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xavier baron

Embauché fin 1988 chez un constructeur automobile, je rencontre une entreprise en proie au doute. Malgré sa compétence technique reconnue (elle détient alors des records de niveaux d’automatisation en production), la qualité des produits est insuffisante, ses parts de marché s’effritent. Le péril est extérieur, mais l’ennemi est intérieur. L’incompréhension sur les raisons de ces difficultés et l’inquiétude sur la pérennité de l’entreprise (encore communautaire) l’ont fait se mobiliser vers différentes formes d’innovations ; sur ses gammes de produit, sur l’organisation de la production et de la conception (par la gestion par projet par exemple), mais surtout, à travers la Qualité Totale. La peur, fondée ou non, est un argument pour mobiliser, pour changer… Je rentrais dans l’industrie mécanique, j’ai rencontré un usage métaphorique de l’aspiration à la rédemption. De retour dans une autre entreprise 20 ans après, j’ai retrouvé un usage analogique cette fois de l’organisation religieuse !

Fin des années 80, l’exigence d’un dépassement du taylorisme et d’une ouverture au client a trouvé des justifications et des leviers dans l’imaginaire religieux

A peine intégré, je suis convoqué avec plusieurs centaines de collègues cadres dans un hangar Porte de Versailles. Nous étions réunis, en formation professionnelle continue, pour entendre la révélation des « secrets du management tel qu’il est pratiqué au Japon ». Maître Mazaaki IMAI, dans un globish rendu aisément compréhensible par la vertu d’un vocabulaire réduit, nous transmit alors les préceptes du Kaizen ou continual improvement. J’y appris que le référent ultime de mon monde était le client final. Pas de problème, le passage d’une économie de l’offre à une économie de la demande était déjà largement engagé, sanctionnant la victoire du client sur le producteur. Rassuré, j’ai pu constater que la pente de l’histoire restait orientée de la gauche (connotée négativement) vers la droite (le bien). Rémanence des formes encore, l’effort de chacun pour tourner le dos au « coté obscur de la force » s’apparentait toujours à celui de Sisyphe. Il s’agissait de pousser la roue de Deming selon l’ordre des choses (le PDCA), du bas (l’enfer de la non qualité) vers le haut, le lieu normal de la parousie ; la compétitivité réalisée. L’espérance, sinon d’y parvenir, était au moins d’être sauvé à condition de ne jamais abandonner la quête de la Qualité Totale. Pour cela, il faut « refermer les sommets » de la trinité du QCD (Qualité, Coût, Délai). Pour nous y aider, les sept anciens et les sept nouveaux outils de la qualité sont à notre disposition…

Le mariage de l’ancien et du nouveau, la pyramide inversée, la roue, le triangle enchâssé dans un cercle, le chiffre 7 ! Médusé, je guettais autour de moi les réactions voire des signes de rébellion des anciens de la maison réputés pour leur bon sens et leur formation quasi exclusivement scientifique. Rien. La peur de l’entreprise (et dans l’entreprise) était là. Le Kaizen constituait une promesse. La peur et l’espérance de son dépassement sont des « motifs à l’action », une motivation possible. C’était bien plus une émotion qu’une raison qui était mobilisée au profit d’une recherche d’adhésion collective. Le projet qualité revendiquait une rationalité, mais endossait toute les formes d’un acte de foi. Les auteurs d’Astérix et Obélix ont montré le potentiel comique d’une métaphore lorsqu’elle est prise au pied de la lettre. Les frustes vikings avaient entendu dire que la « peur donne des ailes ». Voulant apprendre à voler ils cherchaient à ressentir la peur… Là, ce n’était pas volontairement drôle. Outre un grand moment de solitude, il m’a fallu lutter alors contre la tentation du cynisme…, c’est-à-dire le premier remède à l’angoisse qui s’est présenté. Plus tard, j’ai trouvé une maigre consolation en murmurant pour moi-même l’exorcisme (blasphématoire) d’un hérétique : « Iso, sado, maso » (Yves Lasfargues, Le Monde, Juin 1994).

