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La crise s’installe. Ses conséquences sociales s’inscrivent durablement dans les ressentis, les attitudes, les comportements des citoyens. Elles s’expriment par des événements du quotidien comme la frustration de devoir se priver, les difficultés matérielles, la recherche d’un soutien de la part de sa famille, la crainte de perdre son logement ou son emploi, la perte de confiance vis-à-vis des autres… Ce sont ces petits et grands événements que nous avons tenté de mettre en perspective dans le paysage varié de l’Europe des 27.

Cet article s’appuie sur la publication récente de plusieurs rapports de la Fondation de Dublin (Eurofound), de l’OCDE, de la Commission Européenne, du HCAAM et du ministère des Affaires sociales et de la santé.

 

funambule

Dans son livre « Les transformations silencieuses » (Grasset, 2009), le philosophe et sinologue François Jullien met en regard les conceptions occidentales et orientales du changement. La culture chinoise est très sensible aux changements continus, silencieux, souterrains, invisibles, ininterrompus. « Les transformations silencieuses passent inaperçues pour nous car elles sont lentes mais surtout uniformes : rien ne se démarque, donc rien ne se remarque, » nous dit-il. En revanche, ce que nous Occidentaux appelons crise, n’est souvent que l’affleurement sonore de ces transformations.

Nous commencerons donc dans cet article, par aborder ces signaux, ces affleurements sonores, laissant les transformations silencieuses se frayer leur chemin jusqu’à la prochaine édition de Metis.

Les tensions s’exacerbent
Les sociétés européennes sont traversées par des tensions. Sous les coups de boutoir de la crise, elles deviennent crispations et s’exacerbent. Elles se concentrent dans deux domaines :
• Les différences ethniques et religieuses, qui se tendent nettement ;
• Les conflits « de classe », qui sont loin d’avoir disparu, contrairement à ce que qu’une vision pacifiée mais naïve des rapports sociaux voudrait faire penser.
Eurofound vient de publier les premiers résultats de sa « Troisième Enquête européenne sur la qualité de vie » (EQLS 2012), qui porte opportunément le sous-titre « impacts de la crise ». Elle apporte une brassée d’indicateurs de mesure permettant d’apprécier l’acuité de ces tensions.

 

La proportion des Européens qui considèrent que les tensions sont vives (et pas seulement modérées) se situe à un niveau élevé pour les différences raciales et ethniques (37%), celles qui opposent riches et pauvres (36%), management et salariés (32%) ou pour les différences religieuses (28%). Elles sont plus contenues pour les orientations sexuelles (18%), celles qui opposent jeunes et vieux (13%) ou hommes et femmes (10%).

 

C’est ici que se montre une spécificité de la France, pays qui au vue des données d’Eurofound apparait comme situé aux antipodes du compromis social, du consensus et, disons-le, de la tolérance. Sur tous les facteurs de tensions recensés, sans exception, elles sont plus fortes en France que dans la moyenne européenne.

 

En France, 55% des citoyens relèvent des tensions vives entre riches et pauvres, contre 36% en moyenne européenne : seules la Hongrie et la Lituanie présentent un score plus élevé. En janvier 2013, l’Ifop publiait un sondage réalisé pour le quotidien ‘L’Humanité’ intitulé « Les Français et la lutte des classes ». La proportion qui répondait par l’affirmative à la question « Estimez-vous qu’en France, à l’heure actuelle, la lutte des classes est une réalité ? » est passée de 40% en 1964 à 44% en 1967, puis à 64% en 2013… La moyenne européenne de cet indicateur de tension a fortement progressé puisqu’elle était de 30% en 2007. Eurofound souligne que parmi l’ensemble des tensions analysées, c’est celle qui oppose riches et pauvres qui s’est le plus accrue. C’est d’ailleurs en Grèce que cet accroissement (+16 points) est le plus sensible. Ceci correspond à une période de creusement des inégalités de revenus en Europe (voir : « Divided we stand: why inequality keeps rising », OCDE, 2011), conséquence paradoxale de la crise financière…

 

