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L’émulation de la compétition, l’aiguisement des compétences, l’épanouissement personnel, l’obsolescence des entreprises… tels sont les facteurs qui mènent le jeune travailleur d’aujourd’hui à rêver d’horizons multiples, périodiques et stimulants, mais qui s’avèrent incertains et instables. Nouvelles aspirations professionnelles ou reflet d’une inévitable insécurité de l’emploi ? Wenceslas Baudrillart nous livre son billet d’humeur.

 

 

Millennials Jam Workshop: Youth and ICTs beyond 2015Le consultant junior, diplômé d’une solide école de management, embauché par l’un des Big Three, ou moins big, n’imagine pas un instant passer sa vie dans le même cabinet, dans lequel il voit pour principal intérêt le fait de changer périodiquement de sujet et de lieu de travail, ce qui lui permettra ultérieurement de naviguer entre des univers professionnels variés échappant à l’obsolescence et lui permettant d’actualiser ses compétences au fil des nouvelles compétitions. Le jeune bachelier qui, après deux à trois ans de galère entre missions locales et stages, s’embarque sur Eurostar pour devenir serveur dans un restaurant londonien, avec un logement ruineux dans une banlieue lointaine desservie par un métro cahotant, tient le même discours sur le caractère transitoire de cette occupation et rêve de son futur départ pour Abu Dhabi ou Shanghai où il exercera un métier indéfini pour des employeurs non identifiés. Même discours chez le jeune carreleur qualifié qui se voit passer de chantier en chantier, ici pour un grand du bâtiment, là pour un artisan, là pour quelques semaines au noir, ce métier et cette organisation du travail lui permettant en fait de ne pas vivre sous la coupe d’un chef.

 

Entre eux, des fossés, probablement de l’origine sociale, certainement du cursus d’études, de la qualification, de la vision d’une position sociale à acquérir. Mais, en commun, la conviction affirmée qu’ils ne recherchent la stabilité ni dans un travail déterminé ni chez un employeur pérenne. Sans doute ont-ils bien d’autres attentes à l’égard de leur travail, celles que C.E. TRIOMPHE énonçait dans son texte du mois dernier dans Metis sur les « Baby losers » ou que M. RICHER retrouvait dans la journée de travail organisée par la Société française de prospective. Réalisation de soi, équilibre entre vie professionnelle et vie privée, travail enrichissant par son contenu, atmosphère de travail stimulante et agréable, etc. Ceci reflète-t-il de nouvelles attentes ou au contraire une grande stabilité des comportements à l’égard du travail ? Vraie question tant l’affirmation périodique de l’apparition d’une nouvelle génération aux aspirations renouvelées finit par ressembler à du pur marketing de cabinet de consultants en tendances. Il faudrait une étude longitudinale de longue durée, reprenant les nombreux travaux faits sur ce sujet au titre de la recherche en sciences sociales ou des instances administratives avec un point de départ antérieur au premier choc pétrolier, cet accélérateur brutal des mutations des marchés du travail en germe dans les évolutions technologiques.

 

Reste cette conviction des bienfaits de la mobilité, de la formulation d’un projet professionnel qui n’est pas celui de la permanence. Alors revient un souvenir. André BERGERON, apôtre infatigable du « grain à moudre », disait un jour à Michel DELEBARRE, alors ministre du travail : « Michel, il faut que tu te rendes compte que le salarié normal, il a un désir simple : faire le même travail, de la même manière, au même endroit pendant toute sa vie jusqu’à la retraite. Ceux qui veulent bouger, changer de travail, ce sont des anormaux ». A l’aune de cette affirmation tranquille d’un homme qui connaissait la nature humaine du bas au haut de la pyramide sociale, que penser des discours sur cette mobilité qui serait si désirée des générations récemment arrivées sur le marché du travail ?

 

Le jeune d’aujourd’hui a-t-il simplement la possibilité de penser autre chose ? Il ne s’agit pas seulement de la difficulté à entrer dans l’emploi, de cet itinéraire chaotique qui s’amorce avec ce premier stage d’entreprise des élèves de 3ème et qui peut se poursuivre des années durant en alternance de formations, d’emplois aux statuts variés, de chômage. Il s’agit d’abord, surtout de la perception que les entreprises, mêmes les plus grandes, sont mortelles. Creusot-Loire a fait faillite, Rhône-Poulenc n’existe plus, le groupe Thomson a disparu, l’Aérospatiale s’est fondue dans Airbus, Longwy ne compte plus un seul sidérurgiste, la découverte de Carmaux s’est recouverte.

 

Si les plus grandes entreprises sont mortelles, si les activités qui ont structuré des territoires pendant des siècles sont mortelles, comment un emploi individuel pourrait-il n’être pas précaire ? Et si la précarité est inévitable, ne faut-il pas pour y survivre la transformer en un projet de vie ? L’ingénieur de la CGCT, devenu ingénieur de la CGE, devenu ingénieur d’Alcatel, devenant ingénieur de Nokia à moins qu’il ne choisisse un plan de départ volontaire a aussi connu le passage de la hiérarchie pyramidale au management matriciel soumis au contrôle de gestion central. En stage résidentiel il finit par dire : « J’ai commencé à 24 ans le mois de ma sortie de SupElec. J’arrivais à mon centre de recherche vers 8h1/2, je partais vers 6h, j’avais fait tout mon travail et je l’avais bien fait. Aujourd’hui j’arrive une heure plus tôt, je repars deux heures plus tard, je n’ai pas fini mon travail et je ne l’ai pas bien fait ». Et c’est ce qu’il raconte à ses enfants qui en concluent que le travail ne pouvant réellement épanouir il faut investir dans le bonheur personnel. Ce que vit, ce que pense cet ingénieur, le carreleur lui aussi le vit et le pense. Employé dans un étage indéfini de sous-traitance, concurrencé par les travailleurs de l’Est ou du Sud, ayant survécu aux dépôts de bilan de plusieurs de ses employeurs, il aura implanté au cœur du système de référence de ses enfants une telle vision du risque professionnel, de l’impossibilité de choisir un métier sûr, que ceux-ci ne peuvent se voir que destinés à connaître des activités transitoires. Et point n’est besoin de lire chaque mois les statistiques d’embauches en CDD pour en avoir une claire vision.

 

Alors cette affirmation d’une vie professionnelle de projets successifs, de statuts successifs permettant de s’accomplir est-elle autre chose que la conversion positive d’une résignation à l’inévitable insécurité ?

 

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.