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Étienne P., 50 ans, deux enfants, est un professionnel de la fonction ressources humaines de grandes et très grandes entreprises. C’est un choix. Par sa formation (DESS) et encore aujourd’hui, la GRH est son métier, « celui que je veux faire ». Il a mené une carrière à tous les niveaux de ce métier, alternant des entreprises industrielles, une entreprise de service en B to B et une entreprise du secteur bancaire et financier. Il est aujourd’hui DRH d’un site et Responsable des Relations Sociales (en charge de l’animation des instances représentatives du personnel) au niveau national (plus de 2 000 salariés) d’un grand groupe industriel d’origine française.

 

 

Je dois gérer des procédures sans égard pour la réalité nationale

Dans mon entreprise aujourd’hui, depuis quelques années, je ne reconnais pas mon métier, celui que je veux faire. On ne me demande pas d’initiative, surtout pas d’innovation. L’exigence de respect du droit « local » n’est pas discutée, mais au-delà, nous sommes devenus des « contrôleurs de gestion sociale ». On demande à la RH de faire du data cleaning et de la data governance. On nous demande d’appliquer des procédures décidées au niveau groupe sur des standards internationaux. Par exemple, la performance de la DRH est mesurée par des taux de réalisation d’entretiens, de people review (selon les normes et aux dates prévues)… quels que soient les pays. On reproche à la GRH France par exemple de recruter en moyenne en plus de quatre-vingt-dix jours (la norme appliquée dans le monde), sans tenir compte du délai de préavis. Il est justement de trois mois. On ne veut pas savoir que ce n’est pas le cas dans d’autres pays. S’il y a non convergence entre la politique « monde » et le droit local ou des injonctions gouvernementales, par exemple sur le handicap, l’emploi d’apprentis, on préfère payer plutôt que d’adapter les normes. Le patron de mon patron est anglais. Il est en Angleterre. Il « gère », avec des indicateurs et des processus qui s’appliquent à tous indifféremment dans une région Afrique et Europe de l’Ouest. L’ingénierie de formation, la gestion de carrière, l’écoute du réel, des gens… cela ne les intéressent pas. Il est possible de nommer n’importe qui à la tête des RH, ce n’est pas reconnu comme un métier. Il suffit de gérer des processus et des indicateurs, pas besoin de connaître les produits, les process, les enjeux de qualité, la logistique, les syndicats, les bonshommes….

 

 

Nous sommes dominés par la logique financière

Les hommes sont un coût. La gestion des talents ne concerne que la reproduction des élites. Une key competence sera respectée et écoutée. Les autres gueulent. Ils restent ou non, peu importe. Toutes les décisions stratégiques portant sur les hommes sont marquées par la volonté de réduire les coûts. On ne fait plus d’expatriation par exemple. Trop cher. Si on veut un Français dans une filiale asiatique ou africaine, on lui appliquera le droit local. Donc on n’en trouve pas. Un autre exemple : Il y a quatre ans, nous avions un bel immeuble dans Paris. Le directeur financier monde à l’époque a calculé qu’en vidant le dernier étage, en délocalisant les équipes en banlieue nord, un gain était jouable. On a déménagé les équipes. Cela faisait deux heures de plus pour la plupart en transport. Un climat déplorable. Une fois, le PDG est venu leur parler de stratégie mondiale et de résultats. Les salariés l’ont interpellé sur ce déménagement. Au bout de quelques minutes, il a coupé court, « je ne suis pas venu pour parler de locaux ». Quatre ans plus tard, l’étage libéré dans Paris n’est toujours pas reloué ! Le bilan financier est catastrophique. La logique financière ainsi menée ne produit même pas ses promesses. Cela fait des années que je vois les financiers et leurs   consultants promettre aux actionnaires des résultats nets à 8%, à 10% ou 12%, en taillant dans les effectifs bien sûr. Jamais je n’ai constaté de tels résultats. On fait 6%. On fait 4% quand on est en crise…. Évidemment, il n’y a jamais de remises en cause de ces gens-là a posteriori… J’en veux à nous-mêmes, nous avons accepté cela. Nous avons même imploré nous-mêmes d’être des business partners. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous l’avons toujours été ! Que serait une GRH qui ne serait pas centrée sur la performance ? En acceptant ce vocable humiliant, nous reconnaissions « être à côté du business » et nous acceptions d’être dominés.