La France « s’illustre » aussi dans le domaine des tensions entre managers et salariés : 48% en France contre 32% en moyenne européenne. Là encore seuls trois pays parmi les 27 présentent des indicateurs de tension plus élevés : la Hongrie à nouveau, accompagnée de la Grèce et de la Slovénie. C’est encore en Grèce que l’accroissement de ces tensions (+13 points) est le plus marqué. Ces oppositions frontales convergent avec les conclusions de l’étude du World Economic Forum de fin 2012, qui classe la France parmi les pays handicapés par la très mauvaise qualité de ses relations sociales. Sur cet indicateur la France se situe au 137e rang mondial sur 144 pays ! Il n’y a donc que sept pays qui font moins bien : la Mauritanie, la Serbie, le Népal, la Roumanie, le Venezuela, l’Algérie et l’Afrique du Sud (voir : « Compétitivité de la France : Totems et Tabous de Davos ».

 

Secoué périodiquement par la crise de ses banlieues, notre pays doit examiner avec lucidité son « modèle » d’intégration républicaine : un Français sur deux considère que les tensions raciales et ethniques sont vives contre seulement 37% en moyenne européenne. Là encore, peu de pays font pire : la Hongrie – encore elle, et cela ne surprendra personne au vu de l’actualité de ce pays ces dernières années – et la République Tchèque. Eurofound met en évidence une forte corrélation entre la vigueur de cette tension et la perception des citoyens concernant la bonne ou mauvaise intégration des travailleurs immigrés. Le 25 janvier 2013, le quotidien « Le Monde » consacrait 3 pages à un dossier intitulé « Les crispations alarmantes de la société française », qui rendait compte d’une enquête d’Ipsos intitulée « France 2013 : les nouvelles fractures ». On y apprenait que 70% des Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers en France et que 55% considèrent que « les immigrés ne font pas d’effort pour s’intégrer en France ».

 

Enfin, la tension qui monte, c’est la tension religieuse. Elle est jugée comme vive par 39% des Français, contre 28% en moyenne européenne. C’est le record d’Europe. L’enquête d’Ipsos révélait que 74% de nos compatriotes pensent que l’Islam est une religion intolérante et incompatible avec les valeurs de la société française. Comme l’indiquait dans ce même dossier l’historien Michel Winock, en référence à une autre crise, celle des années 30, « les ingrédients du populisme sont là ». Il pointait aussi la substitution de l’islamophobie à l’antisémitisme.

En France comme ailleurs en Europe, l’ampleur accrue de ces tensions pose la question des conditions de sortie de crise. Les sociétés européennes auront besoin de s’appuyer sur la cohésion de leur corps social, sur la confiance et la solidarité entre leurs citoyens. A l’exception des sociétés d’Europe du Nord, elles n’en prennent pas le chemin.

La crise modifie en profondeur les attitudes et les comportements
Des baisses de 20% des niveaux d’optimisme et de bonheur ont été constatées dans certains pays de l’UE et plus d’un tiers des personnes interrogées ont indiqué une détérioration de leur situation financière durant les cinq dernières années. Entre les deux dernières enquêtes d’Eurofound (l’année 2011 comparée à 2007), le paysage européen a été bouleversé par la crise.

 

En 2007, 53% des Grecs se déclaraient optimistes vis-à-vis de leur propre avenir. En 2011, ils n’étaient plus que 20%. Une telle chute n’est pas indifférente à l’heure où économistes et sociologues nous disent que la confiance, et plus particulièrement la confiance envers l’avenir, est l’un des ingrédients essentiels du dynamisme économique. Les autres pays les plus touchés par la chute de cet indicateur fondamental sont la Slovaquie (de 42% à 25%), la Slovénie (de 63% à 48%), l’Irlande (de 79% à 68%) et l’Espagne (de 68% à 57%), c’est-à-dire les principales victimes de la crise financière. La France, quant à elle, reste relativement épargnée (de 43% à 41%), avec un niveau d’optimisme qui reste cependant peu prononcé.

 

Aujourd’hui, la situation de l’Union Européenne met en évidence les difficultés sociales de nombreux ménages. « Depuis la dernière enquête réalisée en 2007, de plus en plus de gens — qui auparavant disposaient de bons revenus et de logements de bonne qualité – se retrouvent au chômage, avec des dettes, un logement précaire et un accès limité aux services ». L’enquête souligne également qu’il est plus difficile pour bien des gens de boucler leurs fins de mois: 7% des citoyens européens disent avoir de graves difficultés à joindre les deux bouts, avec des différences importantes entre Etats membres, allant de 22% en Grèce à 1% en Finlande (8% en France). Cette proportion s’est largement accrue depuis la précédente enquête (2007) et tout spécialement dans 8 des Etats membres : Estonie, France, Grèce, Irlande, Slovaquie, Slovénie, Espagne et Grande-Bretagne.

