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Le projet de loi portant modernisation du marché du travail transpose fidèlement l’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2008. Il fait actuellement l’objet d’une navette entre les assemblées. C’est le moment de s’interroger à nouveau sur ce consensus qui invoque une fois de plus la GPEC (Gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences) au centre des « ardentes obligations » de l’employeur.
L’article 9 de l’accord en rappelle les principes directeurs. Il affirme que « la GPEC revêt une grande importance pour la sécurisation des parcours professionnels ». On conçoit qu’il était difficile d’en dire moins, même si cette fois, on sait bien que le principal n’était pas de donner à la GPEC une « nouvelle dynamique ». Pour écarter le soupçon d’une complaisance à l’égard des employeurs, l’accord précise que « en tant que démarche globale d’anticipation, la GPEC doit être entièrement dissociée de la gestion des procédures de licenciements collectifs ou des PSE (Plan de sauvegarde de l’emploi) ».

« Triple affirmation vaut dénégation » dit-on parfois. Cette insistance sur le recours nécessaire à la GPEC, paradoxalement dissociée des démarches de PSE, finit par être suspecte. Car enfin, cela fait 20 ans que l’évidence de la pertinence des démarches de GPEC est acquise. Dès 1969, l’accord sur la sécurité de l’emploi incitait déjà les entreprises à « faire des prévisions de façon à établir les bases d’une politique de l’emploi ». Ces prévisions sont un objet de consultation des Comités d’Entreprises par la Loi depuis 1989. Quoique toujours pas vraiment définie, la GPEC devient un objet de négociation obligatoire triennale au niveau de la branche en 2002, puis de l’entreprise, à échéance de janvier 2008 justement. Qu’avons-nous encore besoin de deux pages de langage caoutchouc pour en faire la promotion alors que toutes les entreprises de plus de 300 salariés sont déjà dans l’obligation de négocier et de mettre en œuvre ? Derrière l’obligation formelle, nous savons bien que peu d’entreprises font vraiment de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Quelques unes vont effectivement traiter par la négociation des dispositions complémentaires en cas de plan de sauvegarde de l’emploi. C’est utile et courageux mais laisse l’enjeu de la prévention entier. Une grande majorité des entreprises se contenteront de « packager » des outils et des accords déjà existant (sur la formation, l’intégration des jeunes, la mobilité, la gestion de carrière…), optimisant ainsi progressivement l’usage des moyens d’adaptation qu’elles mettent en œuvre. C’est rationnel et cohérent, mais n’implique pas nécessairement une volonté de prévenir les inadéquations. Entre le discours consensuel et la pratique, c’est bien autour de la prévention que se situe le problème récurrent de la GPEC.

Gérer, même des emplois, ne se décrète pas

A y regarder de près, la notion de même de gestion prévisionnelle est redondante. Que serait donc une gestion qui ne serait pas prévisionnelle ? En entreprise tout ce qui est utile est obligatoire. Les employeurs n’ont que faire d’une loi pour les inciter à prévoir ou pour optimiser les moyens de gestion des Ressources Humaines. La maladresse récurrente de l’intitulé n’est cependant pas anodine. On se souvient que les promoteurs de cette démarche au milieu des années 80 insistaient sur un deuxième P, en parlant de Gestion Prévisionnelle et Préventive des Emplois. Masquer l’essentiel est parfois de bonne pratique. Tout comme parler de sexe est contreproductif lors du premier diner en tête à tête, nous avons rencontré des procédures d’entretiens annuels qui recommandent de ne pas parler d’argent à cette occasion. Ne parlons donc pas PSE en GPEC…, mais tout le monde y pense ! La GPEC, loin d’être essentiellement prévisionnelle est surtout nécessaire à la prévention. Y ajouter le C de compétences a été un enrichissement certain, à condition toutefois que cela ne soit pas simplement une manière élégante de noyer le poisson de la prévention en renvoyant la responsabilité des risques d’emplois sur les salariés devenus acteurs de leur propre employabilité comme on le sait. La compétence est une notion d’autant plus commode qu’elle est polysémique et que sa définition théorique reste insuffisante.

