par Andrea Serra
Les réformes du travail engagées par le Gouvernement Renzi affectent profondément la réglementation du marché du travail et vont entraîner selon toute probabilité une mutation des équilibres qui depuis la fin de la guerre ont constitué la base du « pacte social » qui a porté l’Etat du « welfare ». Andrea Serra de la rédaction du site Utoya décrypte pour Metis les changements apportés par la toute récente loi Renzi dite « Jobs act ».
Le récent « Jobs Act » semble coller à la pensée « mainstream » selon laquelle la flexibilité du travail est la voie obligatoire si l’on veut augmenter l’emploi et améliorer l’efficacité du marché : la réduction de la protection d’un côté et la flexibilité du marché du travail de l’autre, sont suffisantes pour attirer les investissements étrangers et, en même temps, pour convaincre les entrepreneurs de ne pas délocaliser vers des pays plus « avantageux ». Pour tout dire, le droit du travail au service du marché : voilà le changement de paradigme qui s’annonce. Exactement celui que la BCE a demandé à l’Italie d’engager dans la lettre signée par Mario Draghi et Jean-Claude Trichet (c’était le 29 septembre 2011, Silvio Berlusconi était encore premier ministre et il s’apprêtait à céder le pouvoir à Mario Monti).
Dans une synthèse rapide, ces réformes esquissent un système de flexicurité introduisant de nombreux éléments de flexibilité et un mix de politiques actives et passives destinées à ceux qui ont perdu leur emploi. La flexibilité a été augmentée à l’entrée du marché du travail, dans le contrat de travail, et enfin, à la sortie, c’est à dire en relation avec les normes concernant les licenciements individuels. Le contrepoids à ce système massif de flexibilité consiste dans des formes d’incitation au contrat de travail à durée indéterminée, de l’extension des formes de soutien au revenu des chômeurs et du nouveau contrat de réemploi.
Entrer sur le marché du travail
La première disposition en matière de travail prise par le gouvernement a été la réforme du contrat à durée déterminée (loi n° 78/2014) qui a changé radicalement la philosophie du contrat à durée déterminée : d’un contrat auquel on pouvait recourir seulement pour des raisons de caractère « technique, de production, d’organisation ou de substitution » – ou encore dans l’absence de telles raisons mais seulement de façon exceptionnelle (c’est à dire dans le cas d’un premier contrat de travail et pour un maximum de 12 mois) – on est arrivé à une libéralisation totale de ce contrat. En pratique, l’entreprise peut désormais passer une multiplicité de contrats à durée déterminée avec le même travailleur sans avoir l’obligation d’indiquer les motifs pour lesquels ce type de contrat a été choisi. La durée globale des contrats à durée déterminée est de 36 mois avec la possibilité de le prolonger en signant un nouveau contrat auprès des services de la Direction territoriale du travail pour 12 mois supplémentaires.
Ce vaste recours aux contrats à durée déterminée s’accompagne de la possibilité pour l’entreprise de disposer d’un riche éventail de différentes typologies contractuelles afin de mieux organiser et d’ « ajuster » les effectifs en fonction de contingences singulières ou de nécessités particulières. Il s’agit des formes de flexibilité introduites en Italie depuis 1997 : travail en administration, adjudication de main d’œuvre, « job on call », travail occasionnel (qui rappelle, en certains sens, les mini-jobs allemands), formes autonomes de collaboration, apprentissage, temps partiel.
La flexibilité dans le contrat de travail
Cette autre forme de flexibilité est introduite par la « rétrogradation » c’est à dire la possibilité donnée à l’entreprise d’utiliser le travailleur, à égalité de salaire et d’encadrement, pour des tâches de niveau inférieur à celles pour lesquelles il a été engagé. Cela pourra intervenir au cas d’une « modification de l’organisation de l’entreprise qui affecte la position du travailleur » Dans le système italien sont déjà présentes des hypothèses selon lesquelles il est possible de prévoir le changement des attributions (et aussi in pejus) : lorsque le déclassement constitue l’unique alternative au licenciement ; lorsque le travailleur ne peut plus exécuter les tâches qui lui ont été attribuées (par inaptitude physique) ; en cas de licenciement collectif afin de réduire le nombre de licenciements, etc.. Cependant, tout ceci intervient en référence à des règles précises (stabilité de la loi et de la jurisprudence) et souvent dans le cadre de conventions collectives qui circonscrivent le ius variandi de l’employeur. La réforme introduit, mais on ne sait pas encore dans quelle mesure, la possibilité que la rétrogradation soit mise en œuvre de manière unilatérale par l’entreprise. Rien n’est dit relativement à l’hypothèse selon laquelle la rétrogradation intègre un cas particulier discriminatoire, ni la sanction qui frappe le travailleur qui refuse la rétrogradation.
