Récemment réformée en France mais aussi sujette à de nombreuses évolutions en Europe, dans les Amériques voire en Asie ou en Afrique, l’inspection du travail est redevenue une des préoccupations prioritaires de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) depuis le début des années 2000. Mais cette institution plus que centenaire dans la plupart des pays industrialisés est-elle en mesure de faire face aux bouleversements induits par la troisième révolution industrielle et la globalisation ? Comment et avec qui favoriser au-delà des procédures judiciaires l’application d’un droit toujours plus complexe ?
Règles universelles et modèles hétérogènes
Née dans la seconde moitié du XIXème siècle, les principales missions et les grands principes de cette administration ont fait depuis plus de cinquante ans l’objet de plusieurs traités internationaux : aujourd’hui, les trois conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) prises en la matière sont toujours les références universelles d’une autorité censée assurer un seuil minimal universel de protection des travailleurs. Elles n’ont pas pour vocation d’imposer un système uniforme d’inspection du travail. Elles posent les principes d’organisation et de fonctionnement qui doivent la guider afin, d’une part, d’assurer le contrôle de l’application de la législation relative aux conditions de travail et à la protection des travailleurs et, d’autre part, de contribuer à faire évoluer cette législation en phase avec le marché national et international du travail. Outre la fonction de contrôle assortie de pouvoirs et de prérogatives visant à la répression des infractions, l’inspection du travail doit assurer une fonction d’information et de conseil mais aussi porter à l’attention des autorités les déficiences ou les abus non couverts par la législation existante. De par le monde, les modèles comme les compétences sont extrêmement diversifiés et, rien qu’en Europe, deux modèles coexistent. Le premier, qui englobe la France, la plupart des pays méditerranéens et une grande partie de l’Europe centrale est dit généraliste, car l’inspection y est compétente pour l’ensemble du droit du travail, des contrats aux conditions de travail, en passant par le salaire minimum, le travail illégal voire les relations professionnelles ou la sécurité sociale. Le second, prégnant en Europe du Nord et dans les pays anglo-saxons, en fait une administration spécialiste, centrée sur la santé et la sécurité, les autres domaines relevant d’autres institutions (salaire, travail illégal par exemple), des partenaires sociaux ou des tribunaux.
QUATRE GRANDS DÉFIS MAJEURS
Mais en dépit de cette large hétérogénéité, ces administrations publiques font face ensemble à des défis majeurs : complexification et décentralisation de la norme, globalisation des chaînes de valeur, transformation des relations de travail, désyndicalisation ou encore digitalisation.
Privatisation, complexification et décentralisation de la norme
En Europe et le monde industriel, la norme sociale s’affranchit de plus en plus de la loi. Des règles techniques, autrefois fixées par la loi ou le règlement, sont passées aux mains d’organismes certificateurs dont la gouvernance, multi parties prenantes, n’est plus publique. Il en va ainsi des normes ISO (l’Organisation internationale de standardisation) dont le rôle devient primordial en matière de conception des machines ou des process, ou bien encore des organes de certification créés pour mieux réguler le marché que ne le feraient les États. À cette tendance à l’œuvre depuis les années 1980 est venue s’ajouter le mouvement de responsabilité sociale des entreprises par le biais duquel de nombreux groupes, en majorité internationaux, prennent des engagements sociétaux le plus souvent unilatéraux : allant en théorie au-delà des obligations légales, ils donnent rarement lieu à contrôle public, de leurs énoncés comme de leur application. Enfin cette « entreprisation » des normes fait son miel de la décentralisation de la négociation collective et du dialogue social : alors qu’avant les années 2000 les niveaux sectoriels ou interprofessionnels prévalaient dans bien des pays, c’est aujourd’hui celui de l’entreprise qui domine. En matière de contrats, de cotisations sociales ou de temps de travail, ces règles extra légales ont pris une grande importance et représentent souvent un écheveau très complexe qui pour une bonne part échappe, de jure ou de facto, à l’inspection du travail et ce quel que soit le modèle qui la sous-tend.
Globalisation de la production et des chaînes de valeurs : le règne de l’entreprise-réseau
Dans l’industrie ou les services, la globalisation a progressé à pas de géant et peu de secteurs font aujourd’hui exception. Ce mouvement concerne à la fois le tissu productif et les salariés. Le premier, qui n’a cessé de se restructurer depuis trente ans, a vu l’apparition de nouveaux modèles construits autour de « groupes », très nombreux où le contrôle s’exerce soit par le biais financier, soit par le biais technique ou commercial. À ceux-ci s’ajoutent de multiples réseaux de fournisseurs et de sous-traitants d’autant plus importants que la quasi-totalité des « entreprises » privilégient le « buy » sur le « make » et ne se concentrent plus que sur un segment de la production. Cette production, du fait notamment de ces externalisations et délocalisations, est devenue extrêmement disséminée, professionnellement et/ou géographiquement et ce, à l’échelle du globe. La figure de l’entreprise-réseau s’est largement substituée à celle de l’établissement.
