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On ne pourra pas reprocher au gouvernement actuel un manque de cohérence tant idéologique que pratique sur les questions relatives à la durée du travail. Plusieurs décisions ont été prises, l’une à l’échelon européen, les autres à l’échelle nationale, dont les effets à terme pour les salariés risquent de se conjuguer pour détériorer leurs conditions de travail et de vie.

Le 10 juin dernier, la France, jusqu’alors réservée quant au maintien du régime d’opt out accordé à la Grande-Bretagne dans le cadre de la directive européenne de 1993 relative au temps de travail, en a accepté le principe. L’opt out est certes un peu plus encadré (il faudra un accord collectif pour déroger, par accord de gré à gré entre l’employeur et le salarié, au seuil maximal des 48h) mais il continue d’autoriser des durées du travail jusqu’à 60h voire même 65h si une partie de ce temps de travail est une période de garde inactive ou si un accord collectif le permet. Par ailleurs, les « périodes de garde inactives » (l’astreinte) pourront ne plus être comptabilisées comme du temps de travail, sauf si la législation nationale ou des accords collectifs prévoient le contraire.

Avec la loi du 20 août (lire ici) sur la rénovation de la démocratie sociale et la réforme du temps de travail, cette logique de l’opt out est mise en œuvre au regard de la durée légale du travail en France (35h). Deux voies sont privilégiées pour contourner les 35h : la  première, c’est la possibilité par accord d’entreprise d’augmenter le contingent annuel des heures supplémentaires disponible sans autorisation de l’Inspection du Travail (jusqu’à 405h).
La seconde voie est celle, sous réserve de la conclusion d’un accord collectif de branche ou d’entreprise, de l’extension du forfait en jours ou en heures (jusque-là réservé aux cadres et aux salariés itinérants) à tous les salariés ayant « une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps ». Si le plafond annuel des 218 jours pour les salariés au forfait est maintenu, le salarié peut, « en accord avec son employeur », renoncer à une partie de ses jours de repos en contrepartie d’une augmentation de salaire. La limite, fixée par accord collectif, ne peut alors dépasser 282 jours par an, un plafond de 235 jours étant instauré en l’absence d’accord. Le nouveau texte permet, par ailleurs, toujours par accord d’entreprise de redéfinir les formes d’aménagement du temps de travail (travail à temps partiel, annualisation, attribution des jours de réduction du temps de travail (JRTT), travail par cycles). 

Gagner plus en travaillant plus

La belle affaire me direz-vous : le gouvernement avait promis que l’on pourrait gagner plus en travaillant plus et il tient parole. Par ailleurs, on reste bien en deçà des limites maximales définies par la directive européenne. Voyons cela de plus près. Tout d’abord, on relèvera que la loi prévoit que tout ou partie des majorations pour heures supplémentaires pourra être remplacé par des repos compensateurs, dont le régime défini à la fin des années 1970 est abrogé. Pour ce qui est des personnes au forfait, la compensation, non défiscalisée, des heures supplémentaires (au-delà de 218 jours) est limitée à 10%. La possibilité de relever le forfait ainsi que son extension à d’autres catégories « autonomes », notion dont les contours n’ont pas été définis et qui sera sujette à des conflits d’interprétation, risquent d’accroître sensiblement la proportion de personnes qui devront « travailler plus sans gagner plus ». Voilà donc comment le gouvernement peut contourner les 35h mais également circonvenir ses propres promesses d’augmentation du pouvoir d’achat (loi TEPA d’août 2007 et loi sur le pouvoir d’achat de février 2008).

Bien sûr, alors que la moyenne annuelle des heures supplémentaires par salarié à temps complet était de 43,5h par an en 2007 (113,7h en moyenne pour les salariés ayant effectué des heures supplémentaires), ce n’est pas demain que le contingent de 405 heures supplémentaires annuel sera utilisé. Les premiers enseignements de la loi « en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) ainsi que ceux relatifs à la loi sur le pouvoir d’achat montrent que les salariés (et les entreprises dans la conjoncture actuelle) ne se précipitent pas pour pratiquer des heures supplémentaires (le gonflement de 2007/2008 provient essentiellement d’un effet déclaratif d’heures effectuées auparavant qui n’étaient généralement pas payées ainsi que de la fin du régime d’équivalence dans le secteur hotellerie restauration) ni pour « monétiser » les jours de réduction du temps de travail. En revanche on peut craindre qu’une partie des salariés, là ou les personnes qualifiées font défaut (secteur high tech), ou là où l’on pratique traditionnellement de longs horaires (café/restaurant où, de façon éclairante des objectifs du gouvernement, la rémunération des heures supplémentaires demeure limitée à 10% ; bâtiment et travaux publics…), soit contrainte d’effectuer de longs horaires par le biais de ces nouvelles dispositions.

