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L’entreprise est créée à l’automne 1992. C’est un projet un peu particulier : elle doit assurer la reconversion professionnelle de travailleurs handicapés licenciés par l’industrie automobile, avec le double statut d’entreprise d’insertion et d’atelier protégé (aujourd’hui entreprise adaptée). Ses salariés d’origine, une cinquantaine, sont français, espagnols, portugais, maghrébins, turcs, sénégalais ou maliens. Ils ne sont pas franchement motivés par les questions religieuses mais habités par une haine froide contre leur ancien employeur, la grande maman automobile qui les a trahis et se soulage d’eux en les recasant dans une PME qui n’est même pas normale. Du coup ils reportent une bonne part de cette affectivité blessée sur leur nouvel employeur qui fait comme il peut avec cette rancune active.

 

prayer room

Les années passent, les salariés originaires s’en vont progressivement, préretraites, invalidités, décès… Ils sont remplacés par des travailleurs handicapés « normaux », issus des orientations COTOREP et de longues années de chômage qui les ont armés d’un scepticisme d’airain envers l’ANPE mais les ont gardés avec une forte motivation pour le travail et l’emploi salarié. L’effectif croît jusqu’à 140 opérateurs, presque 160 personnes avec l’encadrement. Le panel des nationalités se modifie : la proportion de Nord-Africains et d’Africains augmente. Il y a aussi des Pakistanais, des Sri-Lankais, des Serbes, pas nécessairement orthodoxes. Tout ce petit monde coexiste pacifiquement, du moins en surface. Les Algériens suspectent les Marocains, les Maghrébins regardent les Noirs africains de haut, notre Français de souche militant du Front national avec difficultés psy explose de temps à autre et, pour injure suprême envers ses collègues arabes et musulmans, les traite de « sales Juifs ». Mais ses victimes le regardent avec indulgence et demandent qu’on le réprimande mais sans excès parce que « le pauvre, il est comme ça ».

 

Le comité d’entreprise évolue de la même manière. Aux élus expérimentés (!) issus de l’automobile et de la CGT succèdent de nouveaux syndiqués, vigilants mais pas vraiment compliqués, qui gardent la mémoire de leurs longues années sans emploi. A la suite d’un putsch interne, FO devient le syndicat dominant puis unique. La Métallurgie FO locale veille sur eux avec dévotion : où y a-t-il ailleurs en Ile-de-France un FO majoritaire (à part chez l’ancienne Aérospatiale) ?

 

Le contexte économique change lentement. L’activité d’origine, équipement automobile, se contracte du fait de la politique méthodique de délocalisation des Faurecia, Valeo et autres grands de la sous-traitance automobile. Comme ça se passe en douceur, à l’occasion de l’arrivée de nouveaux modèles de véhicules, l’INSEE ne voit évidemment pas cela dans ses statistiques d’emplois transférés… L’entreprise se pose des questions : mort douce programmée ou conversion ? En avant pour la conversion, une vraie : vers la blanchisserie industrielle, mais on garde la convention collective de la métallurgie parisienne et les salaires qui vont avec (135% du SMIC en moyenne pour les opérateurs), le même CE, la même FO.

 

FO est comme la direction : au fil des années elle voit se lever l’affirmation identitaire musulmane. Dans les moins de 40 ans, il y a maintenant des pratiquants visibles et dans les plus de 50 ans il y a quelques convertis pour cause d’assimilation amoureuse, quelquefois par compromis sans conséquence, parfois avec adhésion profonde, voire passionnelle. Tout ça se passe silencieusement, souterrainement. Cela affleure dans des conversations, dans la visibilité chaque année plus forte de l’observance du Ramadan, observance héroïque quand il tombe au cœur de l’été dans cette activité qui génère une si forte chaleur. Cela se laisse entrevoir dans des absences sur les lignes de production vers 16 h 30/17 heures. Quelques opérateurs se retirent discrètement dans les vestiaires, y déroulent leur tapis de prière, et font leur oraison et reviennent à leur poste comme après une pause cigarette.

