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par Albane Flamant

En février dernier, le Groupe de travail du parlement européen sur la liberté de religion ou de conviction déclarait dans son premier rapport annuel que la liberté de religion était un droit de plus en plus violé dans le monde entier. Qu’en est-il de cette liberté sur le lieu de travail en Europe ? Entretien avec Olivier Roy, professeur à l’Institut Universitaire Européen de Florence.

 

Olivier Roy

En France, l’affaire Babyloup (une crèche privée ayant licencié une de ses salariées voilée) reparaît à la une des journaux à chaque revirement juridique. En Belgique, un employé bruxellois vient d’être licencié pour avoir refusé de serrer la main d’une femme… On retrouve des conflits similaires autour de questions religieuses un peu partout en Europe. De manière générale, de quelle façon la société européenne s’accommode-t-elle de la grande diversité de religion de ses travailleurs ?

Chaque pays a une culture politique qui assigne à la religion un certain statut. On pourrait dire qu’il y a des pays avec une religion reconnue comme dominante. Elle peut être établie, comme en Grande-Bretagne ou faire partie de la culture politique et historique du pays, comme en Italie. D’autres séparent clairement l’église et l’état, comme c’est le cas pour le modèle laïc français. Dans certains pays, la revendication religieuse dans l’espace public est considérée comme normale (ex. Allemagne), alors qu’en France elle est restreinte. Mais le grand problème d’aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle la visibilité du fait religieux dans l’espace public. Il est évident que les religions qui ont un ancrage traditionnel sont présentes sans être visibles : en Allemagne ou en France, il est normal de voir dans la rue des églises, d’entendre le son de leurs cloches… Par contre, une religion nouvelle ou des formes nouvelles de religiosité vont apparaitre comme incongrues du fait de leur manque d’ancrage dans le pays. En Allemagne, une bonne sœur en cornette fait partie du paysage, à l’inverse d’une musulmane portant le voile islamique. La visibilité permise est donc liée à la tradition culturelle et historique.

 

Le problème, c’est de déterminer d’un point de vue juridique ce qu’est la liberté religieuse et ce qui constitue une discrimination religieuse (qui est interdite dans tous les pays européens). Doit-on considérer toutes les pratiques religieuses comme équivalentes et, si elles ne le sont pas, quel est le critère de discrimination qui fait que telle pratique est acceptable et que telle autre ne l’est pas ?

 

Comment cela se traduit-il dans le milieu de travail, où l’on pourrait dire que les confrontations sont encore plus directes que dans l’espace public ? Selon un sondage de l’Institut Ranstad, plus de 12% des travailleurs français sont régulièrement confrontés à ces questions dans leur entreprise.

Quand on parle de fait religieux au travail, on doit aussi déterminer s’il s’agit d’un espace public ou d’un espace privé. C’est un grand débat, mais les tribunaux estiment en général qu’il s’agit d’un espace mixte : ce n’est pas un espace privé car il est soumis à des types de contrats particuliers (les contrats de travail). Si la discrimination religieuse est interdite (tout particulièrement à l’embauche), qu’en est-il des pratiques religieuses ? On retombe sur le problème de la justification d’une discrimination et sur l’étendue du bon vouloir de l’entreprise. D’un côté, le fait que la fête de Noël soit fériée est considéré comme allant de soi parce qu’elle est fériée pour l’ensemble de la société. Ce n’est pas le cas pour les fêtes religieuses d’autres confessions. On ne peut pas être discriminé pour ses opinions religieuses mais l’entreprise a le droit de définir quelle pratique religieuse est acceptable dans l’espace de l’entreprise.

 

En règle générale, l’idée est que le contrat de travail ou le règlement intérieur doit prévoir ces problèmes. Si ce n’est pas le cas, l’affaire passe devant les tribunaux, qui appliqueront alors des critères généraux, comme par exemple le bon fonctionnement du service : leur raisonnement est qu’une entreprise peut très bien limiter les prières quotidiennes de ses employés si les interruptions nécessaires nuisent à son bon fonctionnement. Pour la même raison, il n’y a aucune obligation pour l’entreprise d’aménager les horaires pour la pratique du ramadan. Si l’entreprise le fait, c’est son problème, et elle a le droit de le faire : un laïc ou un chrétien ne pourrait pas poursuivre une entreprise pour discrimination parce qu’elle a permis à ses employés musulmans de prendre congé pour la fin du Ramadan.

 

Toute pratique religieuse est donc liée à un ensemble de traditions, de coutumes et elle est plus acceptée si elle est déjà prise en compte dans la société, à l’inverse des nouvelles formes de religiosité. Quand je parle de formes nouvelles de religiosité, il s’agit par exemple de chrétiens fondamentalistes refusant d’accomplir certains actes qu’ils estiment aller contre leur foi (ex : un employé de mairie refusant de préparer des papiers pour un mariage homosexuel par exemple).

 

Le fait religieux semble prendre de l’importance au niveau européen, avec notamment la création d’un groupe de travail sur la liberté de religion ou de conviction au Parlement Européen, et la décision très médiatisée du cas Eweida à la Cour europénne des droits de l’homme (CEDH). Quelle a été l’évolution de l’approche de l’Union Européenne et de la CEDH quant au fait religieux au travail ?

Au niveau de l’Union Européenne, il y a très peu de débats autour du fait religieux, qui est toujours considéré comme faisant partie des compétences réservées aux Etats. L’UE évite donc de légiférer sur le sujet.

