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par Amandine Brugière

D’où vient la défiance des chefs d’entreprise, des managers vis-à-vis des jeunes générations ? Cette fantasmatique génération Y, – et ce sera pire avec la génération Z dit-on, marquerait-elle une nouvelle « chienlit » pour les entreprises ? Le constat semble, en tout cas, celui d’une incompréhension, d’une difficulté à intégrer les jeunes générations, à les impliquer, à les faire adhérer à la culture de l’entreprise, à comprendre leur mode de fonctionnement.

 

génération y 2

 Rappelons, en introduction, que la défiance vis-à-vis de la jeunesse est une figure politique classique, le jeune étant porteur des bouillonnements et des transformations de demain, et donc d’une remise en cause de l’ordre établi.

Rappelons aussi qu’aujourd’hui dans un marché de l’emploi atrophié, avec un nombre d’activités rémunérées qui ne couvre pas la population active, les jeunes d’un côté mais les moins jeunes aussi de l’autre, sont laissés de côté. C’est quand même une des explications de ce parcours extrêmement long d’intégration et de sécurisation des trajectoires (7 ans en moyenne).

Mais dans le champ du travail, ce clivage générationnel vient se greffer en plus sur la nouvelle donne technologique. 

> Il est vrai que le monde du travail est en pleine transformation sous l’influence des technologies (ce qui est encore relativement peu pris en compte).  
Les technologies numériques sont désormais partout, elles ont intégré toute la chaîne de valeur des organisations : l’outil de production, l’administration, communication, le commerce, la finance, le marketing.
– L’informatisation a modifié le contenu même du travail : toujours plus dématérialisé ou médié par des interfaces, et donc nécessitant plus de réflexivité.
– Elles font éclater le cadre spatio-temporel de l’entreprise : on peut travailler en dehors, en mobilité. 
– Elles transforment considérablement les marchés financiers (algorithmes prévisionnels, les données prédictives, High-Frequency Trading).
– Elles modifient  les modes de recrutement et même la gestion des ressources humaines qui s’appuient de plus en plus sur l’analyse des données et des traces d’usages laissées par les individus sur les ordinateurs et les réseaux internes (« People Analytics » de Google)
– L’ubiquité des outils et des réseaux brouillent les frontières entre vie professionnelle et vie privée : le travail déborde sur la sphère privée, mais la vie personnelle se gère aussi du bureau. 
La figure des salariés – clients – contributeurs – consommateurs se confondent : c’est l’économie collaborative. 
L’impact des technologies sur le travail c’est aussi l’automatisation, la robotisation, l’augmentation de la productivité d’un côté, la diminution d’un certain nombre d’emplois de l’autre. L’économie numérique crée de la croissance mais avec peu d’emploi.
– Enfin le numérique est à la fois moyen de production, moyen de mesure de la valeur et supports de nouvelles formes de rétribution.
Bref, tout se transforme. Mais aussi nombreuses et profondes soient-elles, ces transformations touchent toutes les générations, pas seulement les jeunes.

> Et normalement, leur prétendue agilité d’usages, leurs « usages natifs » devraient être un atout, devraient faire d’eux une ressource rare, une valeur recherchée, ce qui n’est pas le cas. Cette appellation de Digital Natives est pleine d’ambigüité
Quand on compare les statistiques du taux d’équipement des 20/30 ans et des plus de 70 ans (qui n’ont pas connu l’informatisation au travail), le décalage est important en effet. Mais si on prend en compte la génération des baby-boomers, les écarts se resserrent 
en termes d’équipement 
– téléphonie mobile 98% des 18-39 ans, contre 85% des plus de 60 ans
– Ordinateurs au domicile : 94% des 18-39, contre 70% des plus de 60 ans
comme en termes d’usages : 
 les jeunes et les baby-boomers ont un panel d’usages identiques : mail, chat, navigation, e-administration, e-commerce, réseaux sociaux, etc. Certains usages sont plus teintés générationnellement (le chat, le SMS, le téléchargement d’un côté / le-administration de l’autre), 
– envoi de SMS : 98% pour les 18-24 ans, 87% pour les 25-39, 37% pour les plus de 60 ans
ce qui correspond – grosso modo – aux situations de vie des personnes, et à leurs centres d’intérêts.
Cette appellation « digital natives » met surtout en évidence le fait que les jeunes n’ont pas d’autres référents d’usages. Mais cette position leur confère justement un peu moins de réflexivité sur leurs pratiques, que ceux qui ont du s’adapter, ce qui devrait constituer un avantage. 

