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Selon Eric Verdier, sociologue et économiste, les pays européens reconnaissent très différemment les qualifications acquises tout au long de la vie. En France, le concept européen de formation tout au long de la vie bute notamment encore sur un modèle social très académique et des pratiques de formation interne aux entreprises non-qualifiantes.

 

formation vie

Est-ce que les modèles de formation nationaux convergent » en Europe ?

 

Par delà des orientations communes vers une « formation tout au long de la vie » qu’impulsent les politiques européennes, chaque pays reste marqué par de fortes spécificités. Pour en rester à la seule formation continue, la France a privilégié depuis 1970 « l’entreprise formatrice », la Suède « la seconde chance » et l’Allemagne, la professionnalisation dans la lignée de l’apprentissage. Ce dernier exemple nous montre qu’on ne peut analyser la formation continue indépendamment de la formation initiale. Tandis que le modèle de « à la française » persiste à les dissocier l’une de l’autre.

 

C’est ainsi qu’en France, pour l’essentiel, tout se joue avant 25 ans dans le cadre d’une éducation initiale fortement sélective et ensuite, l’accent est mis sur des formations adaptatives de courte durée dans le cadre de l’entreprise et en règle générale durant le temps de travail ; elles sont conçues en réponse à leurs besoins immédiats résultant, par exemple, de l’introduction d’un nouveau produit ou d’un nouveau logiciel ; leur accès reste fortement inégalitaire au détriment des moins qualifiés en privilégiant le capital humain le plus directement utile à l’entreprise. En outre, seulement 30 000 personnes par an suivent une formation longue dans le cadre du congé individuel de formation (CIF). La France est dans les moyennes les plus basses de l’OCDE. Seuls 2,5% des 30-39ans retournent en formation longue diplômante. En Suède, ils sont près de 15 % à le faire.

 

Pourtant lorsque l’on fait la somme de toutes les périodes de formation courtes au cours d’une vie active, l’espérance de formation est importante en France. S’il peut apporter une reconnaissance salariale dans l’entreprise formatrice, surtout si elle est de grande taille, cet enchaînement n’apporte guère de qualifications transférables, en particulier aux moins qualifiés. Au total, la formation continue reste donc profondément dissociée de la formation initiale à la différence du modèle allemand qui traditionnellement les articulait en ménageant un accès à des certifications reconnues en cours de carrière.

 

La formation doit-elle se faire en entreprise pour être efficace ?

Le modèle corporatiste allemand conduirait à répondre oui catégoriquement. D’une part sa formation initiale en alternance bénéficie à la fois aux jeunes et aux employeurs, sachant que les acteurs sociaux s’engagent à assurer la qualité de la formation professionnelle puis sa reconnaissance immédiate à travers la convention collective. Par conséquent, elle bénéficie d’une très forte crédibilité sociale et économique. En outre, les détenteurs d’une qualification professionnelle peuvent accéder à un Meisterschaft (industrie) ou à un Fachwirt (tertiaire) en cours de vie active, grâce à des formations financées, selon des combinaisons variables, par la branche, les pouvoirs publics et le salarié – largement en étudiant en dehors du temps de travail -. Vis à vis du cas français, il s’agit d’un système « intégré » par excellence tout au long de la vie professionnelle, à condition de rester dans son métier initial. Aujourd’hui, il est cependant affaibli parce que la légitimité sociale de l’orientation précoce sur lequel il repose décline sensiblement ; notamment car une partie du patronat regimbe vis à vis du lourd système de négociation qui en est le fondement, surtout lorsque prévaut la recherche d’une flexibilité marchande.

 

Pour sa part, le modèle suédois, dont les entreprises recourent comme leurs homologues françaises à des stages de courte durée, mobilise une formation permanente inscrite dans le service public d’éducation. Elle est davantage centrée sur la promotion sociale et culturelle, sur la deuxième chance, comme au Danemark ; elle demande aussi un fort engagement individuel.

 

Mais ces modèles nordiques ne sont-ils pas à leur façon excluant ?

