouvelle », de ce fait davantage attirée par les opportunités d’emploi que par la présence d’une diaspora ancienne, et des systèmes de protection sociale relativement peu exigeants. On comprend dès lors que la migration de travail puisse dégager aisément un bénéfice net. C’est beaucoup moins évident pour des traditions rhénanes, françaises ou scandinaves où les immigrations sont plus anciennes et les systèmes de protection sociale très élevés. Dès lors, toute dégradation de la situation des travailleurs migrants sur le marché du travail, même si elle a correspondu à un besoin à un moment donné (ce qui fut le cas en France de l’immigration des années 50), pèse sur les systèmes de protection sociale.
Le second facteur qui a remis la migration de travail au goût du jour en Europe, c’est l’élargissement à l’Est de l’Union européenne. L’adhésion de nouveaux États membres a imposé une liberté de circulation des travailleurs que peu d’États membres, à l’exception de l’Irlande, du Royaume-Uni et de la Suède, ont accepté d’emblée. Des « mesures transitoires » ont été établies par les autres États de l’Union – dont la France – qui ont craint le « dumping social » des travailleurs de l’Est. Quelle que soit la durée de ces mesures restrictives, la liberté de circulation est inscrite dans les principes de l’Union européenne. Cette perspective a reposé la question de la migration de travail que les pays européens de tradition migratoire avaient largement mise sous le boisseau. Les débats ont porté sur la pression à la baisse des salaires induite par la présence de travailleurs issus de pays « moins disant » socialement.
Les craintes infondées d’un dumping social
Ce risque est néanmoins extrêmement faible voire inexistant. Si on peut considérer que le droit du travail ou le salaire minimum ne protège pas contre la perte de pouvoir de négociation des salariés, cette thèse n’est pas vérifiée empiriquement. Comme le montre l’exemple britannique, les travailleurs immigrés, à tout le moins les primo migrants, sont surtout considérés comme des travailleurs que l’on paie moins que les « insiders ». Dans un pays faiblement doté de réglementations sociales comme les Etats-Unis, l’arrivée massive de travailleurs immigrés n’a pas conduit à la dégradation du niveau des salaires. C’est dans une certaine mesure l’inverse qui s’est produit. L’arrivée des travailleurs migrants a créé un besoin d’encadrement qui a plutôt conduit à élever le niveau de qualification et donc de revenu des autres salariés. De ce point de vue, la pression à la baisse des salaires des moins qualifiés est bien davantage due à la mondialisation qu’à la migration.
Si ce débat sur l’opportunité d’ouvrir la migration de travail s’est focalisé sur les nouveaux adhérents à l’Union européenne, il a surtout en filigrane permis de considérer les flux migratoires en provenance des pays non européens. C’est bien là l’enjeu central. La pression migratoire potentielle ne vient guère en effet de l’Est dont la démographie est aussi vieillissante que celle de l’Europe des 15 et dont les besoins en main d’œuvre, qualifiée ou non, sont comparables à ceux des autres États membres. Les nouveaux adhérents sont dans une situation relativement inédite. Ils pâtissent, de manière transitoire, de la ponction de leurs élites comme de leurs travailleurs employés dans des secteurs pénibles (travailleurs agricoles saisonniers, bâtiment, hôpitaux, etc.) attirés par les meilleurs salaires de l’Ouest. En ce sens, leur situation est comparable à celles des grands pays d’origine des migrations européennes qui subissent un « brain drain » défavorable à leur développement. Mais dans le même temps, leur croissance économique leur impose des besoins de main d’œuvre qui nécessitent un appel et une incitation à la migration de pays non européens. Ils sont, du fait de leur positionnement géographique, devenu les pays « frontières » de l’Union et, partant, l’un des points d’entrée des migrations vers l’Europe.
Des traitements différenciés de l’immigration
Le débat de l’ouverture des marchés du travail aux migrants de l’Est s’est donc déplacé vers la migration de travail en provenance des pays tiers. Il est vrai que les flux de main d’œuvre en provenance des pays de l’Est se sont vite taris. En dehors de l’afflux des travailleurs polonais essentiellement au Royaume Uni, la levée totale ou partielle des mesures restrictives imposée à la libre circulation des travailleurs des nouveaux adhérents n’a pas produit de flux massif, loin de là. De ce fait, les mesures introduites pour autoriser les migrations de travail en provenance de l’Est comme en France ont préfiguré les modalités mises en place pour la migration issue des pays tiers. Ainsi la liste des métiers ouverts à la migration de l’Est a été partiellement étendue aux pays tiers en France.
Dernier facteur de la résurgence de l’ouverture de l’Europe à la migration de travail, la compétition pour attirer les cerveaux conduit à une ouverture sélective des marchés du travail. La nécessité de construire une économie de la connaissance pour conserver l’avantage compétitif de l’Europe par rapport à la montée en puissance économique des pays émergents nécessite un apport en capital humain inégalé. Dès lors la concurrence est ouverte pour attirer les meilleurs talents. L’Europe a, comme le montre l’article d’Yves Chassard, mis en place un régime spécifique pour les très qualifiés, la « carte bleue européenne », dont l’équivalent français est la carte « compétence et talents ». Que ce soit au niveau communautaire ou au niveau national, ces travailleurs d’un troisième type bénéficieront d’avantages déniés aux autres immigrés. Ils ne seront pas soumis en France à un régime de regroupement familial aussi restrictif que le veut la nouvelle loi votée par le Parlement, tandis que l’Europe les autorisera à travailler sur tout le territoire de l’Union (alors qu’un immigré n’a l’autorisation de travailler que dans le pays de d’accueil). Cette inégalité de traitement en fonction de la qualification sera-t-elle tenable à terme ? Conduira-t-elle à dégrader la situation des travailleurs immigrés non qualifiés ou au contraire contraindra-t-elle à repenser leur mobilité ?
La fermeture de l’Europe à la migration de travail consécutive à la crise économique qui a correspondu à la fin des trente glorieuses semble donc être révolue. Si la question de la migration de travail est revenue au centre des préoccupations européennes, le risque est cependant que la gestion des « flux » occulte les gestion des « stocks ». Il n’est pas, on le sait, d’immigration de travail, sans installation ; en ce sens, il n’est pas de politique migratoire sans politique d’intégration. La focalisation sur les pénuries de main d’œuvre, la course à l’attractivité pour les hauts qualifiés pourraient ainsi faire perdre de vue que l’insertion des travailleurs migrants ne se fait pas que sur le marché du travail, à fortiori pour leurs familles et leurs descendants. En ce sens, peu d’attention semble être portée aux conséquences de nouveaux flux sur la situation des « anciens » immigrés. Or, et c’est là où le bât blesse, l’introduction massive de travailleurs migrants dans un bassin d’emploi comme celui de Californie semble bien être défavorable non pas aux « natifs » mais aux immigrés plus anciens.
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