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Danielle Kaisergruber

Une soirée avec des copains : on discute. Une question à la ronde : « Et toi tu payes tes impôts ? ». Eh oui tous mes copains payent leurs impôts, juste parce qu’ils sont salariés et qu’il n’y a guère de moyens de faire autrement. Tout est déclaré (maintenant, c’est même pré-rempli…), parfois quelques revenus d’épargne, voire le produit d’une location viennent s’ajouter, et un petit investissement écolo vient se déduire.

 

Seulement voilà, tout le monde n’est pas comme ça : il y a eu un certain Thomas Thévenout, député, qui oubliait chaque année de payer ses impôts. Et un certain Jérôme Cahuzac, lui était ministre, qui n’avait rien oublié mais juste nié, à l’Assemblée Nationale, devant la « représentation nationale » comme l’on dit, qu’il eût jamais, au grand jamais, songé à mettre quoi que ce soit en Suisse ! Aujourd’hui avec le « Swissleaks » et l’examen minutieux des comptes clients de la filiale suisse de HSBC, on s’aperçoit que « l’externalisation » de revenus divers et variés, mais souvent perçus en liquide, vers des pays « zéro impôt » est devenue une véritable industrie. Une organisation gigantesque de la fraude à l’échelle internationale que l’ICIJ, un consortium international de journalistes d’investigation, a décortiquée et que le journal Le Monde a détaillée la semaine dernière. Merci à ces 154 journalistes originaires de 47 pays différents : le plus souvent, les comptes ouverts dans cette filiale suisse de la deuxième banque du monde débouchaient sur la création de sociétés dans des paradis fiscaux et il fallait les pister avec persévérance. La justice française a ouvert de nombreux dossiers pour « démarchage bancaire et financier illicite et blanchiment de fraude fiscale », l’administration des impôts s’emploie également à recouvrer le maximum des sommes dues au travers de la bien nommée « cellule de dégrisement » du ministère du Budget. Côté « égalité devant l’impôt », c’est pas ça : il y a davantage de patrons que d’employés, plus de chirurgiens que d’aides-soignantes…

 

Et là on parle uniquement d’activités illicites, frauduleuses. L’optimisation fiscale, elle, est tout ce qu’il y a de plus légale. C’est le propos du film documentaire Le prix à payer (Voir la chronique de Jean-Marie Bergère dans Metis).

 

Payer ses impôts, franchement, personne n’aime. Mais emprunter les routes, le plus souvent bien entretenues voire refaites avec les fonds européens dans de nombreux pays, même les belles départementales de l’Ardèche ou de l’Hérault qui traversent les Cévennes, ça oui. Ou bien utiliser les équipements collectifs de sa ville, aller à la médiathèque, à la piscine, au parc voisin, au musée s’il y en a un. Et les enfants à l’école, et l’hôpital quand on est malade, et le RSA, et… C’est l’une des raisons pour lesquelles personnellement je pense que tout le monde – même les très petits revenus – devrait payer des impôts, à proportion certes. Mais je sais que c’est un grand sujet de débat.

 

Impôt et travail

Les impôts, c’est la contribution de chaque particulier, de chaque entreprise et de chaque « rentier » à la vie collective, au « vivre ensemble ». Pour beaucoup, les impôts dits sur le revenu sont essentiellement basés sur le travail : celui qui procure à chacun des revenus lorsqu’on a la chance d’avoir un emploi. Pour d’autres, c’est basé sur un « revenu de substitution ou de remplacement », une allocation chômage ou bien une retraite, c’est-à-dire le résultat de cotisations tout au long d’une vie de travail, ou d’autres allocations. Au-delà, c’est tout le système de protection sociale, le « Welfare state » qui est basé sur le travail : ce n’est pas rien. Ce sont les retraites, les allocations familiales, l’assurance -maladie dont les caisses sont alimentées par les cotisations sur les salaires des employeurs et des employés.

 

Or le travail change et va continuer de changer. L’importance du chômage diminue les ressources de la protection sociale et la met en crise, et les changements qu’apporte la société numérique, intelligence artificielle, économie de services à la demande, remplacement de nombreuses activités tertiaires par des algorithmes, risquent bien de porter encore atteinte au volume et à la forme des emplois. Les contours du travail et de l’emploi deviennent plus mouvants, les frontières entre le travail salarié et le non travail deviennent plus insaisissables. Les statuts : salarié, travailleur indépendant, entrepreneur, retraité, intermittent…s’hybrident de plus en plus. L’économie collaborative elle-même permet le développement d’activités non rétribuées ou rétribuées de manière non classique, donc non fiscalisées. Il devient de plus en plus difficile de faire reposer sur le travail l’essentiel des ressources du vivre ensemble. Pour dessiner ces nouvelles figures du travail et de l’emploi, METIS s’associe avec la Société Française de Prospective pour organiser un Colloque en Avril « Allons-nous vers une déconnexion revenu/travail ? ». Nous vous en reparlerons.

 

D’autres ressources collectives

Les richesses générées par la mondialisation doivent contribuer à fabriquer les ressources collectives : est-il normal que le Luxembourg (et Jean-Claude Junker lorsqu’il en était le premier ministre) ait encouragé les sociétés multinationales à placer dans ce pays des milliards d’euros en dépouillant les autres Etats européens des recettes fiscales leur revenant. Ou que des systèmes tout à fait légaux permettent à des entreprises de loger dans des pays « zéro impôt » les bénéfices réalisés sur un autre territoire. L’économie moderne est celle des flux numériques et des grands nombres : au chapitre des fortunes extravagantes des artistes ou sportifs, par ailleurs bons clients d’HSBC, l’économiste François Bourguignon fait observer que Caruso avait vendu un million de disques de par le monde et moins d’un siècle plus tard, Pavarotti plus de 100 millions, tandis que l’auteur de Harry Potter bénéficie d’un revenu annuel de 300 millions de dollars ! (La mondialisation de l’inégalité, 2012). L’économie moderne mondialisée et de masse doit aussi contribuer à fabriquer des ressources collectives.

 

A partir de la petite question « Et vous, vous payez vos impôts ? », on voit que le chantier est immense : sa dimension européenne d’harmonisation fiscale entre les Etats membres est impérative, sa dimension de contrôle par la coopération entre les Etats et de régulation à l’échelle internationale est nécessaire. Mais il y faut aussi un peu d’imagination fiscale, ce qui est normalement une qualité très répandue ! On a su inventer un impôt qui suit les marchandises et les services, la TVA (le « on » ce fut VGE). On doit trouver comment faire contribuer les flux gigantesques qui traversent le monde, flux financiers, flux de musique en streaming, flux d’images, de publicités, d’informations et de nouveaux services, de voitures avec ou sans chauffeurs… Le vivre ensemble demande de l’égalité et de la solidarité.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.