Sécuriser, c’est prévenir et c’est un enjeu politique

Ce qui s’exprime aujourd’hui derrière la GPEC, la flexicurité ou la sécurisation des parcours professionnels relève d’un choix qui n’a rien de gestionnaire et obligatoire, ni dans ses finalités, ni dans ses modalités. C’est de l’ordre de la prévention. Or précisément, la prévention, du point de vue de l’entreprise, n’est pas évidemment nécessaire. Dans une rationalité gestionnaire, elle représente d’abord des coûts que, par réflexe, les entreprises cherchent à éviter ou à réduire. Et quand ces coûts apparaissent, elles entendent bien les partager le plus possible, avec les salariés concernés et avec les systèmes de protection sociale. C’est bien pourquoi les partenaires puis le législateur et les juges sont intervenus régulièrement pour imposer aux entreprises qu’elles internalisent, en partie au moins, ce que par vocation, elles préfèrent confier à la protection sociale. Il ne sert à rien de s’en offusquer. Les entreprises vivent des contraintes. Il est tout simplement naïf d’attendre qu’elles se mobilisent d’elles-mêmes pour prévenir des inadéquations et des mutations d’emplois qu’elles n’ont pas autant de difficultés qu’elles le disent à prévoir. Mais pourquoi dépenser pour prévoir ce que l’on ne sait pas éviter ? Pourquoi même expliciter, ce qui revient implicitement à les admettre, des risques que l’on ne maîtrise pas et dont la responsabilité reste discutée ?

L’enfer est pavé de bonnes intentions

25 ans de pratiques sur la GPEC nous ont appris que la difficulté, quoiqu’on en dise, n’est pas de prévoir, mais d’assumer l’enjeu et les moyens de la prévention. Les dénonciations faciles et convenues sur la dérive instrumentale des années 90 de la GPEC (éviter les « usines à gaz ») sont aussi l’arbre derrière lequel se cache la forêt des enjeux de « l’employeurabilité » (néologisme que nous empruntons Laurent Duclos), c’est-à-dire, de tout un pan la responsabilité sociale des entreprises. Il reste que tout plaidoyer pour une prise en charge mature et frontale de la conflictualité dans les discussions qu’implique la GPEC, rencontre un paradoxe émergent majeur. Même dotée de méthodes simples et pratiques et à condition sans doute de ne pas trop en attendre ni de confondre la GPEC avec l’ensemble de la GRH, il faut encore comprendre pourquoi cette bonne idée se déploie si difficilement. D’un coté, la GPEC est nécessaire pour les partenaires sociaux et l’Etat comme outil de prévention. De l’autre, l’extension de sa pratique en entreprise débouche sur un effet inattendu. Justement lorsqu’elle dépasse l’exercice de la prévision formelle, la GPEC est un argument pour le déploiement de politiques différenciées que d’aucuns qualifieront de « discriminatoires et inégalitaires » en puissance.

De la prévention à la justification de la discrimination

Segmenter à l’aide d’emplois n’a rien de compliqué en soi. Décrire autant que de besoin des activités et des compétences n’est guère engageant. Faire un effort d’anticipation sur les facteurs d’évolution n’est pas inaccessible. Admettre que cela débouche sur un traitement gestionnaire différencié, à l’initiative des directions est un enjeu bien plus conséquent. Les directions s’intéressent à la GPEC lorsqu’elle leur permet de mieux optimiser les moyens limités dont elles disposent (recrutement, formation, mobilité) pour investir ou désinvestir sur leurs emplois. C’est « naturel », la GPEC les y aide. Cela veut dire concrètement qu’avant d’en tirer la conclusion d’efforts à faire sur la prévention, elles peuvent mieux distinguer les bonnes raisons qu’elles ont d’investir sur leurs compétences-clés ; celles qu’elles doivent constituer elles-mêmes en regard de leurs enjeux stratégiques. Mais la même démarche de priorisation éclaire tout autant la faiblesse de leurs besoins de tout ceux dont les compétences sont disponibles sur les marchés externes et qui ne correspondent ni à des activités en croissance, ni à des enjeux d’avantages discriminant sur le marché. La « logique gestionnaire » pousse alors clairement à en externaliser le recours, pour privilégier à leur égard des politiques RH d’achat au meilleur coût. La GPEC constitue ainsi une puissante justification de recours aux emplois précaires, à la sous-traitance et aux délocalisations.

La méfiance des syndicalistes de terrain comme l’ambivalence des DRH, toujours soucieux d’équité et « qui font de la GPEC », s’expliquent très bien du fait de cet aspect paradoxal de la GPEC. Avant d’éclairer les besoins de prévention, elle donne des arguments aux entreprises pour élaborer et conduire des politiques RH différenciées. Pour des raisons impeccablement gestionnaires, elle promeut des inégalités de traitement assumées et marquées entre ceux qu’il est utile d’intégrer durablement et de former soigneusement, et ceux qu’il est rationnel de restituer au plus vite au marché.

Xavier Baron

Pour ensavoir plus, voir l’étude pratique d’Entreprise et Personnel, « la GPEC pour ceux qui en font », Xavier Baron-Grégory Vlamynck (Février 2008).

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.