Le « jobs act » ajoute d’autres éléments de flexibilité à ceux auxquels l’entreprise peut recourir pendant le contrat de travail, par exemple en ce qui concerne les contrats à temps partiel (élasticité plus grande de l’horaire de travail) ou bien le travail occasionnel (utilisé pour tout type de tâches) ou encore pour l’apprenti (annulation de la rémunération durant les heures de formation)
Le contrat à protection croissante ou la flexibilité à la sortie
Le barycentre du « jobs act » consiste dans le contrat de travail à durée indéterminée auquel le Gouvernement a donné des incitations économiques et normatives. D’un point de vue économique, les entreprises qui le mettront en œuvre en 2015 pourront obtenir un allègement total des cotisations sociales pour une durée de trois ans (pour un maximum de 8000 € par an). D’un point de vue réglementaire, l’incitation consiste en une transformation de la précédente réglementation en matière de protection du travailleur licencié injustement.
Il s’agit ici du très emblématique article 18 du Statut des travailleurs – introduit en 1970 dans les entreprises de plus de 15 salariés – et qui est, depuis son adoption, au centre de toutes les querelles politico-syndicales en vue de son élimination ou de son extension erga omnes. L’article 18 règlemente les sanctions contre les licenciements illégitimes, que ce soit par absence d’une juste cause, ou d’un défaut de motivation ou autres. Jusqu’à 2012, la seule sanction consistait en la réintégration du travailleur dans son poste de travail, avec en outre un imposant dédommagement économique. Une loi de 2012 avait déjà affaibli le droit à la réintégration en faveur de la seule indemnisation économique. Le « jobs act » va au-delà en éliminant toute possibilité que le travailleur injustement licencié retrouve son poste de travail au profit d’une indemnité économique équivalente à deux mois de son dernier salaire par année d’ancienneté, pour un total qui ne sera pas inférieur à 4 ni supérieur à 24 mensualités.
Ce que le Gouvernement appelle « contrat à protection croissante », n’est rien d’autre que la suppression du droit du travailleur licencié à reprendre son poste de travail, auquel se substitue une indemnisation croissante sur la base du nombre d’années passées dans l’entreprise. Par exemple, dans le cas d’un licenciement économique où l’entreprise déclare être en crise et licencie un travailleur avant d’employer un autre travailleur pour les mêmes attributions : dans ce cas, le licenciement ne peut être qu’illégitime, mais le juge, à la différence de la réglementation antérieure, ne pourra pas décider de le réintégrer. Dans le cas d’un licenciement disciplinaire pour un travailleur arrivant à son poste de travail avec 5 minutes de retard, le juge peut retenir qu’entre le fait contesté (le retard) et la sanction appliquée (le licenciement) il y a une disproportion ; ceci dit, même dans une telle situation, si le juge donne raison au travailleur licencié, il ne pourra plus ordonner la réintégration dans le poste de travail, mais seulement un dédommagement calculé sur la base de l’ancienneté. En général, dans le cas d’un licenciement disciplinaire, la seule possibilité pour le travailleur de reprendre son poste de travail est de démontrer que le fait matériel qui lui est reproché n’a pas été commis par lui. Les autres situations dans lesquelles il restera possible de réintégrer le poste de travail sont le licenciement annulé pour cause de discrimination (pour raisons politiques, syndicales, etc.), car pris en violation d’une interdiction figurant dans la loi (grossesse, mariage, etc.).
Cette architecture réglementaire permet à l’entreprise de savoir à chaque instant à combien se monterait le coût d’un licenciement (illégitime) ; le juge n’a pour seul devoir que d’établir la légitimité ou l’illégitimité du licenciement, et dans ce dernier cas, de déclarer la fin du contrat de travail et de se limiter au simple calcul mathématique pour évaluer le montant exact de l’indemnité. En d’autres termes, le système précédemment en vigueur – et certainement erroné – laissait l’entreprise dans l’incertitude totale sur la décision qu’allait prendre le juge sur les coûts directs et indirects du licenciement et sur la durée du contentieux. Le nouveau système introduit lui la quantification prédéterminée du coût du licenciement : on est passé d’un extrême à l’autre ! L’entreprise qui engage un travailleur en 2015 est immédiatement en mesure de quantifier l’économie sur trois ans liée au recrutement (8 mille x 3 ans = 24 000 euros) et de calculer à l’avance le coût du licenciement illégitime au cas où il en serait décidé ainsi disons au bout de 4 ans (2 mois de salaire par an = 8 mois de salaire).
Par ailleurs, le recours au juge devient toujours plus facultatif. En effet le « jobs act » a prévu, afin de décourager le recours judiciaire, l’introduction d’une nouvelle forme de conciliation. L’entreprise peut offrir au travailleur une allocation concernant la fin de son contrat d’un montant égal à un mois de salaire par année de service (avec un minimum de 2 et un maximum de 18 mois de salaire) et dont l’acceptation par le travailleur suppose qu’il ne fasse pas appel au juge. Un système très alléchant qui permettrait d’offrir au travailleur, plus rapidement que selon les procédures en vigueur, une somme au titre d’indemnité d’un montant très proche de celui que le juge pourrait lui reconnaître. Selon cette modalité, le licenciement, plutôt que de relever d’un jugement public, devient une affaire privée entre l’entreprise, le travailleur et le fisc.
