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Karima Delli, eurodéputée Verte, dénonce la quasi disparition du Travail dans les politiques européennes. Le champ d’action du parlement européen s’élargit ce qui pourrait lui permettre de peser davantage sur les décisions, même si, notamment en matière d’emploi, les positions des parlementaires n’engagent pas le Conseil et relèvent essentiellement de la subsidiarité.

 

Karima Delli

Pour vous, qu’est ce que le travail aujourd’hui ?

Je pense que le travail est avant tout un outil d’émancipation individuelle et collective. A travers le travail, les hommes et les femmes choisissent de quelle manière ils transforment le monde et y laissent leur empreinte, en mobilisant leurs compétences, leur sensibilité et leurs valeurs. C’est d’ailleurs pourquoi, dès que l’on parle de travail, on en vient immédiatement à parler d’écologie.

Je constate qu’aujourd’hui, après des années de mise au placard, on redécouvre la nature du contrat de travail. Celui-ci suppose un rapport d’aliénation consenti entre celui qui loue sa force de travail et celui qui en bénéficie. Ce rapport est un vrai numéro d’équilibriste, car le travail « correct », c’est aussi la prise en compte de multiples particularités et dilemmes éthiques non-perceptibles par le management, et non-arbitrés par les consignes.

 

Le politique en Europe doit-il intervenir en matière de travail ?

 

Le politique doit créer les conditions pour que chacun puisse s’épanouir dans son travail, que ce soit au niveau national ou au niveau européen. Le grand avantage du niveau européen est de bénéficier d’un effet comparatif direct, qui met en avant les « meilleures pratiques ». Par exemple, le modèle allemand de dialogue social qui a fait la preuve de son efficacité. N’oublions pas aussi le travail non-rémunéré, tel que le travail domestique et le bénévolat, que le politique doit prendre en compte à leur juste valeur lorsqu’il élabore la loi et les politiques publiques.

Depuis quelques décennies, le travail a perdu de sa qualité. Même si certaines tâches physiques ingrates ont pu être réduites, voire éliminées grâce au progrès technique, on constate que c’est la perte du sens du travail qui fait très mal aujourd’hui. Une transition écologique de nos sociétés doit partir d’une ressaisie directe du travail.

 

Etablissez vous un lien entre la montée des populismes dans de nombreux pays européens et les questions du travail ?

 

J’en vois un, qui joue un rôle majeur selon moi, c’est l’effritement du dialogue social, et plus généralement de la démocratie sociale. En effet, avec les délocalisations des sites industriels en dehors de l’Europe, les filiales d’un même groupe deviennent des entreprises de sous-traitance, mais en interne. Le salarié devient un travailleur isolé de la communauté du travail, et le dialogue social ne peut plus s’exercer normalement à travers les institutions représentatives du personnel. L’impact sur l’organisation du travail est conséquent, puisque les conflits inhérents au travail ne peuvent plus être efficacement traités via un règlement vertueux des conflits entre salariés et managers.

 

Faute d’espace d’élaboration, les conflits ne trouvent pas d’issue. La norme formelle s’oppose au mode d’engagement de la personnalité. Le salarié est donc personnellement mis en cause, l’organisation du travail tend à se transformer en harcèlement moral. La façon de travailler n’est pas remise en question. La dimension clé est donc la démocratie, puisque le travail voit s’affronter les questions centrales de nos sociétés. Et l’expérience concrète des contradictions permet d’ouvrir de réelles perspectives. Développer la démocratie permet de redonner du pouvoir au politique, mais aussi de légitimer l’échelon démocratique représentatif, dont le rôle est mieux compris et perçu dans sa dimension complémentaire à la démocratie sociale. Or, on connaît la haine des mouvements populistes envers la démocratie représentative et les « corps intermédiaires », accusés de fourvoyer « le peuple ».

Néanmoins, la démocratie ne peut être confinée à sa dimension représentative, indispensable mais insuffisante, surtout lorsqu’elle elle est elle-même limitée dans de nombreux pays comme en France, où malgré les critiques récurrentes du mode de scrutin législatif, aucun député n’est élu au scrutin proportionnel.

 

Le Parlement Européen se saisit-il des questions du travail ? Que pèsent-elles face à l’emploi ?

 

Le Parlement européen se saisit des questions de travail à chaque fois qu’il légifère sur la santé et la sécurité au travail. Ainsi, au cours de l’année 2012, il devrait amender la future proposition de directive de la Commission concernant les troubles musculo-squelettiques. En outre, il est amené à définir de grandes orientations stratégiques, comme il l’a fait dans le rapport d’évaluation de la stratégie européenne en matière de santé et de sécurité au travail, que j’ai personnellement coordonné et négocié auprès de mes collègues eurodéputés.

