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La fonction RH moderne a connu un bref âge d’or dans les années 1975-1995, elle régresse depuis. Elle a partiellement répondu à des enjeux de cette période. Elle dépérit depuis d’une difficulté à accompagner les mutations du travail, de l’économie et des services. Si le mot de capitulation que nous avons employé est brutal – il est discutable (1) – il reste urgent de cerner les leviers d’une reconstruction d’un métier qui n’a rien perdu de sa pertinence, mais à condition d’en comprendre la contribution à la production de la valeur économique d’aujourd’hui et de demain, et pas seulement à celle d’hier. Il s’agit de ne pas jeter le bébé stratégique et politique de la gestion des ressources humaines, avec l’eau du bain technique.

 

 

Un âge d’or du fordisme finissant
On connait les règles de la productivité industrielle :

– Spécialisation/division du travail pour des effets d’apprentissage grâce à la standardisation,
– Course à la taille (et centralisation) pour des économies d’échelle accélérées par la globalisation,
– Densification des heures travaillées et recours au low cost (externalisation et délocalisation).

Ces recettes sont également recommandées, appliquées voire imposées massivement dans les services et même dans les fonctions publiques que l’on cherche ainsi à (hyper) industrialiser… avec un seul problème. Elles sont obsolètes, contre-productives et pathogènes, notamment en ce qu’elles masquent le travail quand elles ne le nient pas. La fonction ressource humaines (RH) qui (malheureusement) s’enseigne encore aujourd’hui est apparue avec ce monde. Il en reste des traces mais les grandes entreprises industrielles (2) communautaires et fordistes sont en mutations ou en fin de vie. Pendant deux décennies, appliquer de manière professionnelle des politiques délibérées de développement des RH a été le fil conducteur de la fonction. Elle a été un temps perçu par les directions comme une condition d’obtention de la performance. Dès les années 70, le compromis fordiste (conformité contre sécurité) montrait en effet ses limites dans une croissance ralentie confrontée à la saturation des marchés industriels. La pensée taylorienne et les relations hiérarchiques nées de la subordination salariale étaient ainsi légitimement mis en cause à l’aune de la critique « soixante-huitarde » (3). C’est l’âge d’or de la gestion des ressources humaines (GRH) « moderne ». Elle se constitue par différence avec « l’administration du personnel » et le traitement de ce qu’il était convenu d’appeler les « affaires sociales », par l’ambition d’une mise en œuvre volontariste d’un ensemble de pratiques sociales articulées à l’enjeu économique . 

 

 

Des acquis encore à l’œuvre

Comme toute ambition gestionnaire, explicitement au service de politiques délibérées tendues vers la performance, il s’est agi de concevoir, conduire et contrôler les processus de prises de décisions opérationnelles afin d’assurer :

– La traduction de politique en actions de mise en œuvre (acquisition, intégration, mise en efficience de la main d’œuvre),
– Par des décisions prises par les personnes ayant compétences,
– En temps opportuns et à l’aide des informations nécessaires à la qualité de la décision opérationnelle.

Une instrumentation, un professionnalisme RH ont été élaborés dans cette période pour piloter ces processus (l’évaluation et l’entretien annuel par exemple), les décisions (des comités de carrière) et produire les informations nécessaires (des systèmes d’information de gestion des ressources humaines (SIRH), des référentiels…).

 

Une capitulation de l’ambition gestionnaire et politique

À peine mature pourtant au mitan des années 90, cette ambition gestionnaire et la fonction qui la porte entament un mouvement de recul. Des directeurs des ressources humaines (DRH) sont coiffés aux niveaux des Comités de Direction par des Directeurs des Ressources ou des Secrétaires Généraux. Les recrutements au plus haut niveau de ces fonctions privilégie souvent des « traversants » venus d’ailleurs (du commercial, des finances, de l’opérationnel…), et qui y retourneront, au détriment des professionnels. Beaucoup de grands groupes laissent tomber en désuétude leurs gestions prévisionnelles des emplois et compétences (GPEC), les systèmes de classification, les processus de formation ambitieux… au profit de « gestion des talents » informatisée, de centres d’expertise externalisés et d’une sous-traitance souvent fractionnée. Le pilotage à vue est devenu une vertu au nom de la « flexibilité » et de la « proactivité ». Il y a toujours eu un aspect ingrat à la fonction RH, mais y faire carrière aujourd’hui est plus aisé aux cyniques qu’aux professionnels. Il y a encore des DRH pertinents dans des entreprises industrielles de tailles intermédiaires. Il y a probablement un espace pour des DRH dans les grandes collectivités territoriales. Il y a quelques univers « encore riches » qui résistent mieux (dans le luxe, les banques et des assurances). Ailleurs, notamment dans les grandes entreprises mondialisées, les fonctions RH reculent au fur et à mesure que progresse la défiance dans la politique, les dirigeants, l’avenir. La volonté de diriger s’est effacée, laissant le terrain libre au marché et aux financiers. Instrumenter les marchés – pour des formes de régulation a minima, avec parfois l’argument de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) – est alors la voie de repli qu’ont emprunté, l’une après l’autre, les fonctions RH. Faute d’être en charge de politiques, elles ont accepté de n’être plus qu’une fonction de prestation qu’on leur a même demandées de « partager ». Elles sont réduites aujourd’hui à occuper le strapontin de « business partner ». En 2015, oui, ce n’est pas seulement un recul des fonctions RH qu’il convient de déplorer. C’est une capitulation politique, mais des directions.

