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Entretien avec Emmanuel Couvreur, responsable CFDT du groupe santé au travail sur les ingéniéries Renault

Renault a, bien malgré elle, défrayé la chronique ces derniers mois, contribuant à « médiatiser » des problèmes nouveaux sur les conditions de travail. Il s’agit de cadres et de techniciens supérieurs, dans des équipes projets, travaillant dans des environnements modernes et donc a priori peu concernés. Que se passe t’il donc du point de vue des partenaires sociaux ?

En premier lieu, il faut voir que RENAULT est engagé dans un programme sans précédent de renouvellement de ses véhicules. Il s’agit de sortir 26 nouveaux modèles en 3 ans, soit une moyenne de 8 nouveaux modèles par an au lieu de 3 auparavant et cela dans un contexte d’internationalisation de l’Ingénierie. Une telle progression, sans que l’organisation ou les moyens aient été repensés à la mesure de ce quasi triplement de la charge aboutit à une mise sous forte tension de l’Ingénierie. A la croissance de l’activité en volume s’est ajoutée une exigence de réduction des délais de conception et un degré supplémentaire de complexité liée à la diversité des produits. Dans la pratique, l’ajustement des moyens a reposé sur les hommes qui ont du travailler plus sans « travailler mieux », et s’agissant notamment des cadres, sans être « payés plus » ou reconnus différemment d’une manière ou d’une autre. Ils nous le disent, je les cite : Un pilote de Groupe Fonction Synthèse (chef de projet nouveau véhicule au bureau d’étude) : « La charge de travail est telle qu’il faut travailler TOUS les soirs de la semaine (en moyenne, entre 21h et 0h). Cela est la seule solution pour pouvoir suivre les Projets (nombre de mails insupportables, indicateurs de tous côtés…). Vie personnelle réellement déstabilisée. » Un gestionnaire Systèmes d’informations : « Je n’ai jamais eu de reconnaissance parce que je travaille beaucoup à la maison« . On me répond « c’est ton problème », « ce n’est pas la quantité de travail qui compte », « un cadre n’a pas d’heures »

A l’automne dernier, suite aux suicides, à la demande du CHSCT, nous avons fait faire une expertise par un cabinet indépendant. Leur conclusion principale confirme un niveau très important de risques psycho-sociaux : « Il apparaît que la prévalence du job strain, qui correspond au pourcentage de salariés en situation de sur-stress, est relativement élevée. Nous pouvons en déduire que le niveau de risques psychosociaux est particulièrement élevé ». La situation est particulièrement grave quand il s’agit de salariés qui cumulent plusieurs caractéristiques. Ils sont en forte tension, ils sont de fait peu autonomes et en manque de soutien hiérarchique et des collègues. Les résultats de l’enquête menée auprès de 63% des salariés du Technocentre font apparaître que 31,2% d’entre eux appartiennent à cette catégorie soit 3 fois plus que dans la population française des ingénieurs et cadres. Cette population représenterait 28% à 44% des salariés en fonction des directions de l’ingénierie. Pour la CFDT du Technocentre, les résultats de l’expertise ne font malheureusement que confirmer une dégradation des conditions de travail déjà identifiée en 1999 lors de la négociation sur la réduction du temps de travail, à savoir des horaires élevés et des ressources insuffisantes face à la croissance de l’activité et à l’internationalisation des projets.

Renault a annoncé fin 2007 un ensemble de mesures. Comment appréciez-vous la réponse de la Direction ?

La réponse de la Direction est très insuffisante. Le Plan de soutien aux Ingénieries présenté par la Direction de l’entreprise en fin 2007 n’apporte que des pseudo-réponses qui n’empêchent pas la poursuite de la dégradation des conditions de travail. En effet, ces réponses écartent systématiquement les cadres alors qu’ils représentent 50% de la population. Ce plan, visiblement bricolé dans l’urgence se cantonne à des mesures partielles telles que la journée annuelle des équipes ou le resserrement des plages d’ouverture. L’engagement portant sur 300 embauches (à comparer aux 9100 salariés du Technocentre à l’effectif) et quelques formations préventives à la gestion du stress, montrent que la Direction a adopté une stratégie activiste d’évitement qui n’aborde véritablement, ni le contenu ni l’organisation du travail qui font évidemment problème.

Coté syndical, vous sentez vous mieux armés que la Direction pour traiter mieux de ces questions ?