L’opt out en Grande Bretagne

Une telle crainte ne manque pas de poindre lorsque l’on déplace le regard vers la Grande-Bretagne. Les enquêtes menées par le TUC (la confédération des syndicats britanniques) indiquent que 4 millions de travailleurs britanniques travaillent plus de 48h par semaine, soit 700 000 de plus qu’en 1992. Mais surtout, ces enquêtes révèlent que près de 2/3 des salariés qui disent travailler régulièrement plus de 48h par semaine affirment qu’on ne leur a pas demandé s’ils voulaient déroger à la durée maximale de 48h. Bien plus, un quart de ceux qui ont accepté l’opt out estime ne pas avoir eu le choix.

Trois salariés sur cinq, parmi ceux qui travaillent plus de 48h, voudraient travailler moins. Une enquête du Department of Trade and Industry (DTI) indique que 16% des salariés britanniques enquêtés travaillent plus de 60h par semaine (ils « n’étaient que » 12% en 2 000). Ces enquêtes convergent pour estimer que ces conditions d’emploi sont la cause essentielle du stress : en 2003, 36% des Britanniques estimaient que le travail était la première cause du stress dont ils souffraient. L’enquête précitée du DTI affirme que ces longs horaires sont la cause principale de détérioration de l’état de santé des Britanniques : 19% des salariés hommes ont dû consulter leur médecin en raison du stress provoqué par le travail. Enfin, ces longues durées du travail entraînent une dégradation concomitante de la vie familiale : une enquête de la Fondation Joseph Rowntree indique que 4 mères sur 5 dont le compagnon travaille plus de 48h souhaitent que ceux-ci travaillent moins d’heures.

Rappelons enfin qu’avec une durée du travail qui se situe en moyenne hebdomadaire deux heures au-dessus de la moyenne européenne (UE à 15), la productivité de l’économie britannique ne représente que 95% de la moyenne européenne se situant ainsi au 10ème rang sur 15.
Ces données issues de l’exemple du Royaume-Uni où l’opt out est en vigueur depuis 1993, outre l’éclairage qu’elles apportent sur les effets désastreux de l’opt out pour la santé et les conditions de vie des salariés, relativisent fortement la référence insistante au volontariat et à la supposée volonté des salariés de « travailler plus pour gagner plus » opérée par le gouvernement tant en ce qui concerne les possibilités pour ceux au forfait de « demander » à travailler plus, que celles relatives au report de l’âge de la retraite à 70 ans qui vient d’être adopté ou de la « liberté » de travailler le dimanche actuellement en projet.

Un processus régressif au plan social

Aujourd’hui, en France, le gouvernement et les parlementaires viennent de nous entraîner dans un processus régressif au plan social et récessif au plan économique au lieu de se pencher sérieusement sur les effets des 35h, sur leurs aspects positifs et négatifs, et d’utiliser ce bilan comme levier pour définir des orientations adaptées au 21ème siècle : permettre aux actifs en sous emploi (temps partiel, chômeurs, contrats à durée déterminée etc) d’effectivement travailler plus et aux inactifs qui le souhaitent d’accéder à l’emploi ; permettre une réelle autonomie des salariés dans la façon dont ils souhaitent équilibrer leurs temps de travail et de hors travail ; autoriser une modulation de cet équilibre sur l’ensemble du cours de la vie via la mise en œuvre de véritables comptes épargne temps régulés à l’échelle de la branche ; trouver enfin une articulation intelligente entre la loi et le contrat et entre les régulations nationale, de branche et territoriale, via la mise en œuvre de véritables politiques du temps.

Jean-Yves Boulin, sociologue au CNRS, chercheur à l’IRISES, Université Paris Dauphine

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Sociologue dans le champ du travail et de l’emploi, sur les thématiques du temps et des temporalités de la vie quotidienne appréhendées notamment au prisme des relations sociales.

J’ai mené de nombreux travaux comparatifs sur les questions de temps de travail, à l’échelle principalement européenne mais également au-delà pour des institutions Françaises (ministère du Travail, etc.) et Européennes (Eurofound, etc.)

Aujourd’hui Vice-Président en charge de la recherche et de l’international de Tempo Territorial (Réseau national des acteurs des démarches temporelles), je suis également membre d’autres réseaux internationaux et nationaux sur les questions de temporalités (Séminaire International sur le Temps de Travail, International Association for Time Use Research, etc.) et de plusieurs comités de rédaction de revues (Transfer, Futuribles, Temporalités, METIS).