 

 

Un domaine réservé en peau de chagrin

Certes, la protection « contre » le risque juridique né de textes trop nombreux et complexes des droits (du travail, de la sécurité sociale, des relations sociales), reste un domaine réservé aux fonctions RH, en France, avec l’animation des instances représentatives du personnel. Mais faute de trouver l’appui des directions, avec la perte d’influence (et souvent de compétences) d’un syndicalisme lui-même vieillissant, l’option qui s’est imposée depuis déjà le début des années 2000 propose à la fonction RH de mettre en œuvre (au meilleur coût) des instruments « facilitant » le bon fonctionnement du marché. L’apparition de fonctions RH dans le public au milieu des années 2000 ne contredit malheureusement pas cette tendance. Elle n’illustre que le décalage temporel du mouvement, pour des ensembles communautaires encore dominés par les statuts, qui a concerné le secteur privé vingt ans plus tôt. C’est la confiance dans la pertinence de la politique s’agissant de gérer des hommes qui s’est effacée derrière la finance, le marché et maintenant les déficits budgétaires. C’est la capacité (et la volonté) à exprimer des choix de dirigeants s’agissant de « dire » les conditions de la performance du travail qui semble perdue. Les pansements largement cosmétiques sur la RSE, la prévention des « risques » psychosociaux, la diversité… sympathiques et utiles par ailleurs, ne feront que des accords interprofessionnels (ANI) inappliqués, des marchés pour consultants et des discours de congrès tant que la question des conditions d’une valorisation du travail ne sera prise en charge en profondeur. Faute de pensées adaptées, les préceptes hérités de l’ère industrielle continuent de s’appliquer avec les dégâts que l’on connait sur la productivité (en panne), sur le chômage (en hausse continue) et maintenant sur la santé (dégradée). Faute d’appliquer des politiques, les RH appliquent des procédures standardisées et mènent des projets d’ordre logistique.

 

 

La bataille de l’emploi perdue, il s’agit de gagner la guerre des mutations du travail

La fonction RH doit répondre aux effets d’une triple évolution : l’apparition d’un excès de main d’œuvre à l’échelle mondiale dans la logique industrielle, la financiarisation et la mutation d’un travail devenu majoritairement intellectuel et serviciel. Le propos n’est pas d’abord humaniste. Le travail est la source de la valeur économique. Mais faute d’accord politique sur l’appréciation de cette valeur, la définition de la performance n’est pas partagée. L’emporte alors la conception financiarisée de la performance, assise sur la métrique monétisée de la part tangible (ou au moins mesurable et facturable) des productions.
Plus que d’autres dans les différents domaines de la gestion, la fonction RH s’est vue désarmée. Avec quel argument peut-elle promouvoir des investissements ? Comment assumer l’ambition d’une gestion (au-delà de la réduction des coûts) d’un actif – le travail – qui n’est plus rare, donc cher ? Comment investir sur la qualité et la performance de systèmes productifs :

– dont la production n’est ni mesurable, ni dénombrable…,
– dont la qualité est au mieux évaluable en termes d’accessibilité et de pertinence,
– dont la valeur ne peut qu’être appréciée … ?

Comment affirmer la supériorité (sociale, globale, durable) de politiques de développement des RH, face à une financiarisation (ou sa forme publique, l’endettement) qui :

– réduit la finalité des gains de productivité à la rentabilité immédiate ou aux réductions des dépenses,
– réduit la prise en compte des activités productives aux seules dimensions mesurables et monétisables du travail ?

Il y a crise de la fonction RH parce qu’il y a crise du travail. Le succès régressif du thème de la gestion des talents en témoigne de manière pathétique.