 

Par ailleurs et à plus long terme, les députés travailleront sur les restructurations d’entreprise. Enfin, le Parlement européen peut influencer le Conseil lors de l’examen annuel de la croissance. Cette année, il a poussé pour mettre en place des objectifs de création d’emplois décents et durables et pour des engagements en matière de qualité de l’emploi, tels qu’une rémunération décente. Toutefois, cette influence est limitée, puisque le Conseil n’est en rien lié à la position du Parlement. L’année prochaine, le Parlement aura son mot à dire sur les lignes directrices pour l’emploi, et les écologistes ne laisseront certainement pas passer cette occasion.

Paradoxalement, si le Parlement peut faire davantage en matière de travail qu’en matière d’emploi, à cause du principe de subsidiarité qui fait de l’emploi la chasse gardée des gouvernements nationaux, on constate que la qualité du travail n’est qu’un objectif secondaire dans les politiques communautaires, pesant moins lourd que les objectifs de création d’emplois. Un exemple pour l’illustrer : la fameuse stratégie UE 2020, socle des politiques publiques européennes pour la décennie, fixe un objectif de taux d’emploi à 75 %, sans aborder la nature, c’est-à-dire la qualité de cet emploi.

 

Vos collègues du groupe des Verts au PE sont-ils sensibles à ces questions là ?

 

Mes collègues écologistes sont impliqués sur ces questions-là, mais chacun à leur niveau, en fonction des dossiers législatifs qu’ils ont en main, et de leurs appétences personnelles. La plupart envisagent la qualité des conditions de travail via le prisme du travail décent, prôné notamment par l’Organisation Internationale du travail, ou via la création d’emplois verts de qualité dans le domaine de l’habitat, des énergies renouvelables ou des moyens de transport durables. Certains se concentrent sur la création d’emplois, en tant que source essentielle de revenu. Dans la période actuelle, obtenir un revenu complémentaire aux minima sociaux est devenu une question de survie pour de plus en plus de personnes. Enfin, d’autres collègues soulignent l’impact sur les conditions de travail d’un libre-échange incontrôlé lors de la négociation des accords commerciaux, que ce soient pour les travailleurs européens, ou pour les travailleurs des pays tiers.

 

La Commission vient de faire des propositions sur l’emploi : qu’en pensez-vous ? L’hypothèse d’un salaire minimum différencié vous apparait -elle acceptable ?

 

Je suis plutôt satisfaite de ce « paquet pour l’emploi », car il témoigne d’un frémissement idéologique de la Commission, qui met en avant des solutions de type keynésien (elle se préoccupe enfin de la demande de biens et services et donc des revenus des ménages) voire écologistes (emplois verts, taxes environnementales et foncières, réduction du temps de travail via les mesures de flexibilité interne…). La solution à la sortie de la crise sera forcément européenne : la Commission doit continuer à faire des propositions en concertation avec les partenaires sociaux.

 

Après des années de déni, la Commission reconnaît enfin explicitement que l’emploi ne suffit pas à sortir automatiquement de la pauvreté. On sent une volonté d’empêcher une course au moins-disant social en matière de coût du travail. Ainsi, elle reconnaît le rôle économique positif des salaires minimaux, et propose de créer des dispositifs de salaire minimaux en Europe, notamment dans les cas où les salaires ont stagné ces dernières années.

 

Là où je ne suis pas d’accord, c’est lorsqu’elle postule que des salaires minimaux sectoriels seraient utiles afin de soutenir la demande de travail. C’est une approche inspirée de l’Allemagne, où les partenaires sociaux des différentes branches de l’économie négocient entre eux le niveau du salaire minimum. Cela peut-être vrai pour quelques métiers très spécifiques, par exemple dans le cas de métiers très qualifiés en pénurie de main-d’œuvre, pour lesquels il faut pouvoir élever rapidement et fortement le salaire minimum afin d’attirer ces travailleurs. Mais il s’agit surtout d’une injustice sociale, d’une rupture d’égalité des droits entre travailleurs, et d’une mise en concurrence supplémentaire entre les travailleurs. Une exception sans doute, ce sont les pays scandinaves, dans lesquels le dialogue social est très structuré et permet d’éviter des dérives.

 

Je pense qu’il faut sortir des mesurettes, il faut très vite organiser un « Bruxelles de l’emploi » afin de s’engager sur des propositions concrètes, et envoyer ainsi un signal d’espoir au citoyen européen. Il est temps de mettre en place un bouclier social européen, en commençant par un revenu minimum partout en Europe. Il faut faire plus pour développer l’économie sociale, comme en a bien pris conscience la Commission. Mais il faut aussi remettre en cause le libre-échange généralisé, ce qu’elle se garde bien de faire. Pour éviter la concurrence entre travailleurs, il faudra augmenter les standards sociaux en dehors de l’Europe : salaires, protection sociale, travail décent…

 

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