Années 2000, de métaphore, l’emprunt au religieux peut devenir « analogie »

Si les choses en étaient restées là, les bons esprits pourraient se contenter d’en sourire, à l’aune du plaisir de la transposition du Nouveau Testament en scénario d’un film d’action pour « adulescents » comme « Matrix » (les frères Wachowski, 1999). Robert M. Pirsig, philosophe américain et amateur de moto avait déjà attiré notre attention sur les ambigüités et les risques d’un « re-birth » autour du concept de qualité. Dans son cas, cela l’a mené sur une crise d’aliénation (« Traité du Zen et de l’entretien des motocyclettes », essai, 1974). Mais après tout, c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes et on peut faire de grandes choses à l’aide de théories fausses. René Girard a montré en son temps que les grands mythes peuvent faire de bons romans ; pourquoi pas un vecteur pédagogique de diffusion en entreprise de pratiques utiles ? Passé l’an 2000 cependant, comme pour donner un écho à la célèbre prédiction attribuée à Malraux (qui s’en est défendu) ; « le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas ! », j’ai retrouvé une autre grande entreprise industrielle, tout aussi réputée pour son excellence scientifique et technique. De métaphorique, l’emprunt au religieux s’était solidifié dans des structures analogiques cette fois.
Les disciples de la première heure y avaient prospéré en église avec sa bible (ISO), son catéchisme (les manuels de la qualité) et ses saints ; Juran, Ishikawa, Pareto, Shingo, Deming ou Gantt…. Des prêtres ordonnés dans toutes les Directions (les correspondants qualité), des confesseurs (les auditeurs agréés), officiaient sous l’autorité d’un évêque (le directeur de la qualité). La structure territoriale était secondée de supplétifs transversaux ; des congrégations (qualiticiens maisons, l’AFCERQ), des moines soldats prosélytes (les consultants) et même des novices (les stagiaires). Outre la structure séculière, les rites collectifs ou individuels étaient bien présents. Pour trouver individuellement et collectivement la voie, des messes solennelles bien sûr, mais aussi, la contrition et les exercices spirituels. En cas de manquements aux commandements, de la simple recommandation à la menace d’excommunication, le fautif doit s’amender sous peine d’être mis à l’index jusqu’en Comité de Direction Société pour des DAC majeures (Demandes d’Actions Correctives). En cas de doutes face aux mystères, il faut recourir à la discipline des exercices ; « écris ce que tu fais et fais ce qui est écrit », « mesure », « speak with data ». Si cela ne suffit pas « ask why five times », « go to genba » (« sur le terrain » en japonais). Et puisque l’humain reste faillible, utilise des « poka yoke » (« détrompeurs » en japonais de Toyota, « empêches couillons » en français de Billancourt).

Au-delà de l’emprunt aux grands mythes, l’analogie religieuse alimente une hypertrophie normative

filmbrazil

15 ans plus tard, le message d’espérance des premiers disciples était digéré par l’hypertrophie de la documentation qualité et des indicateurs. Tel « Tuttle-Robert De Niro » dans « Brazil » (le film de Terry Guilliam, 1985) qui revendiquait simplement de bien faire son métier, le plombier subversif est étouffé et néantisé par les papiers qui s’échappent du ministère de l’information. Il fallu même en 2005 une réforme pour faire retomber la documentation qualité à une proportion plus raisonnable d’une procédure pour deux salariés. Le référentiel des procédures (en arborescence à 4 niveaux informatisés!) comptait bientôt en effet (avant la V.2000) plus de procédures rédigées qu’il n’y avait de salariés dans toute l’entreprise. Devenu modeste nobliau moi-même dans la fonction RH, j’ai pu constater le poids que ces rites et cette normativité avaient pris, sur les définitions de fonction et sur l’activité quotidienne. Dans une religion d’Etat, les hiérarchies de robes (fonctionnels) ou d’épées (opérationnels) n’échappent pas à l’obligation d’y participer. J’étais moi-même un peu « diacre », sur le ministère institué de « garant délégué » de quelques processus RH. Mon agenda, mon disque dur en étaient envahis. Mon activité et celle de mes collaborateurs connaissaient ainsi des cycles en partie rythmés par les « revues qualité » et les audits. Le Nirvâna de ce monde nous apparu lorsque nous atteignîmes un sommet ; le moment vint en effet où nous fûmes appelés à améliorer (sur une échelle de un à cinq) les indicateurs de progrès du processus visant à améliorer la qualité du processus de gestion de nos processus ! La boucle était bouclée. Nos spécialistes de la qualité étaient mûrs pour la réincarnation et ne tardèrent d’ailleurs pas à aller porter la bonne nouvelle en terres de missions ; les fournisseurs et les sous-traitants. Dans un premier temps, la libre conversion de ceux-ci était facultative. Depuis, la grâce de la certification (baptême ?) est devenue la condition sine qua non de l’agrément de la Direction des Achats !