 

 

Une refondation de la gestion, non d’une « ressource », mais du travail

La compétence des hommes et des femmes de la fonction RH n’est pas en cause, pas plus que celle d’un manque de courage des dirigeants. Ce n’est pas plus l’effet d’un complot des financiers. Ils ont pris la place laissée libre. La pensée industrialiste est en panne. Depuis vingt ans au moins, on ne sait plus comment assurer et accroitre la productivité du travail intellectuel, autonome pour une production devenue largement immatérielle… même dans l’industrie ! Dans la mutation du travail en cours, l’intellectualisation du travail est au centre tant la production servicielle y recourt. La financiarisation bien sûr n’est pas en reste. Les technologies ont accéléré ces mutations. Les syndicats ouvriers sont en perte d’influence depuis quarante ans… Mais même dans son âge d’or, la fonction RH elle-même s’est trompée d’objet. Elle a traité d’emploi et d’individualisation dans le cadre maintenu du rapport de subordination. Elle n’a désormais plus d’espace que dans celui d’un droit effectivement d’autant plus hypertrophié et illisible que le contrat (la régulation des rapports de travail) peine à en penser l’autonomie. La valeur de service du salariat n’a pas pour seul horizon la subordination comme levier d’organisation. La fonction RH doit prendre en charge l’extension de la norme sociale de l’autonomie . À défaut, elle ne peut qu’en ajouter à la « société du malaise », au « travail empêché », au prix (sous-évalué) d’externalités sociales accrues (risques psychosociaux et chômage de masse). Cette faiblesse de la pensée relativement à la complexité produit des effets délétères sur l’écologie, sur la santé physique et mentale des travailleurs, sur la démocratie et les équilibres sociaux mis en cause par les inégalités …. On ne dispose certes pas encore pas de pensée alternative suffisamment crédible et audible, mais sur le fond, le manque relève de la politique. C’est ce manque qui explique le recul de l’ambition gestionnaire. C’est ce défaut de politique (et de responsabilité) qui explique l’effacement des fonctions RH. Ce n’est pas de la responsabilité de la gestion. Les pratiques gestionnaires sont des croyances instrumentées. Ces croyances, visions, stratégies… sont de la responsabilité des dirigeants.

 

Un avenir pour la fonction RH ?

La défense des dominés (l’équité, le climat social) est une partie du travail, mais il y a plus d’avenir à penser les conditions de la régulation et de la protection d’un exercice libre de l’activité de travail, plutôt que de « panser » les contreparties qui se délitent d’une relation de subordination fonctionnelle pour des systèmes taylorien et fordien dans l’impasse. L’avenir de la gestion des ressources humaines n’est pas dans l’accompagnement d’un délitement lisible du droit du travail dont les hérauts ne sont plus seulement libéraux ou de droite Il n’est ni dans une défense réactionnaire bureaucratique, ni dans un alignement aux lois du marché. Il n’est pas plus dans le « care » ou la « qualité de vie au travail ». Le bonheur et le bien-être sont des valeurs en soi, du registre du politique qui s’impose à l’entreprise. Ce ne sont pas des moyens.

Il y a un avenir à la fonction RH. Il est gestionnaire à condition d’avoir des politiques à appliquer. Des politiques qui ambitionnent d’atteindre une meilleure performance que celle qui est attendue de la soumission aux marchés ou à des règles buraucratiques.

Les ingrédients d’une refondation de la gestion des ressources humaines sont déjà bien présents :

– Nos systèmes productifs n’ont plus autant besoin de conformité mais de plus d’engagement.
– La coordination n’est plus suffisante pour faire « travailler ensemble » sans coopérer.
– Le contrat salarial de travail est mis à mal du fait de la déconnexion entre l’effort et le résultat.
– Le rapport de subordination n’est plus un élément d’environnement capacitant des individus comme de la performance collective.

Il faut inventer des sociétés d’individus sans croire que des individus puissent l’être sans une société forte. Il faut repenser des collectifs sur d’autres bases que la division du travail, la subordination (ou même les identités de métiers) ; sur une compréhension commune de ce qu’est la performance, la valeur du travail. Il faut penser et favoriser des collectifs, c’est-à-dire de la controverse et de la solidarité. Il n’y a pas de coopérativité sans confiance. Pas de confiance sans solidarité. Là réside le cahier des charges hautement politique de la GRH. Faire société, sans doute au-delà des frontières de l’employeur au profit d’éco systèmes étendus Intégrer par la proximité (géographique, spatiale, culturelle, linguistique, sociale…) et dégager des perspectives d’avenir en commun, une durée sans laquelle, au-delà la collaboration, il n’est pas de coopération.

 

 

1. Le présent article reprend des éléments déjà proposés dans Metis et plus largement encore dans les pages Management Review de l’Expansion : « Fonction Ressources Humaines, histoire d’une capitulation », l’Expansion, avril 2015 n° 803, p 124-127, et « Gérer les hommes, une mission hautement politique », mai 2014, n° 804, p 104-108.

2. Le qualificatif industriel désigne ici la logique et non le secteur. Des banques, les transports et même l’agriculture et les services publics peuvent être (et sont) dominés par la logique industrielle.

3. Une modernisation (management participatif par objectif, gestion par projet…) analysée par Luc Boltansky et Eve Chiapello dans « le nouvel esprit du capitalisme » dès 1999.

4. On pense ici au « double projet » économique et social dont Antoine Riboud a été l’avocat dès 1972.

5. Pour reprendre les termes d’Alain Ehrenberg.

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.