 

Ces difficultés sociales sont dues en grande partie à la montée du chômage et aux baisses de salaires (en Grèce, le salaire minimum a été amputé de 20%), qui n’ont pas toujours été suivies par les prix (en partie du fait de l’augmentation de la TVA), entraînant la chute du pouvoir d’achat. Une lueur d’espoir dans les pays les plus touchés par la crise : la diminution des coûts salariaux unitaires qui résulte de ces baisses de salaires, parfois de grande ampleur (- 12% en Grèce entre 2009 et 2012, – 10% en Irlande, – 8% au Portugal, – 7% en Espagne pour une moyenne de -1,6% pour la zone euro) se traduit pour ces quatre pays par un net regain de leurs exportations.

 

Ces difficultés ne vont pas sans mécontentement de la part des citoyens. Les Français sont-ils, comme certains le prétendent, les champions du monde des râleurs ? Le bien être est approché par deux indicateurs : le niveau de bonheur déclaré (un indicateur considéré par Eurofound comme « émotionnel ») et le niveau de satisfaction devant la vie (censé être plus réfléchi). Dans les deux cas, les Français se situent légèrement au-dessus de la moyenne des 27, juste au-dessus de notre voisin d’est, l’Allemagne et juste au-dessous de notre voisin d’ouest, la Grande-Bretagne. Le Français, censé être un sempiternel râleur insatisfait, réagit en phase avec ses voisins.

L’impact de la crise se concentre sur les plus fragiles
« Ce sont les personnes disposant des revenus les plus faibles qui ont été le plus fortement affectés par la crise et la récession, » nous dit Eurofound. De fait, un tiers des ménages européens indiquent que leur situation financière s’est dégradée dans les 12 derniers mois, mais cette proportion monte à 45% parmi les ménages qui figurent dans le quartile des revenus les plus bas de leur pays. Le quartile des plus bas revenus, les chômeurs de longue durée, les personnes âgées en Europe centrale et orientale présentent les plus fortes chutes de leur perception de bien-être.

 

Le quartile des plus bas revenus regroupe les citoyens européens qui ont le plus ressenti des conséquences financières négatives dans les 12 derniers mois et déclarent le plus fréquemment des difficultés pour joindre les deux bouts. Ce sont aussi ceux qui sont le plus confrontés à des problèmes de santé et d’accès aux soins.

 

Eurofound utilise des indicateurs pertinents pour mesurer les privations, indicateurs très complémentaires à ceux plus classiques portant sur les salaires et revenus des ménages, car ils donnent à voir les arbitrages auxquels les foyers sont confrontés dans la satisfaction de leurs besoins. Ces privations représentent des symptômes très concrets et très visibles de la crise :
• Plus d’un tiers des Européens (37%) indiquent que leur ménage n’a pas pu s’offrir une semaine de congés annuels loin du foyer (France: 30%),
• 12% n’ont pu se permettre de chauffer correctement leur logement (France: 8%),
• 10% ne peuvent se permettre un plat de viande ou de poisson tous les deux jours (France: 7%),
• Plus d’un tiers (35%) des Européens déclarent ne pas avoir les moyens de remplacer leurs meubles détériorés (France: 32%),
• 17% ne peuvent acheter des vêtements neufs plutôt que des vêtements de seconde main (France: 11%),
• 15% ne peuvent se permettre d’inviter amis ou famille pour partager un verre ou un repas au moins une fois par mois (France: 8%).

 

Sous l’impact de la crise, ces privations s’aggravent. Alors que 38% des Européens déclaraient ne pouvoir s’offrir au moins l’une des 6 prestations citées ci-dessus en 2007, cette proportion est montée à 45% en 2011. Là encore, les différences de niveau de vie sont marquées : les foyers qui se situent dans le quartile des revenus les plus modestes déclarent en moyenne 2,4 prestations qu’ils ne peuvent s’offrir, comparé à 0,5 pour ceux du quartile des revenus les plus élevés. En Espagne où le taux de chômage a atteint 26% fin 2012 et où 1,8 millions de foyers comptent tous leurs membres au chômage, on constate l’impensable : la réduction du nombre de téléphones portables en circulation (« Les Echos » du 25 janvier 2013).