 

Les vestiaires sont des locaux tout à fait convenables, mais pas idéaux pour la prière, ne serait-ce que parce que des non-croyants (ou non-pratiquants) peuvent survenir à l’improviste et, s’ils restent pour la plupart discrets ou indifférents, marquent parfois un peu d’ironie, voire une nette désapprobation que ne suscite jamais une simple pause cigarette : « Une fois de plus tu bosses pas ? »

 

Et un jour, inopinément, arrive la demande. Un opérateur musulman, né en France de parents maghrébins, élu du personnel, excellent salarié, vient voir son directeur et lui expose simplement les choses : « Voilà, tous les après-midi je dois faire la prière. L’agent de maîtrise, quelquefois il dit rien, quelquefois il s’énerve. Et puis le vestiaire pour prier c’est pas bien. Dieu, il a droit à quelque chose de mieux. Il y a là-bas une pièce qui sert à rien. On peut pas la prendre pour y faire une salle de prière ? » La demande est claire, exprimée avec calme et, effectivement, cette pièce reste pratiquement vide en permanence. En fait, mais il ne le dit pas, il est le porte-parole de quelques camarades à peine trentenaires, embauchés en même temps autour de leurs 20 ans et qui ont acquis ensemble assurance, compétence et efficacité.

 

Embarras, évidemment, du directeur qui n’en montre rien et en bon social-démocrate suggère qu’on y réfléchisse puis, peut-être, qu’on en parle. L’interlocuteur paisible n’y voit pas de rejet et repart tranquille. A chaque CE l’ordre du jour se termine par « Questions diverses ». Fin de CE, le président demande s’il y a questions diverses. Et l’élu en a une, justement celle-là qu’il dit avec un peu d’hésitation. Et pour cause il n’en a pas soufflé mot au secrétaire du CE ni au délégué syndical, l’un musulman, l’autre non. Tous deux plongent la tête dans la suite de l’ordre du jour, les questions DP. Le président, toujours aussi social-démocrate, propose qu’on inscrive ça à l’ordre du jour du prochain CE et que d’ici là on en parle.

 

Et il en parle. Toujours en tête-à-tête. Avec les agents de maîtrise. Avec les leaders informels. Avec le Juif visiblement traditionnaliste. Avec deux ou trois salariés qui, de notoriété publique, sont des chrétiens convaincus. Et puis il téléphone à l’Union locale dont il a connu le responsable dans une autre vie professionnelle et dont il connaît les engagements laïcs et humanistes. A tout hasard, à l’occasion d’une rencontre inopinée, il en dit quelques mots à la DDTEFP. Au fil des jours, la plupart des musulmans de l’entreprise en le croisant abordent le sujet, avec hésitation parce qu’ils ont peur d’un rejet brusque qui les obligerait à se poser en opposants, ou bien parce qu’ils cherchent comment dire qu’ils n’en ont aucune envie bien que musulmans. Les arguments : « On est là pour travailler » ; « de toute manière si on veut prier on peut le faire, personne nous a jamais empêchés » ; « si on en fait une pour nous, les chrétiens vont en demander une, non ? » ; « et puis le Juif, est-ce qu’il voudra une petite synagogue ? » ; « si on commence, il y a des femmes qui voudront se voiler ». Un écho revient d’une réunion à l’union syndicale, il ne faut pas répondre positivement à cette demande, mais il faut se débrouiller pour que ça ne se fasse pas, sans obliger personne à un refus formel ; lambinons et enterrons.

 

Ainsi fut fait. Le CE suivant oublia le problème et personne ne releva cet oubli. Encore un mois plus tard, le président marmonna que la question semblait réglée. Plus personne n’en reparla jamais et la première fois qu’une stagiaire fit une apparition voilée, ses collègues musulmans, ceux-là même qui souhaitaient cette salle, lui expliquèrent très clairement que, pour des raisons de sécurité (lesquelles ???), elle ne pouvait pas le rester. Une vigilance toute particulière est apportée à la propreté du vestiaire hommes et quelques tapis de prière s’y déroulent dans un consensus aussi général qu’implicite.

 

Le directeur se demande régulièrement combien durera cet évitement convivial. Noyer à nouveau un poisson qui ressusciterait revigoré, saura-t-il faire ? Il se dit que le président Queuille, illustre radical-socialiste corrézien qui a fait des émules, avait bien raison : « Il n’est pas de problème si urgent qu’une absence de décision aujourd’hui ne puisse résoudre demain »

 

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D’un métier à l’autre : histoire d’une conversion (Metis – mars 2015)

Crédit image : Claude Emmanuel Triomphe

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.