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De la fragilisation progressive du modèle social issu des trente glorieuses au développement des inégalités que la crise économique renforce, faut-il tirer le constat d’un échec ? Philippe Askenazy, économiste (CNRS) revient sur la défaite de nos modèles sociaux pris dans la « guerre » économique.

 

askhenazy

Comment caractérisez-vous la crise des modèles sociaux européens ?
On a voulu construire un modèle global pendant les Trente glorieuses et le consolider pendant les années 80. Mais il existe de nombreux obstacles.

 

Premier obstacle. Les grandes transformations du capitalisme au niveau mondial et des modes de production. Auparavant, on pouvait assez facilement distinguer la classe ouvrière d’une classe moyenne et d’une classe dirigeante et construire des solidarités entre ses différentes classes sur un modèle assez classique de protection sociale. Mais la situation de ces catégories socio-professionnelles s’est progressivement délitée. Aujourd’hui un tiers des hommes en France sont des ouvriers, pourtant on ne peut plus dire qu’ils forment une classe ouvrière. La désindustrialisation massive, les formes d’externalisation des activités ont accentué l’éclatement de production, tandis que la tertiarisation, la flexibilisation ont provoqué l’éclatement des collectifs. On se retrouve donc face à une série de groupes de personnes, confrontés à différents types de difficultés : des conditions de travail difficiles, une très forte précarité, des salaires très bas.

 

De même, les classes moyennes ont été fragilisées. Les classes dirigeantes forment à présent une sorte d’aristocratie du salariat, une micro-élite économique, 1% des salariés ont vu leurs rémunérations exploser. En comparaison, tous les autres se sentent « déclassés » (voir l’enquête INSEE). Ainsi de grands ensembles simplifiés se sont segmentés pour laisser place à une série de petits ensembles. C’est un obstacle structurel énorme, pour reconstruire un modèle de société.

 

Second obstacle. La crise exaspère un obstacle purement financier. Le ralentissement économique coïncide avec une augmentation très forte des inégalités. Or les piliers du financement du modèle social repose sur une frange très importante de la population, dont les revenus ne progressent pas. Il n’y a plus ce moteur, qui permettait de mettre de l’huile dans les rouages d’un modèle. Les modèles sociaux organisent en principe la redistribution des richesses. Le capitalisme permet de consommer, produire. Nos modèles sociaux ont échoué, il est peut-être temps d’en changer. Or l’ensemble de consommation est lui-même fragilisé. Il faudrait peut-être penser à construire un modèle social européen sur les décombres de nos modèles sociaux nationaux.

 

Comment se manifeste cet échec des modèles sociaux ?
Dans nos sociétés de consommation, l’extension de la pauvreté est le plus grand revers. Un économiste allemand rappelait lors des « rencontres des économistes atterrés », que son pays a connu la plus forte progression de pauvreté ces dernières années. En Allemagne ! Première économie européenne. Face à ce constat, est-il bon de conforter des modèles sociaux qui ont échoué ?

 

Les déstabilisations économiques ont été tellement importantes, que le risque de rupture du modèle capitaliste est véritable. Cela ne signifie pas que l’on va tomber dans le communisme ! Mais on est allé potentiellement trop loin dans le démantèlement de la protection sociale, et donc d’un modèle social. A force d’avoir trop démantelé est née une forme de résignation : un salarié s’implique peu dans l’entreprise, il pense d’abord à lui-même et à son job. D’un point de vue micro-économique, l’entreprise a joué contre elle-même, en voulant éclater le salariat, en voulant l’affaiblir pour qu’il soit moins revendicatif. Le salariat n’est même plus capable de se mobiliser pour son entreprise.

 

Vous évoquez la résignation. Or, la France vit au rythme des manifestations et le 29 septembre dernier, les Européens défilaient aux quatre coins de l’Europe. La grève n’est-elle pas le signe d’une mobilisation consciente ?

Il pointe une forme de ras-le-bol et d’incompréhension. Le fait qu’on ait aidé massivement le secteur bancaire, et qu’en même temps on explique que tout le monde doit faire des efforts à présent pour refinancer les Etats est totalement incomprise et même incompréhensible d’un point de vue économique et social. La grève révèle que la population européenne ne croit plus au projet politique européen, qui se contente de dessiner un futur d’efforts. L’agenda de Lisbonne dessinait un futur. Aujourd’hui, il s’agit juste d’éviter la faillite des Etats, alors que la pauvreté augmente. Ou plutôt, le nombre de personnes qui se considèrent en faillite personnelle augmente. Nous avons besoin d’un projet à l’échelon national et européen, qui ne se résume pas à un projet de gestion, mais qui puisse justifier qu’on apure les finances publiques par le désendettement pour reconstruire en mieux derrière.

 

Dans le cas de la réforme des retraites en France, le discours politique parle de sauver ce qu’on a en faisant tel ajustement, pour gagner quelque sou par ci par là. Je pense qu’on utilise volontairement la question de la notation des Etats pour faire passer les réformes politiques. En Europe, les gouvernements de droite mènent une politique qui utilise cette menace comme un levier de l’action politique. Les Etats ne sont pas pieds et poings liés. D’ailleurs, la tentative de réforme en Espagne ne devrait pas passer, car il n’y pas de majorité pour au Congrès des députés. Zapatero ne fera pas de forcing, et les agences de notation ne noteront pas mal pour autant.

 

Lire le manifeste des économistes atterrés

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