> Qu’est-ce qui clive alors les générations au travail? Si ce n’est pas tout à fait – ou de manière pas si évidente – l’usage technique des outils, c’est peut-être tout simplement un certain rapport au travail, qui diffère, par les idéologies sous-jacentes sur lesquelles il prend appui. Car la technologie n’est pas neutre, elle n’est pas dépourvue d’idéologie.

Dans son passionnant ouvrage Aux sources de l’utopie numérique, l’essayiste américain Fred Turner décrypte l’influence de la contre-culture américaine des années 70 sur la cyberculture, la culture des réseaux. C’est sur la Côte Ouest des Etats-Unis, que la greffe du numérique a prise, sous l’influence des communautés hippies. Celles-ci ont placé l’individu au cœur de leur projet d’émancipation : plutôt que de prendre appui sur le pouvoir, il s’agissait de se réinventer soi-même – pour changer le monde.
Cette philosophie libertaire à l’origine des réseaux internet s’est conjuguée ensuite à des courants plus libéraux.

Une hypothèse que je vous propose aujourd’hui, est de considérer que cette « philosophie Hackers », pour le dire de manière un peu rapide, porte des valeurs aujourd’hui dominantes chez les jeunes. 

On pourrait la caractériser par les éléments suivants : 
– s’inscrire dans un projet qui ait du sens, 
– se faire plaisir, 
– se sentir appartenir à une communauté, 
– affirmer son individualité, 
– continuer à apprendre et se former. 
Récemment une revue en ligne sur l’emploi résumait cette philosophie Hackers de la manière suivante « Get Paid, Get Fit and make something cool ! » : qui est une version un peu plus libérale.
La recherche du sens et du plaisir, du développement personnel a pris le dessus. 

Aujourd’hui les outils numériques participent à mettre l’ensemble des activités que l’on mène sur un même plan : on gère à partir d’un même support, dans un même espace temps l’ensemble de ses activités. On ne gère plus un emploi, mais toute sa vie active : car chaque élément – loisirs, familles, engagement associatif, militant – comptent : constituant des expériences, des réseaux, des passerelles, des apprentissages nouveaux – potentiellement des compétences, une employabilité. Cela participe à mettre en tension ce qui a du sens, et de ce qui n’en a pas, dans notre quotidien, et cela, dans un contexte d’instabilité de l’emploi, de précarité financière, etc.

On peut pousser certaines de ces tendances à leur paroxysme pour voir ce qu’elle donnerait (ce qu’on fait à la FING, dans le cadre de nos travaux Digiwork)
« Turn over subi des entreprises »
« Tous intermittents : un travail si je veux, quand je veux ! »
« Les réseaux interpersonnels d’activités » : comme le véritable point d’appartenance
« La place Tahrir dans les entreprises » : ou la force des mobilisations virales
« Des congés illimités » : la maîtrise de son temps
« L’entreprise comme utopie sociale » : le choix des valeurs

Reconsidérer le rapport au travail, c’est prendre en compte le rapport à l’activité. Ces aspirations à agencer/gérer différemment sa vie active que l’on identifie chez les jeunes  – où l’activité prend le dessus sur le travail – ne sont pourtant pas tout à fait nouvelles : elles ressemblent beaucoup à celles des retraités actifs / ces baby-boomers – qui conjuguent aisément poursuite d’une vie professionnelle – à un rythme choisi -, solidarités familiales, engagements associatifs, parfois politiques, développement personnel, formation, apprentissage – certes, avec le revenu d’existence en plus. 

Finalement, il y a peut-être beaucoup à prendre ou à apprendre de nos aînés. 

 

Amandine Brugière est chef des projets « Digiwork » et « Infolab » à la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING).

 

 


 

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