 

Pour analyser le cas de la France, il est utile de consulter un document publié en décembre 2012 par le ministère des Affaires sociales et de la santé, en préparation de la Conférence nationale contre la pauvreté, intitulé « Rapport du Gouvernement sur la pauvreté en France ». Celui-ci est particulièrement clair : « La crise économique entamée en 2008 s’est accompagnée, comme la crise de 1993, d’une détérioration du marché du travail et d’un développement de la pauvreté. (…) La crise a, via le chômage, généralement touché les plus fragiles, affectés en premier lieu par la dégradation du marché du travail ».

 

La pauvreté en France s’étend. Le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en 2010 (964 euros mensuels) est de 8,6 millions, soit 14,1 % de la population contre 13,5 % en 2009. Mais surtout, en comparaison à ce taux de pauvreté moyen de 14%, l’exposition des populations à risques est incomparablement plus élevée et souvent en forte progression :
• les personnes immigrées (taux de pauvreté : 40% en 2010 contre 35% en 2008),
• les personnes résidant en ZUS (36% contre 29%),
• les chômeurs (36%),
• les familles monoparentales (32% contre 31%),
• les inactifs qui ne sont ni retraités ni étudiants (32%).
En revanche, l’emploi à temps plein protège contre la pauvreté mais le phénomène de travailleurs pauvres s’installe. En 2010, 6,2 % des travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté. Ce taux reste relativement stable sur les dernières années.

 

Les situations d’extrême pauvreté s’étendent depuis plusieurs années : la proportion de la population avec un niveau de vie inférieur à 50 % du niveau de vie médian a augmenté de 0,7 point en deux ans, poursuivant une hausse entamée en 2003 ; la part de la population vivant avec moins de 40 % du niveau de vie médian progresse depuis 2001 pour atteindre 3,5 % de la population française. Ainsi, 2,1 millions de personnes vivent avec moins de 642 euros par mois en 2010.

A la suite du conseil interministériel de lutte contre l’exclusion du 22 janvier 2013, le gouvernement a confirmé et précisé le dispositif gouvernemental annoncé par le Premier ministre à l’issue de la Conférence nationale contre la pauvreté. Ce plan pluriannuel mobilisera 2 à 2,5 milliards d’euros supplémentaires par an en rythme de croisière jusqu’à son terme en 2017.

 

Le risque de pauvreté a une incidence sur la santé car elle provoque une forte anxiété, notamment en France. Un récent sondage de CSA pour « les Echos » avait retenu l’attention. Il montrait que l’inquiétude devant le risque de pauvreté s’affirme chez la moitié des plus de 18 ans: 11 % se déclarent pauvres et 37 % s’estiment en train de le devenir.

La santé est ce que nous avons de plus cher. Elle se dégrade. En 2011, 28% des Européens déclarent être affectés par des problèmes de santé (physique ou mentale) chroniques, selon le rapport Eurofound. Ils n’étaient que 24% quatre ans plus tôt. Cette évolution défavorable reflète en partie le vieillissement. Mais pas seulement, puisqu’elle s’observe aussi parmi les classes d’âge jeunes.

 

Mais cette évolution est d’autant moins visible qu’elle se concentre sur la population la plus fragile. Entre les deux dernières enquêtes la proportion des Européens qui se déclarent en mauvaise santé n’a presque pas évolué dans le quartile des ménages à hauts revenus (de 4% en 2007 à 5% en 2011) mais a significativement augmenté dans les deux quartiles suivants et plus encore dans le quartile des revenus les plus modestes (de 14% à 17%). Le rapport utilise à ce propos, une expression forte, le « health gap ». Eurofound s’inquiète également de l’éventualité de voir les plus modestes se passer de soins indispensables pour des raisons de coûts. En effet, 30% des Européens qui ont été confrontés à des difficultés d’accès aux soins ont cité le coût comme raison principale. Cette proportion est élevée et a augmenté depuis 2007 (28%).