Les salariés sont eux devenus de plus en plus mobiles à l’échelle internationale. Il y a bien entendu les mouvements migratoires qui n’ont pas cessé, qu’ils soient internes aux pays en phase de développement – pensons à l’exode rural dans des pays comme la Chine mais aussi aux mouvements de métropolisation qui touchent tous les continents – ou internationaux. Travailleurs asiatiques au Moyen Orient ou en Russie, travailleurs latinos en Amérique du Nord, travailleurs d’Europe centrale migrant à l’Ouest, la liste ne cesse de s’allonger. Or le différentiel de régulations nationales fait le lit d’un dumping social qui confine parfois au travail forcé comme on le voit dans les Émirats ou pour certains travaux agricoles en Europe ou en Amérique du Sud. Seule l’Europe s’est dotée, pour une partie de ces mouvements appelés détachements – au travers desquels les entreprises envoient temporairement du personnel travailler dans un autre pays que le pays d’origine – d’une réglementation commune. Mais dont les « trous » comme le déficit d’application coordonnée sont vingt ans après toujours préoccupants.
Responsabilités des entreprises à la fois plus globales mais aussi plus disséminées, plus complexes, plus lointaines, dumping social transnational : ces évolutions percutent des systèmes nationaux d’inspection fondés sur la recherche de responsabilités d’employeurs clairement identifiés et relativement proches. Face à la montée de l’optimisation socio-fiscale, face à la mondialisation des chaînes de valeurs et des responsabilités qui en découlent – comme en témoigne le drame bangladais du Rana Plaza – l’inspection n’offre en général qu’une réponse nationale, et une absence quasi totale de coordination.
Transformation des relations de travail et désyndicalisation
Succédant à une phase d’essor du contrat à durée indéterminée, la période qui commence à la fin des années 1970 et qui se poursuit aujourd’hui est marquée par une extrême diversification des contrats et relations de travail. Travail temporaire, contrats à durée déterminée, alternants, multiplication des contrats dérogatoires au nom de la lutte contre le chômage, stagiaires en entreprise, les recrutements en contrat à durée indéterminée (CDI) dont devenus minoritaires dans de nombreux pays. Mais ce n’est pas tout: les développements du travail informel et l’arrivée de nouvelles générations de « travailleurs indépendants » dans l’artisanat traditionnel comme dans le commerce ou la prestation de services informationnelle ou intellectuelle multiplient à l’infini les modes contractuels et chamboulent les bases même du contrat de travail. Les relations deviennent aussi de plus en plus tri- voire multi-polaires: interaction grandissante avec le client, rôle des intermédiaires comme l’intérim, etc. Enfin c’est la relation hiérarchique de travail issue de l’ère industrielle qui se modifie substantiellement : les activités salariales, marquées par l’importance de l’équipe et du relationnel, deviennent à la fois plus individualisées, autonomes et coordonnées, mais aussi plus dépendantes des procédures, des obligations de résultat et d’évaluations en tous sens. Comment embrasser toute cette variété ? Quel ordre public faire prévaloir quand les règles ne cessent d’évoluer ? Comment concilier protection du travail et insertion dans l’emploi, tels sont quelques-uns des dilemmes auxquels font face les systèmes d’inspection du travail dans le monde.
À cela s’ajoute le déclin de l’acteur collectif que constitue le syndicalisme. Tous les pays industrialisés, à de rares exceptions près, sont touchés et la France plus encore. Cet affaiblissement est à la fois quantitatif et qualitatif. La démographie syndicale est peu tonique, le vieillissement des responsables – et donc des organisations – patent, les postures très largement défensives : bref le syndicalisme attire beaucoup moins les salariés, à commencer par les plus jeunes. Ceci complique la tâche de l’inspection qui se trouve alors dépourvue, dans de nombreuses entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises (PME), d’alliés indispensables à la connaissance des situations comme à la résolution des problèmes posés. La voilà alors confrontée à une multiplicité de situations individuelles face auxquelles elle se retrouve souvent impuissante. Comment qualifier les plaintes ? Que faire des lanceurs d’alerte ? Enfin s’agissant des relations avec les organisations d’employeurs ou d’entreprises, celles-ci restent très timides. Il y aurait pourtant bien des terrains pour agir de concert, sans confusion ni corruption.
Progrès technologique et digitalisation
Les transformations technologiques, dont celles issues du numérique et de la servicialisation, sont déjà anciennes mais ne cessent de s’étendre et ont de multiples impacts. Outre l’obsolescence rapide de nombreux métiers et les destructions d’emplois qui en s’en suivent, il faut noter la dématérialisation de la relation de travail, la montée en puissance des fameuses data, l’inflation des procédures de contrôle et de reporting, la mise à distance du concepteur et du fabriquant, la montée du management invisible et nombre d‘autres phénomènes qui transforment très profondément les rapports de et au travail, qu’ils soient individuels ou collectifs. L’administration, elle-même soumise à ces transformations quoique avec beaucoup de retard, peine à les analyser que ce soit sous l’angle des conditions de travail, de la protection des données personnelles, des litiges ou de la représentation collective.
