par Albane Flamant, Claude Emmanuel Triomphe
Dans un entretien exclusif avec Metis, Sabine Lochmann nous parle de son expérience des réseaux professionnels féminins en France et outre-atlantique. La directrice générale de BPI a travaillé dans de nombreuses compagnies (Jacobs Serete, JC Decaux, Johnson & Johnson France) et a fondé deux think-tanks respectivement dédiés à la santé des femmes (Avenir Femmes Santé ) et à la compétitivité, l’emploi et la sécurité juridique (Ateliers de la Convergence).
En plus de vos responsabilités chez BPI, vous êtes très impliquée dans différents réseaux féminins. D’où vous vient cet intérêt pour l’organisation collective des femmes ?
Le place de la femme dans notre société est avant tout la manifestation de mon attachement au respect du principe « d’égalité » dans notre société, car seule l’égalité permet à une société de fonctionner de manière apaisée. J’ai commencé à m’intéresser à la femme au travail et à agir quand je suis devenue présidente de l’association française des juristes d’entreprises (AFJE). Jusque là en effet, l’idée que je m’en faisais était celle de toutes les mamans qui doivent mener de front une carrière professionnelle et une vie de famille. Je me suis aperçue que le problème était beaucoup plus vaste. des femmes, membres de mon organisation professionnelle venaient me voir, m’exposaient les difficultés qu’elles rencontraient sur la gestion de leur vie professionnelle et de leur vie privée.
A l’époque je n’avais que 35 ans et je n’avais pas de conscience aigüe du problème au-delà des soucis de garde d’enfants ou d’heure d’arrivée au bureau. Ces difficultés s’accroissent en fonction des fonctions qu’elles occupent. Les femmes autour de moi me racontaient leur détresse face à l’investissement professionnel nécessaire pour avoir une carrière intéressante. Je me souviens notamment d’une jeune femme qui s’est fait avorter pour ne pas mettre en danger sa position professionnelle et surtout l’instabilité économique que cela allait engendrer pour sa famille.
C’est ainsi que j’ai organisé en 2002 un évènement destiné seulement aux femmes, pour avoir un espace de discussion plus convivial. Dans l’entreprise, les femmes cachaient beaucoup de choses parce qu’elles avaient le sentiment qu’elles ne pouvaient/ ne devaient pas en parler. Il y a toutes les femmes qui « réussissent » et qui ne veulent pas s’exprimer, préférant dire que tout s’est toujours bien passé et a été merveilleux. Mais il y a des femmes qui connaissent de vraies difficultés et qui, là encore, parce qu’elles se sentent coupables, préfèrent se taire. Je me souviens que ma volonté de réunir les femmes de l’AFJE a même été considérée comme une démarche féministe. Cette initiative a tout de suite eu plus de succès que je ne l’avais imaginé. En une semaine, plus de 120 personnes ont répondu présentes. L’ambiance était chaleureuse, elle était celle d’une parole libérée. Nous ne papotions pas, nous n’étions pas dans la complainte mais dans la construction d’un monde professionnel dans lequel les femmes étaient prêtes à prendre toutes leurs responsabilités.
A partir de ce moment-là, une interrogation s’est imposée : de quoi ces femmes avaient-elles besoin ? Nous manquions de postes de responsabilité, de discernement aussi quant à l’exercice du pouvoir, de capacité à développer notre leadership, ou encore de méthode pour nouer des relations entre les différentes directions au sein desquelles nous travaillions. Il y a toujours très peu de femmes dans le monde des affaires, même si cette situation s’est améliorée au cours des dernières années. J’ai remarqué qu’il y avait deux types de femmes : celles qui luttaient, qui étaient proactives, et celles qui se mettaient plutôt dans une position de victime. Il fallait trouver des façons de s’améliorer. Pour ce faire, nous avons organisé des rencontres trimestrielles avec des femmes au pouvoir (Nicole Catala, Simone Veil, Christine Lagarde, Claudie Egneurie, Dominique de la Garanderie, Shirin Ebadi et bien d’autres femmes dirigeantes d’entreprises comme Pascale Sourisse du groupe Thales). Toutes ces femmes avaient accepté de venir échanger avec nous car nous avions besoin de modèles. Nous nous sommes également rendues plus visibles, avec notamment des interactions avec différentes écoles de commerces. En 2005, le réseau interne WLI (Women Leadership Initiative) du groupe J & J pour lequel je travaillais est arrivé en Europe pour partager une nouvelle dynamique de gestion de carrière des femmes au sein du groupe et pour renforcer leurs positions dans les comités directeurs, ce qui a déclenché aussi de nombreuses discussions autour des logiques de quotas.
Justement, que pensez-vous de la politique de quotas qu’a tenté de mettre en œuvre la Commissaire Européenne Viviane Reding ?
La politique des quotas est un mal auquel on a recours lorsque le laissez-faire ne fonctionne pas. Ce débat a déjà eu lieu aux Etats-Unis il y a quinze ans, quand les conseils d’administration très masculins de certaines entreprises se sont rendus compte qu’ils n’étaient pas en mesure de renvoyer aux clients une image cohérente de la philosophie et des idéaux de la compagnie (d’une manière générale la majorité des consommateurs sont souvent des consommatrices). Les quotas sont un outil : plus on travaille avec les femmes, plus cela rentre dans la norme au fil du temps. Les femmes, comme les hommes, agissent et sont perçues selon des stéréotypes séculaires. Elles ont une façon différente de communiquer et de promouvoir leurs idées: elles osent moins se porter candidates, elles n’osent pas demander d’augmentation de salaire, ou contester l’évaluation de performances basées sur des critères essentiellement ou uniquement masculins. La politique des quotas est donc vue comme un moyen rapide de surmonter les obstacles sociétaux ou certaines réticences. Cependant, il va sans dire qu’une telle politique ne peut prospérer que sur la base de compétences professionnelles des candidates.