Pour la CFDT Renault l’objectif est d’assurer la prévention des risques psychosociaux dans les Ingénieries de l’entreprise. Pour cela la CFDT Renault veut engager un travail de terrain qui se décline en 3 étapes principales. Pour commencer, il nous faut mieux comprendre ce qui se passe concrètement et localement. Les premiers éléments de l’expertise traduisent une approche globale indifférenciée. Il y a nécessité de poursuivre le questionnement en profondeur des salariés dans les secteurs les plus touchés pour vérifier un certain nombre d’hypothèses sur les raisons qui les mettent en difficultés. L’analyse syndicale doit permettre une compréhension de ces situations pour déboucher sur des pistes de solutions. Cela suppose du temps pour la construction collective d’un véritable projet de travail, pour la formation de l’équipe concernée et la mise en place d’une pratique syndicale de questionnement des salariés dans le cadre d’une démarche de formation action. Il faut faire l’effort de rentrer au cœur même du travail de l’Ingénierie. Ensuite, nous-mêmes devrons nous former à apporter une prise en charge collective et syndicale des risques psychosociaux en vue d’un renforcement de la CFDT. Ce projet syndical, regroupant des militants des différentes sections syndicales CFDT Ingénieries Véhicules et Mécanique de RENAULT, s’appuie déjà sur une équipe de chercheurs pour aider à la compréhension des situations de travail et à une démarche de questionnement des salariés. Pour la CFDT, il est impératif d’associer et d’impliquer les salariés car ce sont eux les véritables experts de leurs conditions de travail. Les réponses syndicales, dans le cadre d’un accord négocié, ne peuvent se construire qu’avec eux, au plus près des réalités de l’organisation du travail existante et souhaitée. Il nous faudra enfin trouver des issues revendicatives pour sortir de cette situation dans le cadre d’un accord collectif applicable en France mais aussi à l’ensemble des Ingénieries dans le monde.

Selon vous, quels seraient les chapitres nouveaux que devra aborder un tel accord ?

Le rapport d’étude met en évidence de nombreux constats dans le cadre d’une description globale de la situation en Ingénierie mais n’apporte pas une analyse sur l’interprétation du fonctionnement de l’organisation existante. Ainsi on ne trouve aucun schéma modélisant le type d’organisation permettant une compréhension des dysfonctionnements actuels et des hypothèses qui sous-tendent les difficultés auxquelles sont confrontés les salariés de l’Ingénierie. Le point faible de cette expertise est sans aucun doute le passage trop rapide d’une somme de constats intéressants à des préconisations, sans savoir pour autant les conditions de réussite de leur application et vers quel(s) modèle(s) d’organisation cela nous entraîne.
Les pistes qui restent à explorer dans la perspective d’un accord concernent l’internationalisation des ingénieries, les questions d’identité au travail et les parcours professionnels et mobilités. La délocalisation dans des ingénieries « low costs » (Roumanie, Brésil, Inde, Corée) s’opèrent dans une précipitation obligeant une assistance importante du Technocentre et renforçant le sentiment d’une activité qui s’évade et qui engendre une charge d’activité supplémentaire. Comment ne pas s’inquiéter de l’avenir de son activité dans de telles conditions ? Le développement de la sous-traitance, en amont avec les fournisseurs et en aval avec les prestataires, accroît la perception d’une perte de savoir-faire technique et crée une frustration chez des salariés qui deviennent de plus en plus des gestionnaires, voire des administratifs chargés de suivre des dossiers dont ils n’ont plus la maîtrise technique. Cette perte d’identité technique pose la question de l’expertise et de la capitalisation des savoirs au sein des métiers de Renault.
Enfin le nombre très important de mobilités (7600 sur l’année 2006 pour 12000 résidents du Technocentre) entraîne de nombreuses difficultés pour des salariés affectés dans de nouveaux jobs dont les nouvelles compétences ne sont pas suffisamment anticipées au sein des équipes projets. On ne passe pas d’un boulot de calculateur à celui d’architecte sans anticipation et formation adéquate.
Voilà des thèmes incontournables à aborder dans le cadre d’un accord qui ne peut pas se limiter à terme aux confins de l’hexagone mais doit concerner l’ensemble des ingéniéries décentralisées dans le monde.

Propos recueillis par Xavier Baron

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.