La norme combine une tension sur des finalités totales avec la prescription de comportements individuels idéaux

La modernité, l’importance de ce glissement du message venu d’Amérique via le pays du Soleil Levant, n’est pas apparue tout de suite. Dès le dixième slide du volumineux recueil de notre gourou nippon, le message principal était pourtant là : « Management = establish, maintain and improve standards ». Le formidable mouvement normatif qu’ont porté le courant de la qualité et le néo management, n’est pas seulement le bouquet final d’un taylorisme simplement paré d’habits neufs. Il le dépasse. Le « scientifiquement correct » est débordé par le « toujours mieux ». Le commandement dans la relation de subordination salariale est relayé (transcendé) par l’injonction de se conformer aux normes. Ces normes ne sont plus édictées au nom de la science (relative) ou d’un rapport de force dont la légitimité peut toujours être questionnée. Elles sont imposées au nom de l’intérêt supérieur du client érigé en référent ultime du sens. Chacun est même invité à les élaborer tant il est « évident » que le client est en chacun de nous, les simples salariés. Pour rendre plus « sensible » le client final, souvent très « loin » du poste de travail et largement « virtuel », on invente même un oxymore ; le « client interne », avec les fameuses RCF (Relations Clients Fournisseurs). La première de ces normes, s’agissant de poursuivre une finalité totale est de tendre à un idéal, le continual improvement. La notion de Kaizen, une des traductions japonaises possibles, en évoque bien la dimension mystique (ou mythique). Bien sûr, les salariés ne sont que des hommes et supposés libres. Une dose d’empowerment est bienvenue. Mais ils sont libres évidemment d’abord de se conformer à « la » méta norme du management = establish, maintain and improve standards. Au commencement est la norme. Ne fais pas seulement ce qu’il faut, mais toujours mieux, de ton mieux et au mieux. L’appel au leadership du coup revient en force. Le pouvoir légal rationnel du responsable hiérarchique ou l’autorité traditionnelle du chef s’effacent devant l’animation managériale et les conseils du « guide » (le coach) et de tous ceux qui peuvent interpréter les oracles (enquêtes qualité) et les signes (marketing) de la volonté de l’Entité externe à l’entreprise qui donne sens à notre existence ; le Client. Loué soit son Nom !

Dans une belle formule, David Lodge (« Jeux de maux », roman, 1980) exprimait ainsi le problème de toutes les religions ; « quand on n’a plus peur de l’enfer, on a moins besoin de Dieu ». Le deal en entreprise « conformité/fidélité contre sécurité » est brisé. La promesse de la survie de l’organisation et de la pérennité de l’emploi grâce à l’organisation, n’est plus crédible, même avec de la qualité ou des résultats financiers positifs. La confiance vis-à-vis des clercs est entamée. L’enfer du chômage et de la crise (énergies, finances…) est déjà là, qu’on le vive comme relevant des « forces de la nature et du destin » ou comme le résultat consternant de l’irresponsabilité des élites. Mais quand le mal est là, la souffrance relaye la peur. Pour réactiver la Foi, il ne suffira pas d’invoquer les nouveaux démons (la concurrence chinoise ?) ou de remettre cent sous dans la machine à rêve avec la « nouvelle frontière de la RSE » par exemple, si sympathique soit-elle. Lorsque le sentiment s’installe que même les dirigeants donnent des signes d’impuissance et d’incohérence, comment ne pas redouter la désillusion, le retour de la peur et le développement du cynisme ? Comment ne pas penser aujourd’hui à tous ceux dont le stress débouche sur des pathologies ? Comment ne pas voir les quelques uns qui sont tentés par la rébellion ? Comment ignorer la grande partie de ces cadres dont on dit qu’ils sont fatigués ? Comment ne pas s’inquiéter de l’enquête récente de l’ANDRH sur le stress qui souligne que « c’est la réalisation même du travail au sein de l’entreprise qui en est la principale cause », avec comme conséquences (dans l’ordre selon les DRH interrogés) ; « une démotivation des équipes, le développement de relations conflictuelles et de l’absentéisme » (Dépêche AEF. Info n°103178 du 20 Octobre 2008) ?
Les héritiers d’un certain positivisme, les tenants du pari de l’intelligence et du savoir, les confiants dans la démarche scientifique et dans le professionnalisme RH…, ne se doutaient peut-être pas qu’ils trouveraient en 2010, dans l’entreprise, un tel espace de combat pour la raison, non contre la spiritualité ou la subjectivité, mais contre l’imaginaire religieux. Il y a du pain sur la planche …

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.