Le travail, c’est la santé ?
L’étude d’Eurofound confirme à nouveau que si le travail n’est pas toujours suffisamment sûr et sain, c’est d’abord le non-travail qui pénalise la santé. L’état de santé des Européens est
• d’autant meilleur qu’ils sont intégrés dans l’emploi (contrat long) et
• d’autant plus dégradé qu’ils sont éloignés de l’emploi (chômeurs de longue durée, travailleurs en incapacité).

 

A la question « Je me suis senti particulièrement tendu », les Français répondent « en permanence » à 5% (contre 3% en moyenne européenne), « la plupart du temps » à 13% (contre 9%), plus de la moitié du temps à 13% (contre 11%). Seules la Grèce et Chypre font apparaître des taux de stress plus élevés. Là encore, les inégalités sociales sont sensibles : pour le quartile des revenus les plus modestes, la proportion des Français qui se déclarent tendus est de 38% (contre une moyenne européenne de 27%) alors que dans le quartile des revenus les plus élevés, elle est de 28% (contre une moyenne européenne de 19%).

 

On sait que le manque de reconnaissance est l’un des facteurs de stress les plus significatifs. Or 30% des Français déclarent que ce qu’ils font (pas forcément seulement au travail) n’est pas reconnu par les autres, un niveau très supérieur à la moyenne européenne (22%) et qui n’est dépassé, là encore, que par la Grèce et Chypre. La problématique du stress et des risques psychosociaux est donc bien réelle en France.

 

Eurofound évalue la santé mentale à l’aide d’un indicateur dénommé MHI (mental health index) qui s’étage de 0 à 100 en fonction de la réponse à des questions sur les symptômes de stress ou de dépression. Ceci permet de mettre en évidence une forte diversité européenne par pays : de 56 en Lettonie à 70 au Danemark. Il faut d’ailleurs remarquer que la France avec 61 et la Grande-Bretagne avec 59 sont les seuls parmi les pays les plus développés de l’Union à se classer moins favorablement que la moyenne européenne de 63.

 

Mais surtout les discriminations en matière de santé mentale sont fortes par classe de revenus : entre le plus haut et le plus bas quartile de revenus, le MHI moyen varie de 66 à 57. Les populations les plus à risque sont connues : les chômeurs depuis plus d’un an (MHI = 58) et les travailleurs en incapacité (MHI = 44). Cela confirme que l’action publique pour améliorer la santé mentale en entreprise ne suffit pas : il faut aussi atteindre les populations hors travail.

 

Qu’en est-il des incidences de la crise sur les conditions de travail, au sein des entreprises et des administrations ? L’étude EQLS 2012 n’en dit rien. En effet, Eurofound dispose d’une étude dédiée à la thématique des conditions de travail, appelée EWC, qui vient de rendre les premiers résultats de sa cinquième édition (Eurofound, « Fifth European Working Conditions Survey: Overview report », 2012). Celle-ci montre avec évidence que notre pays est handicapé par la persistance de conditions de travail dures et anormalement pénibles par rapport à nos voisins européens, notamment en matière d’exposition aux postures pénibles, aux risques chimiques et biologiques et à un environnement de travail pénible. Là encore, l’impact de la crise qui durcit les conditions de travail se fait sentir : l’exposition aux risques physiques a augmenté entre 2000 et 2010 en France et dans bon nombre de pays de l’Europe des 27 (pour une synthèse de cette étude Eurofound EWS, voir « les conditions de travail en question » :

L’étude EQLS 2012 quant à elle, aborde la question des conditions de travail par le biais de la difficulté à concilier vie professionnelle et vie personnelle. C’est un problème d’actualité puisque 57% des Européens déclarent connaître le stress du fait de cette difficulté. La France (59%) se situe à un niveau proche de la moyenne européenne. De même, 53% des Européens (56% des Français) déclarent qu’il leur arrive souvent de rentrer de leur travail dans un état de fatigue qui ne leur permet pas d’assurer toutes leurs tâches domestiques. Cette proportion est en augmentation (48% en 2007 pour la moyenne européenne), ce qui reflète les tensions dues à la crise mais aussi, peut-être, d’autres facteurs plus sociologiques.