Le soutien au revenu des chômeurs
La diminution des protections au poste de travail est compensée par une fragilisation accrue des protections du marché du travail. C’est ainsi que l’assurance chômage est étendue (un plus grand nombre de travailleurs pourront en bénéficier et pendant plus longtemps, 24 mois pour ceux qui auront contribué pendant 4 ans) et que cette prestation pourra se poursuivre pendant 6 mois supplémentaires avec la nouvelle Allocation Sociale, mais seulement pour les travailleurs qui seraient dans des conditions économiques désavantageuses.
L’autre nouveauté consiste dans le contrat de réemploi : un service d’outplacement selon lequel celui qui a été licencié ou est au chômage a le droit de recevoir auprès des services de l’emploi public ou auprès d’entités privées accréditées, une assistance soutenue dans la recherche d’emploi. Le contrat reconnaît au titulaire un bon (voucher) proportionnel à son propre profil professionnel et utilisable auprès des agences spécialisées. Ces dernières doivent garantir une offre de services de réemploi les plus avancés et pourront encaisser le bon seulement en cas de résultat. De son côté, l’intéressé aura l’obligation de participer aux actions de recherche d’emploi, de formation et de requalification professionnelle « visant des débouchés cohérents avec les besoins du marché du travail ». L’absence de participation à ces actions ou le refus sans justification d’une offre d’emploi adaptée se traduit par la perte du droit au réemploi. Sur cet aspect de la réforme, limitons-nous à observer que le contrat de réemploi ne peut fonctionner que dans des conditions déterminées : que les postes de travail disponibles sur le marché soient en nombre suffisant pour absorber, au moins en partie, la demande de travail de la part des chômeurs (ce qui est possible seulement dans les économies en croissance, même faible) ; que les agences d’outplacement soient capables de créer une adéquation entre l’offre et la demande qui puisse bien faire le lien entre la demande de l’entreprise et les qualités professionnelles du travailleur. Il est certain que les services publics de l’emploi ne seront pas en mesure d’assurer cette prestation vu qu’en Italie, seulement 1% de ceux qui cherchent du travail en trouvent par leur intermédiaire. Comment pourrait-il en être autrement sachant qu’en Italie les services de l’emploi disposent seulement de 9 000 agents, contre 49 000 en France et 115 000 en Allemagne ?
Le « Jobs Act » – comme le premier ministre a ainsi défini l’ensemble de ses réformes – prend ses distances par rapport à la culture du travail qui a tenu une place centrale pendant le 20è siècle et qui concevait le droit du travail comme le cadre juridique adapté permettant la satisfaction des besoins de protection des travailleurs ainsi que le rééquilibrage des rapports de force entre capital et travail. Toutefois, cet édifice travailliste du passé n’était plus en mesure de correspondre à la complexité du marché du travail et d’offrir des instruments d’inclusion pour les catégories toujours plus larges de travailleurs privés de droits. La réforme du travail pouvait être l’occasion d’une mise à jour de cette culture et d’un engagement dans une voie de sortie progressiste de la crise économico-sociale causée par le néolibéralisme. Or le nouveau modèle de flexicurité proposé apparaît, en ce moment, garantir « plus de flexibilité et moins de sécurité » dans un pays comme l’Italie qui présente d’énormes retards sur le versant de la protection sociale (absence d’un salaire minimum, absence d’un modèle de welfare en soutien aux catégories pauvres, faiblesse chronique des politiques actives et passives). Dans les dernières années, la situation prolongée de crise économique a tragiquement mis en évidence cette faiblesse en provoquant de profondes fractures sociales : croissance du chômage (depuis le début de la crise le pays a perdu 2 millions de postes de travail ; le taux de chômage des jeunes a dépassé 40% ; le taux d’activités atteint 55,8%) ; baisse des salaires (en raison également du non renouvellement de nombreux contrats de fonctionnaires) ; augmentation de la pauvreté. Le pays aurait donc eu besoin d’une inversion de tendance drastique, mais les réformes sont bien au contraire inspirées par cette « idéologie de la flexibilité » qui a favorisé, dans les deux dernières décennies, l’injection de doses massives de flexibilité dans le marché de l’emploi italien dont les effets néfastes se sont reflétés au niveau macroéconomique et ont entrainé une détérioration des conditions économiques et sociales .
Traduction de Jean-Raymond Masson, membre du comité de rédaction de Metis et que nous remercions chaleureusement.
Crédit image : CC/Flick/Jon Culver
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