DES CHANGEMENTS AUSSI IMPÉRIEUX QUE DIFFICILES
Ces phénomènes suscitent donc des interrogations tant sur le développement des systèmes d’inspection, que sur les changements d’orientation quant à leurs rôles et objectifs.
Quelle stratégie systémique face à un monde qui change ?
Alors qu’une partie non négligeable du tissu productif est entre les mains de groupes et réseaux mondialisés, les systèmes d’inspection, pas plus que l’OIT, ne se sont toujours pas dotés entre eux mais aussi souvent en interne d’une stratégie coordonnée de veille, de contrôle ou d’action. Les inerties administratives privilégient la permanence plutôt que ce qui bouge. Nouveaux risques et nouvelles vulnérabilités – et en conséquence nouveaux leviers à mobiliser ou nouvelles protections à instituer – font l’objet d’une myopie périlleuse. Bien que leurs agents soient aux prises quotidiennes avec les mutations en cours, peu d’inspections se sont dotées d’un système d’observation efficace. Privilégiant routines et terrains connus, loin d’être forcément les plus à risques, les choix prioritaires d’activité deviennent alors contestables et souvent contestés. Faute de stratégie face aux mutations économiques, les systèmes d’inspection risquent donc de se marginaliser. Il y a va ici d’un système de veille à la fois « ouvert » et coordonné, d’une réflexion renouvelée sur la notion de plaintes ou d’alertes, de ce qui constituerait le big data de l’administration du travail de demain.
Marché et conditions de travail : une mission et des organisations à repenser
La schizophrénie guette les administrations du travail face à des marchés du travail, duaux et segmentés – montées des contrats de courtes durées, notamment chez les jeunes, ou encore du travail informel, des travailleurs domestiques ou des nouveaux indépendants: souvent sommées d’agir pour limiter la précarité, elles dépendent d’autorités publiques qui n’ont cessé de l’alimenter, flexibilité oblige. Tout ceci est loin d’être sans lien avec les nouveaux risques du travail, qu’ils soient psycho-sociaux ou liés à l’exposition à des matériaux ou procédés nouveaux. S’y ajoute enfin la concurrence, certes limitée mais à la hausse, des systèmes privés de contrôle ou d’auto-contrôle. Quel rôle jouer vis-vis du marché du travail ? Comment coopérer avec des acteurs nouveaux ? Quel territoire pertinent d’intervention ? Les divisions entre généralistes à la française ou spécialistes à l’anglo-saxonne sont-elles encore pertinentes ? Une refondation des missions comme d’organisations qui ont peu bougé depuis plusieurs décennies s’impose. Il leur faut se mettre d’urgence à penser – et à agir – global et local.
Comment peser face aux entreprises ?
Les outils de l’inspection sont également bousculés. Qu’il s’agisse de peines administratives ou d’armes pénales, les sanctions d’aujourd’hui sont devenues peu dissuasives, peu effectives voire ridicules face aux réseaux mondiaux. Il ne s’agit évidemment pas de punir pour punir mais d’obliger à réparer, prévenir ou remettre en état. Il est surprenant que l’usage de la réputation soit aussi timide – très peu de pays ont osé constituer des banques de données d’employeurs ou d’entreprises délinquantes – et que l’usage des médias par les systèmes d’inspection reste embryonnaire. Enfin, à l’heure de la décentralisation de la norme sociale au plan des entreprises et des branches, la question du rôle de l’inspection vis-à-vis d’accords collectifs portant sur les conditions du travail est nécessairement posée.
Sur le plan des activités de conseil, les évolutions sont par contre plus significatives : campagnes d’information collectives et guides de bonnes pratiques se sont multipliés, même si leur efficacité est variable. Reste une question essentielle : celui de l’identification des responsabilités et des responsables – donc de ceux qui combinent autorité, compétences et moyens – dans des organisations productives de plus en plus complexes. Question qui soulève une série de problématiques techniques et organisationnelles mais aussi juridiques, comme on peut le voir avec la responsabilité environnementale des groupes : face à eux, le droit reste démuni faute d’outils mais aussi de volonté politique des États.
En dépit de ressources faibles, et parfois réduites aujourd’hui sous l’empire de politiques d’austérité ou de réformes d’inspiration néo-libérales, l’inspection du travail a su parfois évoluer, notamment dans le domaine de la santé au travail, ou bien, mais en Europe seulement, dans un début de coordination face aux trafics de main d’œuvre. Néanmoins, sur la plupart des autres sujets, la frilosité prime. Et ce alors que l’État social n’a plus guère de certitudes et de boussoles, que la question du travail y est devenue subsidiaire, y compris pour les forces dites de gauche. Sauf à ce que les accidents ou développements sociaux, économiques, écologiques et géopolitiques remettent leurs rôles et leurs missions à l’agenda, les systèmes d’inspection naviguent trop souvent à vue. En dépit du dévouement souvent admirable de leurs agents, placés fréquemment dans des postures difficiles et souvent défensives, ils sont aujourd’hui mal armés pour affronter les défis de la 3e révolution industrielle. N’est-on pas alors en train d’abandonner la protection du travail aux seuls marchés et aux seuls juges ?
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