 

Le levier essentiel est le temps de travail puisque ces difficultés sont relevées surtout par les salariés qui travaillent plus de 40 heures hebdomadaires. Sans appeler explicitement à une réduction du temps de travail, Eurofound relève le souhait très largement partagé par les Européens de travailler moins longtemps et plaide pour une plus grande flexibilité afin de faciliter les arrangements au sein de chaque foyer et la conciliation avec la vie personnelle.

 

A l’heure de la parité, il est intéressant de noter une autre spécificité française : parmi les 27 pays de l’UE, notre pays est celui dans lequel les femmes sont les plus nombreuses (65%) à déplorer faire davantage que leur juste part des travaux ménagers…

Services publics et santé : les protections s’affaissent
Les services publics devraient constituer une puissante protection vis-à-vis de la crise. D’abord parce qu’ils rendent les services les plus essentiels : éducation, santé, services sociaux. Ensuite parce qu’ils constituent un levier : ils représentent plus d’un quart du PNB de l’Europe des 27 et emploient presque un tiers de sa main d’œuvre (source : « Public services – Supporting the very fabric of European society », CEEP, Brussels, 2011). Le rapport d’Eurofound souligne la contradiction entre la volonté des Etats de diminuer la dépense publique pour assainir les finances et le rôle essentiel qu’elle pourrait jouer dans la prévention et l’atténuation des effets les plus néfastes de la crise, notamment au bénéfice des plus vulnérables.

 

La France doit rester attentive à la qualité de ses services publics. A l’heure de la compétitivité comme « ardente obligation », rappelons que les enquêtes de l’AFII (Agence Française pour les Investissements internationaux) montrent que la qualité des infrastructures (en général publiques) est le premier critère de choix qui amène les investisseurs étrangers à créer ou maintenir des emplois en France. Or, à la lecture du rapport d’Eurofound, on peut se poser la question de la pérennité de la position favorable de notre pays. Il propose en effet une évaluation de la qualité de leurs services publics (par les citoyens de chacun des pays) : dans aucune des catégories notées (éducation, transport, santé, accueil des enfants, logement social, système de retraite) la France n’arrive parmi les cinq premiers.

 

Un récent rapport conjoint de la Commission européenne et de l’OCDE met en évidence une incidence lourde de la crise : on enregistre au titre de l’année 2010, la première réduction que connaissent les dépenses de santé en Europe depuis l’année 1975 (là encore, juste après la crise de 1974). Cette réduction s’opère, nous dit le rapport (« Health at a Glance: Europe 2012 », OECD and EEC report, November 2012), « au moment où les pouvoirs publics à court de liquidités ont limité les dépenses afin de réduire les déficits budgétaires ». Cette chute des dépenses de santé par habitant et en pourcentage du PNB met fin à la hausse observée au cours des années ayant précédé la crise économique, lorsque les dépenses de santé par habitant augmentaient deux à trois fois plus vite que les revenus dans de nombreux pays. D’un taux de progression annuel moyen de 4,6 % entre 2000 et 2009, les dépenses de santé par habitant sont passées à -0,6 % en 2010. Le retournement de tendance est d’une brutalité extrême pour les pays les plus touchés par la crise : en Irlande, elles ont reculé de 7,9 % en 2010, alors que leur taux de progression annuel moyen entre 2000 et 2009 était de 6,5 % ; en Estonie, le recul est de 7,3 % en 2010, après des hausses de plus 7 % par an entre 2000 et 2009 ; en Grèce, la contraction est de 6,7 % en 2010, après une progression annuelle de 5,7 % entre 2000 et 2009. A noter que la France (augmentation de 0,8 %) et l’Allemagne (2,7 %) sont, pour l’instant, demeurées à l’écart de ce mouvement.

 

Dans le paysage européen, c’est aux Pays-Bas que les dépenses de santé en pourcentage du PNB sont les plus élevées (12 %) en 2010, suivis par l’Allemagne et la France (11,6 %). Par comparaison, les dépenses de santé aux Etats-Unis en 2010 (avant le plein impact des réformes d’Obama) représentent 17.6% du PNB, ce qui montre que les systèmes reposant sur une forte privatisation ne sont pas forcément les plus efficaces ou les moins coûteux. Le rapport met en garde quant aux conséquences possibles à long-terme pour la santé des populations de la réduction ou du ralentissement des dépenses dans la quasi-totalité des pays de l’UE.

