Vouloir donner la primauté aux accords collectifs entre patronat et syndicats peut paraître une nouveauté de bon aloi. Mais quelles sont les limites d’une telle démarche ?
Cette forme de négociation sociale est-elle vraiment à même de faire appliquer l’expression d’un intérêt général ? Ou n’est-elle qu’une illusion entretenue par des partenaires sociaux qui mettent en scène leurs différends pour mieux éviter la concertation ?
Une volonté politique de privilégier la négociation sociale
Depuis l’élection de François Hollande, les accords collectifs se sont installés au premier plan de l’actualité. Les deux grandes conférences sociales, encadrées par le président et le Premier ministre, répondent à un projet politique précis, clairement énoncé et novateur pour la France : donner le premier rôle dans l’évolution du droit du travail à la négociation sociale et à l’accord qui peut la conclure, plutôt que de laisser l’initiative à la loi. Or, toute notre histoire républicaine donne cette place au Parlement, expression d’un intérêt général, auquel appartient le droit du travail, qui ne saurait être incarné par des partenaires sociaux, chacun porteur d’intérêts parcellaires. Au besoin, nos parlementaires n’ont pas hésité à faire le bonheur des salariés sans trop s’inquiéter de leur avis ni vérifier la réalité future de ce bonheur projeté. Quitte à ce que leurs intentions exprimées dans des textes circonstanciés, d’où le volume de notre code, tombent rapidement dans une désuétude silencieuse, telle par exemple la liberté d’expression de 1982, texte emblématique, porteur d’un espoir si vite oublié.
Cette ambition de François Hollande a trouvé son début de concrétisation puisque les deux conférences ont abouti à des accords nationaux interprofessionnels (ANI), approuvés sans délai par le Parlement. Si l’un porte sur une matière, la formation professionnelle, où un large consensus des politiques et des partenaires sociaux a une longue tradition, l’autre, sur la sécurisation de l’emploi, porte sur une matière autrement plus conflictuelle. Quant à l’accord sur la généralisation de la complémentaire santé, il représentait une véritable avancée sociale. Ce n’est pas sans de fortes réticences que nombre de parlementaires se sont laissés convaincre de ne pas amender en profondeur le texte de l’accord qu’ils ont fini par voter, lui donnant une force opposable, ou plutôt applicable, sur l’ensemble des entreprises du territoire national. Accepter dans ce domaine la prééminence d’un « législateur externe » et la limitation de leur droit d’initiative leur apparaissait comme un renoncement illégitime.
Une pratique sociale vivante…
Derrière ces accords spectaculaires et innovants, la vie contractuelle est intense malgré la réputation bien établie et régulièrement actualisée de la France d’être une terre de conflits sociaux. En 2013, dernière année pour laquelle les chiffres sont disponibles, ce sont trente-sept accords nationaux interprofessionnels, trois accords interprofessionnels infranationaux, 962 accords de branche et 39 000 accords d’entreprise qui ont été conclus. Même si, logiquement, le salaire reste le thème central de la majorité d’entre eux, bien d’autres sujets sont traités (ou abordés) : la formation professionnelle, l’apprentissage, l’égalité professionnelle, les conditions de travail, la santé au travail, etc. Le panorama de cette vie de négociations et de conclusions favorables donne donc l’image d’une pratique sociale vivante, parvenant à réunir aux différents niveaux de la vie économique des partenaires qui pourraient choisir de s’opposer ou de se réfugier dans l’unilatéralisme mais préfèrent, au-delà de discours à fort contenu politique et idéologique, traiter des problèmes concrets et leur apporter des solutions qui bâtiront un climat social apaisé.
… En apparence ?
On peut pourtant s’interroger sur la réalité de cette vitalité apparente. En commençant par dire quelques mots de ces « partenaires » sociaux et de leur réalité dans notre corpus politique comme dans notre corps social. Tous s’accordent à reconnaitre que la France ne s’inscrit pas dans la culture social-démocrate de l’Europe anglo-saxonne et nordique. La recherche méthodique de la concertation et, au-delà de celle-ci, d’un accord réellement négocié, et donc appliqué, ne constitue pas un objectif central de toutes les organisations d’employeurs ni de salariés. On peut, sans risque d’être démenti, rappeler que pendant des décennies la stratégie du monde patronal français a visé à affaiblir le mouvement syndical pour réduire sa présence au sein de l’entreprise, là où se forme son projet, là où se recrutent ses adhérents et militants. