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par Thomas Schnee

Souci d’économie, pénurie de main-d’œuvre, aspirations à un meilleur équilibre de vie… Outre-Rhin, les firmes flexibilisent de plus en plus leurs organisations à coups de temps choisi et de télétravail. Non sans risques pour les salariés, faute de garde-fous. Metis reprend ici avec leurs aimables autorisations un article de Thomas Schnee publié par Liaisons Sociales Magazine (n° 154 du 03/09/2014).

 

Working from homeS’endormir à son travail parce qu’on a regardé les matchs de la dernière Coupe du monde de football tard dans la nuit ? Les salariés du siège de l’entreprise allemande EBM-Papst, leader mondial des ventilateurs industriels, n’ont pas connu ce problème et ont pu suivre sans difficulté le formidable parcours de leur « Mannschaft ». Ce n’est pas étonnant, puisqu’ils travaillent quand ils veulent, ou presque. Depuis le début de l’année, cette entreprise familiale implantée à 100 kilomètres au nord de Stuttgart a en effet introduit un dispositif de temps de travail « révolutionnaire » qui concerne dans un premier temps ses 1 000 collaborateurs du management et des services centraux (sur 11 000 salariés). De la standardiste au directeur, chacun a désormais la possibilité de gérer son temps de travail comme il l’entend. Seules obligations : assurer ses 38,5 heures par semaine avec une présence minimale de quatre heures par jour, en bloc, entre 5 heures et 20 heures.

« Évidemment, un salarié n’arrive pas le matin en déclarant qu’il prendra son après-midi. Mais il n’existe pas de plannings mensuels. On ne veut pas trop planifier, sinon le système perd tout son attrait », explique le porte-parole de l’entreprise. Six mois après la mise en place de cette nouvelle organisation, le feed-back des représentants des salariés est positif. La chef de projet mère de famille avec enfants en bas âge, le technicien qui est également conseiller municipal ou encore le jeune informaticien qui parfait son profil via un diplôme d’enseignement à distance, tous apprécient la possibilité de répondre à une urgence en pleine journée, de fixer un rendez-vous extraprofessionnel au beau milieu des plages horaires classiques ou de travailler en bloc plusieurs jours pour pouvoir profiter d’un très long week-end. « Seuls quelques managers ont du mal à accepter cette nouvelle gestion du personnel », signale-t-on.

 

Le cadre classique éclate

 

Outre-Rhin, peu d’entreprises vont aussi loin qu’EBM-Papst. Mais que ce soit chez SAP, Bosch, Trumpf ou Siemens, parmi bien d’autres, la tendance est là : le cadre classique du travail est en train d’éclater, tant dans le temps que dans l’espace. La dématérialisation des données, qui permet de transporter une armoire de dossiers dans sa poche via une clé USB, facilite le travail mobile et le home officehors des murs de l’entreprise. Par ailleurs, les modèles différenciés de temps de travail se multiplient au sein d’une même entreprise. Par exemple pour mettre en place une organisation du travail moins coûteuse et plus apte à réagir aux évolutions du marché. Ou pour rendre ses salariés plus heureux et donc plus résistants au stress et aux maladies. Ou encore, comme le souligne le journaliste spécialisé Markus Albers dans son ouvrage Morgenkommichspäter rein(« Ce matin j’arrive plus tard »), pour optimiser le recrutement : « Pour attirer les meilleurs et maintenir leur niveau de créativité, les employeurs doivent de plus en plus adapter leur organisation du travail aux vœux de leurs salariés », assure-t-il.

En Allemagne, le facteur attractivité est d’autant plus important que le vieillissement démographique laisse planer le spectre de la pénurie de main-d’œuvre. Les experts du marché de l’emploi estiment qu’il pourrait ainsi manquer de 3 millions à 6,5 millions de travailleurs à l’Allemagne à l’horizon 2025. C’est d’ailleurs pour répondre à ce défi que le gouvernement fédéral a relevé l’âge de la retraite à 67 ans, réorienté sa politique d’immigration pour mieux accueillir les diplômés étrangers ou encore augmenté le nombre de places de crèche pour faciliter le travail des femmes. Sur le terrain, le P-DG d’EBM-Papst, Rainer Hundsdörfer, vante la transition « d’une culture du travail basée sur la présence à une culture du travail orientée vers la réalisation des objectifs ». Mais le déplacement, ou l’effacement, de la ligne de partage entre vie privée et vie professionnelle peut se révéler problématique tant pour le salarié que pour sa hiérarchie.


Travailler plus

 

Le fabricant de produits cosmétiques bio Weleda a aussi choisi il y a quelques années de mettre en place un modèle plus flexible dit de « travail à la confiance » (Vertrauensarbeit). Un bon tiers des 1 000 salariés de l’entreprise travaille aujourd’hui à l’objectif et n’est plus soumis au contrôle de la pointeuse. Mais le passage a été difficile : « Cela demande un profond changement des mentalités », expliquait la DRH de l’époque, Doris Ehrensberger-Urbach, soulignant que ces salariés doivent soudainement apprendre à s’auto-organiser. « La tendance constatée n’est pas de se reposer plus mais de travailler plus. Les supérieurs hiérarchiques doivent faire attention à ce que leurs collaborateurs ne se surchargent pas inutilement », prévient-elle. De leur côté, les managers se retrouvent, en plus de leur travail normal, à jouer les contrôleurs, les organisateurs et/ou les coachs.