 

Un autre motif de vigilance tient au fait qu’une réduction des dépenses de santé risque, en amoindrissant les protections sociales, de provoquer une augmentation des inégalités. Sur ce point, le rapport annuel 2012 du Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) comprend une fort utile annexe intitulée « document d’étude sur les inégalités sociales de santé ». Ce document a le grand mérite de rappeler l’existence incontestable des « inégalités sociales de santé », c’est-à-dire de la corrélation entre, d’une part, les inégalités sociales (mesurées par divers indicateurs, de revenu, de catégories socio-professionnelles, d’indices de précarité) et, d’autre part, les inégalités d’état de santé (mesurées elles aussi par divers indicateurs tels que l’espérance de vie, le nombre de maladies déclarées, les causes de décès). Certains chiffres sont ainsi sans appel. Par exemple, l’espérance de vie des cadres à 35 ans dépasse de plus de six ans l’espérance de vie des ouvriers au même âge. L’écart entre ces deux catégories sociales s’accroît encore (à huit ans) lorsque l’on considère l’espérance de vie « sans incapacité ». Et cet écart est parfaitement corroboré par les constats opérés sur le nombre moyen de maladies déclarées à chaque âge.

 

Ce document fait aussi appel à des données provenant d’une étude internationale de 2008 sur les inégalités sociales de santé dans 22 pays européens (Johan P. Mackenbach et al., « Socio-economic Inequalities in Health in 22 European Countries », European Union Working Group on Socio-economic Inequalities in Health), qui « montrent que les différences sociales de mortalité sont importantes en France en comparaison des autres pays d’Europe de l’Ouest ». Ainsi, « concernant l’indicateur de mortalité en fonction du niveau d’éducation, la France se caractérise par un indice d’inégalités parmi les plus élevés par rapport aux pays d’Europe de l’Ouest, » nous dit le document qui ajoute : « Les inégalités de mortalité selon la catégorie sociale placent également la France dans une situation peu favorable relativement à d’autres pays européens comparables ».

 

En France, pays qui s’est longtemps targuée de « l’excellence de son système de santé », les autorités publiques doivent se rendre compte que la crise change la donne. Le problème n’est plus d’avoir un système de santé « excellent » mais plutôt accessible à tous. Selon l’étude d’Eurofound, la France reste très honorablement classée parmi les 27 pays sur les différents critères d’accès aux soins (quoique jamais dans les tous premiers) mais obtient des scores moins favorables (proches de la moyenne des 27) dans deux domaines à surveiller : 26% des Français (moyenne européenne : 30%) ont déclaré une difficulté dans l’accès aux soins du fait de leurs coûts et 26% également (moyenne européenne : 27%) en raison de la difficulté à dégager du temps du fait les responsabilités professionnelles ou domestiques. L’étude de l’OCDE va à l’encontre d’une idée reçue : elle remarque que la densité des médecins en France n’a pas progressé dans les dix dernières années et s’établit, avec 3,3 médecins pour 1 000 habitants, en-dessous de la moyenne des 27.

 

A paraître dans la prochaine livraison de Metis :
« La crise, la France, l’Europe : 5 transformations silencieuses »

 

Pour en savoir plus

Robert Anderson, Hans Dubois, Tadas Leoncikas and Eszter Sándor, « Third European Quality of Life Survey – Quality of life in Europe: Impacts of the crisis« , Eurofound, December 2012. Ce rapport couvre les 27 Etats Membres de l’UE. Le travail de terrain pour cette 3e enquête européenne sur la qualité de vie a été réalisé entre fin septembre 2011 et début février 2012. Un total de 43 636 personnes ont été effectivement interrogées dans 34 pays (au moins 1 000 interviews par pays ; 2 250 en France). Les résultats comprenant sept autres pays candidats ou en voie d’adhésion (la Croatie, l’Islande, la Macédoine, le Monténégro, le Kosovo, la Serbie et la Turquie) seront publiés plus tard dans l’année 2013. Les deux précédentes enquêtes ont été effectuées en 2003 et 2007.

Ministère des affaires sociales et de la santé et Ministère des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, « Rapport du Gouvernement sur la pauvreté en France », décembre 2012

« Health at a Glance: Europe 2012« , OECD and EEC report, November 2012

« Rapport annuel 2012 du Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) ; document d’étude sur les inégalités sociales de santé », décembre 2012

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.