 

La Cour européenne des droits de l’homme, quant à elle, n’arrête pas de rendre des jugements sur cette question. Dans le cas du voile par exemple, elle a soutenu par le passé des règlements administratifs proscrivant le voile musulman mais accepté celui des religieuses catholiques (en Allemagne et en Suisse). Cette discrimination était à son sens justifiée car ces dernières faisaient partie des traditions nationales. Cette Cour applique très largement le principe de subsidiarité : elle refuse d’imposer la même jurisprudence à tous les Etats européens et juge chacun de ces cas dans son contexte national.

 

La question de la présence de crucifix dans les écoles italiennes est un très bon exemple de cette approche, si on considère qu’en plus d’un espace public, l’école est aussi un espace de travail. La Cour européenne des droits de l’homme a décidé que les crucifix étaient un symbole de culture nationale plutôt qu’un cas de prosélytisme religieux. On ne pouvait donc demander leur enlèvement sur cette base. Dans cette affaire, la Cour européenne a accepté la dissymétrie entre religions en utilisant un critère culturel. Quand une pratique religieuse fait partie de la culture locale et n’est pas simplement une question de foi, alors cette coutume religieuse peut s’exprimer dans l’espace de travail, même s’il est public. Selon cette logique, une pratique religieuse qui n’est pas traditionnelle pourrait (mais ne doit pas !) par contre faire l’objet d’une discrimination dans le même espace de travail.

 

Voici un autre cas intéressant qui est parvenu à la Cour: il y a quelques années, une partie du clergé roumain voulait créer un syndicat professionnel de prêtres salariés, ce que leur patriarche leur avait interdit. Il s’agissait de fonctionnaires d’Etat qui ne travaillent pas toujours pour l’Eglise au sens strict, du fait de leur travail dans les écoles par exemple. La décision du patriarche avait été approuvée par les instances juridiques nationales et après avoir épuisé ces recours, les prêtres s’étaient tournés vers la CEDH. Ils avaient d’abord gagné en première instance, mais en appel, la Cour a finalement soutenu la décision roumaine en avançant l’argument qu’un prêtre, de par sa fonction, ne relève pas du droit de travail normal, même s’il est salarié.

 

La grande évolution dans l’approche de la Cour par rapport à la place du fait religieux au travail, c’est sa tendance à dissocier liberté religieuse et égalité religieuse. Elle considère qu’il y a une liberté de pratique religieuse mais que l’espace public peut très bien privilégier certaines religions. Dans l’hypothèse où une association juive ou islamique demanderait l’équivalence des fêtes religieuses, il est très probable que la cour européenne dirait non. On ne peut pas licencier un juif prenant un jour de congé pour le Yom Kippour, mais l’état n’a pas à mettre le Yom Kippour sur le même pied que Noël. Donc, pour résumer, liberté de religion oui, égalité religieuse non.

 

On a récemment vu apparaître en France de chartes internes sur le fait religieux dans des entreprises telles que Casino, la RATP, Paprec … Est-ce selon vous la bonne approche ? Le débat autour de la place de la religion au travail s’est-il intensifié ?

Bien sûr, aujourd’hui c’est un objet de débats publics, on ne parle que de ça. Le meilleur exemple est peut être le débat qui existe actuellement en France autour de l’affaire Babyloup. Et pourtant, il y a toujours eu des cas semblables et les tribunaux n’ont pas changé leur pratique : ils regardent les contrats de travail et évaluent la mesure dans laquelle la demande du croyant va à l’encontre du bon fonctionnement de l’entreprise. Une entreprise de télécommunications ne peut interdire le voile à ses opératrices parce qu’elles ne sont pas en contact direct avec le client, tandis que ça pourrait être le cas pour une vendeuse dans un magasin de chaussures ! Cette jurisprudence s’est développée il y a des décennies : depuis 1905, il y a eu des centaines de jugements portés devant la Cour de Cassation pour des questions de fait religieux au travail. Auparavant, il s’agissait surtout d’affaires liées à la foi juive et qui concernaient le port d’une kippa, ou le fait qu’un employé refuse de toucher du porc. Aujourd’hui, dès qu’on parle d’islam, on retrouve l’affaire dans tous les grands médias, mais c’est en fait un petit nombre de cas qui sont mis en avant, alors qu’il y a des millions de travailleurs musulmans en France.

 

En général, ces conflits se résolvent à l’intérieur de l’entreprise sur base de consensus, et c’est là qu’entrent en jeu ces chartes dont vous parlez. Les entreprises sont assez pragmatiques, et assez peu d’entre elles prennent une position idéologique par rapport au fait religieux. Ce n’est d’ailleurs pas leur rôle. Elles ne sont d’ailleurs pas vraiment demandeuses d’une législation, car cela compliquerait tout. En ce moment, les patrons s’en tiennent à deux critères pour résoudre leurs conflits internes : le bon fonctionnement de l’entreprise, ainsi que l’impact de la pratique sur son image. Une législation effacerait toute la zone grise où sont faits ces compromis locaux, les procès se multiplieraient, et ce n’est bien sûr pas ce que recherchent les entreprises. C’est une demande idéologique qui vient de l’extérieur et qui n’est absolument pas soutenue par les patrons d’entreprise.

 

Olivier Roy est politologue et professeur à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Il est également à la tête de ReligioWest, un projet de recherche qui étudie l’évolution des approches étatiques envers la religion en Europe et en Amérique du Nord.

 

Pour aller plus loin

Rapport 2013 du Groupe de travail du Parlement européen sur la liberté de religion ou de conviction (en anglais) 

Eweida et autres c. Royaume-Uni

 

Crédit image : Olivier Roy

 

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