Il est vrai que les inégalités d’accès à la formation continue en entreprise selon le niveau de diplôme restent assez élevées en Suède et rappellent ainsi que la logique managériale est foncièrement inégalitaire. Il reste qu’un ensemble très dense d’organismes publics en charge de la formation des adultes permet à la Suède de limiter le poids des disparités selon le sexe et l’âge, puisque les « seniors » connaissent des taux d’accès bien supérieurs aux autres pays, à la France en particulier. En outre, dans la période récente, l’accent a été mis en formation continue sur une élévation des compétences générales des moins et peu formés : de 1997 à 2002, un important dispositif gouvernemental dénommé L’ascenseur du savoir visait à ramener les bénéficiaires à un niveau de fin d’études secondaires, leur permettant ainsi d’accéder à l’enseignement supérieur ; ce programme a concerné 230 000 personnes, soit l’équivalent de 75 % des effectifs totaux de la formation initiale en lycée ; ceci dit l’efficacité de ces formules pour les personnes les moins qualifiées reste en débat.

 

La France, comme on l’a vu, privilégie la formation dans le cadre de l’entreprise. Le droit individuel (DIF) précisément est conçu sur la base d’un modèle qui lie le salarié à son entreprise et secondairement à sa branche. Sa transférabilité est très partielle malgré les dernières améliorations. On continue à privilégier des adaptations et accommodements du dispositif existant. Le marché du travail se structure encore en majeure partie en référence aux niveaux de diplôme et les dispositifs de compensation des inégalités résultant de l’éducation de base sont peu nombreux.

 

La formation sera-t-elle jamais une assurance-emploi ?

Tout dépend d’abord des conditions que l’on crée pour développer les chances en ayant la capacité grâce aux qualifications professionnelles à créer des emplois de qualité et à offrir aussi des opportunités de placement aux salariés ; les modèles suédois et allemand, selon des voies profondément différentes, ont longtemps réussi à construire cela. Cette « assurance » peut résulter de la capacité des dispositifs à réduire les temps de transition par le chômage entre deux emplois. Si les individus accumulent des formations spécifiques, leur formation générale risque d’être insuffisante surtout dans le cadre d’un système très sélectif (la question se pose moins chez les cadres).

 

Plus on descend dans la hiérarchie des emplois, plus la trajectoire est aléatoire, car les qualifications acquises sur le tas sont plus difficiles à valoriser d’autant que les formations de courte durée sont attachées à un poste particulier et à une entreprise précise ; la logique compétence bute sur cette contradiction dès lors qu’est en jeu la multiplication des mobilités externes à l’entreprise, à l’occasion de reconversions par exemple. C’est tout le paradoxe d’un système qui donne la prime à la formation initiale, est qui est très sélectif. Quand il s’agit d’ouvrir des perspectives à une personne qui a peu de qualifications transférables, il faut conjuguer des temporalités longues, des allocations conséquentes (dans le meilleur des cas en France, un CTP) en ayant de réelles perspectives de placement sinon la motivation risque de manquer.

 

Ce n’est pas facile de revenir sur un modèle sociétal dont l’économie est fondée sur des critères avant tout académiques. Plus on sélectionne lors de la formation initiale, plus la charge est lourde en formation continue. Ça ne s’improvise pas, c’est compliqué et coûteux. La VAE peut offrir des solutions durables : les expériences ne manquent pas mais à l’échelle de la société, les perspectives sont encore réduites.

 

Repère:

Eric Verdier, sociologue et économiste, est directeur de Recherche au CNRS ( Section Pouvoir, Politique, Organisation), a été membre jusqu’en 2009 du comité de rédaction de la revue « Travail et Emploi » et du comité éditorial de la Revue Européenne de Formation Professionnelle (European Journal of Vocational Training). En 2010, il publie avec M. Catusse et B. Destremau « L’État face aux débordements du social au Maghreb : Formation, travail et protection sociale », chez Karthala Éditions »

 

– L’éducation et la formation tout au long de la vie : une orientation européenne, des régimes d’action publique et des modèles nationaux en évolution, Verdier E., Sociologie et Sociétés XL, 1 (2008) 195-225 – http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00403460/fr/

– Education et formation tout au long de la vie : une rhétorique européenne, cinq régimes d’action
Verdier E.,  Aquitaine Education Permanente 2/2007, 134 (2007) 7-11 – http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00436555/fr/

 

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