 

 

Ce n’est pas un modèle libéral que nous vivons, mais un modèle bureaucratique stalinien

Je ne défends pas le code du travail comme il est, mais je retiens de Lyon Caen/Badinter le passage sur la dignité. Il y a eu cette victoire de l’idéologie libérale (Reagan/Thatcher), mais ce n’est pas du libéralisme que je vois, c’est du centralisme démocratique. Ce n’est pas Tocquevillien, c’est une gouvernance stalinienne. Le sommet décide, la cellule locale applique et ne discute que des modalités. Comme il était midi à Vladivostok quand c’était midi à Moscou, on applique des procédures, des normes bureaucratiques sans aucun égard aux réalités. Notre métier ne tient plus que par le droit. J’ai quand même signé des accords, sur le handicap, l’égalité… mais c’est parce que le droit nous y incitait et parce qu’on s’en est emparé. Nos patrons ne nous le demandent pas. Ils ne s’y intéressent pas. Les discours sur l’entreprise citoyenne ou la RSE ne sont que du marketing, de la communication. C’est incroyable, on n’y pense même plus. Évidemment que l’entreprise n’est pas « génétiquement » citoyenne. Mais être respectueuse de l’interdiction du travail des enfants dans le monde, mais c’est bien le minimum ! La RSE, c’est pour moi la manifestation paradoxale de l’échec.

 

 

Nous n’avons pas vu venir les mutations

On a traité l’emploi, mais pas le travail. Le digital, on court après. On n’a pas suffisamment pris en compte les mutations du travail, l’informatisation dans tous les métiers, et maintenant, c’est la RH qui est automatisée. On a été concerné par la gestion des poussées de fièvre, on a mis des pansements sur un système qui s’effondrait. Dans les années 80-90, on avait devant nous des collectifs. Aujourd’hui, on achète et on vend des individus, une individualisation que nous avons-nous-mêmes favorisé. Bonus et part variables, c’est nous aussi. Nous sommes des consommateurs. Nous avons maintenant des salariés « perdus », en colère. Il n’y a plus de solidarité. Le travail sans la liberté, la fraternité et l’égalité, c’est de l’esclavage. La grande entreprise est devenue un monstre bureaucratique développant des activités sans valeur ajoutée, y compris dans la GRH. J’ai fait ce coup-là une fois…, évité d’adresser un reporting obligatoire. Six mois plus tard personne ne s’en était aperçu, les données n’étaient pas exploitées !
Je suis très inquiet. Dans ce contexte, le discours des extrêmes trouve une audience, et pas seulement auprès des ouvriers, auprès des cadres aussi. Ils savent bien que le remède économique proposé serait pire que le mal, mais sous le coup d’une colère qui monte, ils sont prêts à tout pour « renverser la table ».

 

 

Aller dans un entreprise plus petite, là où on sait qu’on a besoin des hommes

Certains jours, je me demande si je ne suis pas un « conducteur de train » … En souffrance éthique, amené à faire ce que je pense qu’il ne faudrait pas faire ? Oui évidemment. Allez voir le film avec Vincent Lindon (La Loi du marché, 2015). Pour moi, ce n’est pas une caricature, je m’y retrouve, l’entretien à Pôle Emploi, le recrutement en Skype, les justifications de la DRH devant un suicide… et les films de Laurent Cantet et Caméra Café, avec un syndicaliste aussi pourri que le DRH… Malheureux non, je ne veux pas changer de métier. Lucide oui. La GRH j’y crois, on va y revenir. Mais je crois aussi au small is beautiful, à des métiers proches des gens ; pour des activités parfois moins nobles mais où l’on sait, où les patrons savent encore qu’ils ne peuvent rien sans les hommes, sans un minimum de social…, pour ne pas parler de sécurité.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.