Comment les hommes participent-ils ?
Longtemps les réseaux féminins n’ont été ouverts qu’aux femmes. Elles avaient à la fois un « retard à rattraper » en termes de développement de logiques de groupe et elles avaient besoin d’un espace de parole propre pour maturer leurs attentes. Aujourd’hui, de plus en plus d’actions menées au sein des entreprises sont mixtes, pour inclure toutes les logiques de diversité. Lors des enquêtes menées sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, nous avons inclus nos collègues masculins. Sans eux, cela n’aurait pas eu de sens ! Par ailleurs, pour faire évoluer les mentalités, il faut écouter tout le monde et partager le résultat des enquêtes avec autant de personnes que possible.
Au début, certains se moquaient, pensant que ce n’était que des problèmes de « femmes » ; avec le temps, les sujets ont été retenus à l’agenda des comités de direction et ont même été repris dans les évaluations de performance de management et de leadership des patrons.
Je crois que la globalisation des compagnies et l’influence du modèle anglo-saxon mais aussi d’Europe du Nord ont favorisé ce processus. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il y a une logique de solidarité bien plus forte, avec des réseaux de femmes très présents pour soutenir et favoriser le partage entre ses membres. C’est ce vers quoi on commence à tendre en France et c’est une excellente démarche. Enfin, n’oublions pas aussi que les hommes changent positivement de ce point de vue : l’éducation des garçons est également différente et les hommes eux-mêmes sont confrontés à certaines difficultés qui étaient strictement féminines lorsque par exemple ils sont divorcés et qu’ils élèvent seuls leurs enfants. Tout ceci contribue à modifier la vie au travail.
Quelle sont les conséquences de ces influences pour les femmes au travail ?
Je crois que la mentalité des femmes au travail évolue beaucoup. J’ai notamment suivi un Executive programm à la Business School de l’Université du Cap, en Afrique du Sud, où les femmes étaient réellement présentées comme leaders de la compétitivité. Aujourd’hui, il s’agit réellement d’une gestion de talents : nous créons des modules de formation pour expliquer les stéréotypes qui sont derrière les logiques de performance typiquement masculines, tant pour les femmes que pour les employés et les dirigeants masculins.
Certaines se sentent obligées d’adopter un vocabulaire, des postures masculines pour donner l’impression d’être compétentes. Au début des années 90, j’ai rencontré une collègue qui avait concentré toute sa vie sur son travail, ce qui était son droit. Mais le pire, c’est qu’elle s’était imposée de refuser toute vie personnelle, toute vie familiale, et qu’elle se sentait obligée de se comporter comme un homme dans tous les aspects de sa vie pour préserver sa carrière. Aujourd’hui, les choses ont évolué car les femmes sont conscientes que la carrière n’est pas tout et qu’elle est plus ou moins précaire à tous les niveaux. Mais quand je parle avec des jeunes femmes, leur raisonnement est souvent exclusif: si je fais une chose dans ma vie professionnelle, je ne pourrais pas faire autre chose dans ma vie privée.
Nous vivons dans une société très complexe, passionnante mais très dure. Cela génère énormément de tensions chez les employés, mais peut être encore plus chez les femmes. Du fait de notre culture de la vie privée et professionnelle, elles sont moins enclines à partager leurs difficultés avec leurs collègues ou avec leur entourage proche. Il y a beaucoup de non dits, par manque d’espace approprié pour les exprimer, des non dits qui sont automatiquement considérés comme des problèmes de femmes, comme la maternité, qui reste une source de stress récurrent, la vie de famille, la solitude. J’ai d’ailleurs écrit au maire de Paris parce que j’en avais assez d’entendre parler de « l’heure des mamans » ! Mais encore une fois, les choses changent progressivement. J’ai été invité tout récemment à un « afterwork » pour les jeunes employés de moins de 35 ans ayant moins de trois ans d’expérience dans l’entreprise. Ce type d’évènement favorise la parole, non seulement entre les deux genres, mais aussi de façon plus générale.
Justement, comme vous l’avez souligné, on manque toujours d’espaces de parole dans l’entreprise. S’il y a un secteur où les femmes sont très présentes, c’est pourtant dans les postes liés à la direction des ressources humaines, et pourtant rien ne se fait. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas qu’on puisse dire de façon absolue que « rien ne se fait ». Cependant il est vrai que la direction des ressources humaines est le reflet de l’ensemble de la culture de l’entreprise. Tant qu’il n’y aura pas eu d’évolution conséquente de cette culture, il sera difficile de donner davantage d’importance à la parole, quelle que soit la personne qui en a la charge.
Tout DRH a la responsabilité de faire en sorte que le salarié puisse partager des objectifs qui l’enthousiasment, l’interpellent voire le provoquent : une telle soupape est constructive et permet d’humaniser les relations professionnelles. Cela concourre à améliorer la performance. Si de tels espaces ne sont pas organisés, ils n’existeront pas, non plus que la reconnaissance qu’ils contribuent à créer au sein du corps social. Encore une fois, on en revient à la logique venue d’outre-atlantique. Pour que quelque chose se passe et que de la valeur soit créée, il faut qu’il y ait une structure, qui soutienne le concept. C’est un sujet qui ne se décrète pas, et qui doit être régi par quelques règles précises à savoir: la bienveillance, l’écoute, la transparence… Et surtout la prohibition des rumeurs du genre « radio moquette ».
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