Pour Wilhelm Bauer, directeur de l’Institut Fraunhofer pour les sciences et l’organisation du travail, ces nouvelles organisations pèsent tout spécialement sur le management intermédiaire : « Le changement est particulièrement fort pour eux. Ils ne disposent plus du cadre et des instruments de contrôle traditionnels sur leurs collaborateurs puisque ceux-ci travaillent à des moments et avec des temps différents. Ils doivent donc apprendre à diriger différemment. » Aider ces managers, mais aussi leur donner un cadre et apporter des corrections au modèle est souvent nécessaire. C’est ce que vient de faire l’équipementier allemand Bosch avec son home office. « Nous proposons une centaine de modèles de temps de travail, et notamment le home office qui permet de travailler jusqu’à deux jours par semaine à la maison », explique Sven Kahn, porte-parole de Bosch pour la politique du personnel, affirmant que le home office est plébiscité par les salariés.

Pourtant, un sondage interne réalisé en 2013 à l’initiative du syndicat IG Metall et du CE central a mis en lumière des points de blocage. Dans le dispositif d’origine, le salarié déposait une demande dont l’acceptation dépendait de l’appréciation de son supérieur direct : « Nous nous sommes aperçus que la demande pour le travail à la maison était forte, plus de 50 % des salariés le souhaitent, mais que l’encadrement, inquiet, refusait souvent. Avec le CE, nous avons donc renégocié l’accord-cadre et décidé que ce ne serait plus au salarié de justifier sa décision, mais à son supérieur de motiver son refus du home office , ce qui n’est possible que dans des cas exceptionnels », précise Sven Kahn. Mais à travailler ainsi un ou deux jours par semaine à la maison, le salarié « libéré » court le risque de ne plus faire la différence entre vie privée et vie professionnelle. « Le danger que le salarié laissé à lui-même en fasse plus est réel. Le fait qu’il soit pour une part de son temps son propre « surveillant » est problématique car il ne se rend plus forcément compte de ses limites et du moment où il les dépasse », note Wilhelm Bauer.

 

C’est notamment pour lutter contre de telles dérives que Volkswagen, Deutsche Telekom ou Deutsche Bahn ont négocié avec leurs comités d’entreprise des procédures très précises d’envoi et de consultation des messages professionnels, qui sont désormais tabous le week-end. En février dernier, les partenaires sociaux du constructeur BMW ont aussi signé un accord qui permet aux salariés qui le désirent de signaler leur « non-disponibilité » pour recevoir des courriels hors temps de travail. L’accord précise même que les messages pourront être automatiquement détruits, après notification à l’employeur.Chez Deutsche Telekom, les cadres doivent s’engager par écrit à ne pas communiquer avec leurs subordonnés hors temps de travail. Sauf exception, qui fait alors l’objet d’une convention individuelle spécifique. Quant au géant automobile Volskwagen, il a mis en place dès 2011 un dispositif permettant aux cadres de ne recevoir ni e-mails ni appels téléphoniques hors temps de travail. Fin 2011, 1 154 d’entre eux avaient déjà opté pour une telle protection. Ils étaient 3 500 deux ans plus tard.

 


Contreparties

 

« Le niveau de performance exigé dans le monde de l’entreprise a crû énormément ces dernières années. Logiquement, le stress et les maladies psychosomatiques ont progressé et commencent à atteindre des taux alarmants. Après la sécurité de l’emploi et le montant des salaires, le temps de travail est devenu la principale préoccupation de nos adhérents », explique Jörg Hofmann, le vice-président d’IG Metall. À cet égard, le syndicat considère la maîtrise par les salariés de leur temps de travail comme l’un des grands enjeux des années à venir. « Les employeurs doivent comprendre que la flexibilisation du temps de travail ne peut se faire sans contrepartie. Les salariés sont d’accord pour flexibiliser leurs horaires. Mais, en retour, ils doivent obtenir la possibilité de codécider de l’évolution de leur temps de travail. Pour cela, nous devons développer et négocier de véritables stratégies internes de gestion du temps de travail », ajoute Jörg Hofmann.

À l’égard de ces nouvelles organisations du travail à la carte, la position officielle d’IG Metall est donc tout à la fois bienveillante et méfiante : « À première vue, le temps de travail basé sur la confiance, ça a l’air formidable… Mais cela peut se transformer en travail non-stop ou permettre à l’employeur de rejeter la responsabilité de l’atteinte des objectifs sur les seuls salariés. » Au siège du syndicat des métallos, on est bien en peine de citer des exemples d’entreprises où cet équilibre fonctionne vraiment.

 

encadré shnee final

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