La nouvelle des suicides chez France Telecom s’est répandue comme une trainée de poudre en Europe provoquant l’incompréhension générale. Claude-Emmanuel Triomphe d’ASTREES, directeur de publication de Metis a rencontré Xavier Darcos, ministre français du travail français pour présenter le rapport HIRES relatif aux restructurations et à la santé en Europe et formuler plusieurs recommandations. Retour sur un rapport largement ignoré jusqu’à présent par les pouvoirs publics en Europe.
Les suicides professionnels sont-ils courant ailleurs en Europe ? Ou sont-ils une spécificité française, qui tiendrait à la dureté du management ?
Le sujet des suicides professionnels ne fait pas débat ailleurs en Europe, même si tous les experts que j’ai rencontrés lors des séminaires HIRES sur le lien santé-restructurations (c’est le 12ème séminaire sur ce thème en Europe) m’ont affirmé que ça se passait aussi chez eux. On manque de statistiques fiables. Les suicides sont rarement enregistrés comme des accidents du travail, même s’ils ont lieu sur le lieu de travail. (cf article Miroir Social) Certains pays, comme la Slovénie et la Lituanie, tiennent des registres très précis sur la souffrance au travail, grâce à leur manie de tout consigner héritée de la période communiste. D’autres disposent de données plus dispersées. En les croisant, ce serait possible de faire ressortir la proportion de suicides professionnels. Mais, peu de démarches vont dans ce sens.
Une chose est claire, c’est que l’argument arguant que « ce sont les personnes fragiles qui se suicident » n‘est pas valide. C’est rejeter la faute sur les personnes en cachant l’enchaînement des causes. Les réorganisations y sont clairement pour quelque chose.
Pour France Telecom, les signaux avant-coureurs étaient multiples, quelles sont les erreurs à ne pas commettre dans ces réorganisations ?
Chez France Telecom, les signes du malaise étaient nombreux. Deux syndicats CGC et SUD avaient monté un observatoire du stress et des mobilités forcées. Ils ont collecté des milliers de témoignages de malaise. Pour le rapport HIRES nous les avons entendus. Ils tentaient de donner l’alerte. D’autres organisations syndicales ont traité le problème avec une certaine légèreté. Quant au management, il était dans le déni total, un déni qui a perduré jusqu‘à aujourd‘hui.
Pourtant, des médecins du travail avaient donné l’alerte à plusieurs reprise. Dans notre premier projet européen sur les restructurations d’entreprises en 1999, lors d’un déplacement en région lyonnaise, nous avions rencontré un médecin du travail très préoccupé par l’effet néfaste des réorganisations chez France Telecom. Or, ses propres collègues médecins ne la soutenaient pas !
Car, même si une réorganisation ne conduit pas toujours à un licenciement, elle a une série d’impact sanitaires. Ce fut le cas dans un hôpital parisien, zéro licenciements, mais trois suicides…
Faut-il davantage de médecins dans les entreprises ?
Non, justement. Dans le rapport HIRES, nous insistons sur le fait de ne pas médicaliser l’approche. Ca ne sert à rien de multiplier le nombre des médecins du travail, ou de psychologues. Il faut une approche préventive, conduire les réorganisations différemment, avoir un management, des ressources humaines qui expliquent et qui écoutent. Les salariés doivent être inclus dans un projet. Or dans les grandes entreprises, ça ne se passe pas comme ça. Au mieux, le salarié peut obtenir un entretien individuel, un entretien le plus souvent non assumé, pendant lequel le manager est dans la fuite. Le sentiment de non-écoute domine.
L’écoute peut aussi être collective. Les représentants du personnel ont leur rôle à jouer. Le salarié a le sentiment d’une forte inéquité de ces processus. Il se demande si les compensations financières sont justes, si les critères de sélection des personnes sont équitables. En Suède, les critères sont objectifs : dernier arrivé premier parti. En France, les critères sont plus subjectifs. Certes, un licenciement, un reclassement fait l’objet d’une sélection individuelle, mais nous avons aussi besoin d’équité collective. Les personnes en intérim, en CDD, sont toutes sacrifiées. C’est un vrai problème de justice collective.
Le management seul a-t-il un rôle à jouer ?
Les différents acteurs de la santé et du travail doivent se mobiliser. Il faut mieux former les cadres supérieurs et intermédiaires, promouvoir des modules de conduite responsable des réorganisations dans les grandes écoles, à l’ENA, en formation continue. Il faut aussi que médecins généralistes et médecins du travail, voire psychiatre communiquent entre eux.
Les élus du personnel ont été jusqu’à présent très peu sensibles aux dégâts sanitaires causés par les restructurations. Les instruments font défaut. Une solution est peut-être de créer un guide d’intervention à destination des managers et des représentants du personnel.
L’inspection du travail enfin. En France et dans plusieurs pays de l’UE, elle a vue sur le contenu des plans de licenciement. Mais par ailleurs, elle se préoccupe aussi des questions de santé du travail. Or elle agit comme deux hémisphères dans un cerveau, sans se concerter. Hémisphère gauche, hémisphère droit. Etanches.
Les pistes d’action seraient de créer un débat au sein des entreprises sur la dimension sanitaire des réorganisations et restructurations, au plus tard lors de l’examen d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Il serait utile de créer un poste de médiateur qui fasse l’unanimité. Et non une désignation unilatérale comme chez France Telecom. Ce médiateur peut aussi être un tiers qui ait la confiance des salariés et qui puisse porter un message au management.
Ceci dit, il faudra du temps pour briser les résistances, les ignorances et le déni. La discussion européenne du rapport HIRES nous a permis de constater que le sujet restait largement ignoré, même en Suède, un pays généralement avancé.
Faut-il légiférer en la matière ?
Certains aspects de la question ne le méritent pas. Les outils juridiques sont là au niveau européen : la directive sur la santé et le travail qui inclut tout ce qui touche le travail, notamment les réorganisations. La directive sur les licenciements collectifs inclut des mesures sociales, donc sanitaires. Cette même directive promeut un management des risques qui devrait permettre aussi de faire l’inventaire des risques sanitaires liés aux restructurations. La directive sur les licenciements collectifs inclut des mesures sociales, donc sanitaires. Les entreprises comme les pouvoirs publics possèdent ces instruments-là, puisqu’ils ont été transposés dans tous les droits nationaux, mais ne les utilisent pas.
Cependant, il ne faut pas exclure la méthode législative, que ce soit au niveau national ou au niveau européen. On peut l’envisager pour la reconnaissance de ce type d’atteintes à la santé en termes de maladie professionnelle ou d’accident du travail, pour la désignation d’un médiateur de confiance, mais aussi pour la prise en compte des plus fragiles : les CDD et intérimaires. Ils ne sont pas représentés dans les CE des entreprises pour lesquels ils travaillent et sont encore moins syndiqués que l’ensemble des Français, qui le sont déjà très peu ! Ceci dit, le problème n’est pas seulement d’adopter une loi, c’est de la mettre en œuvre.
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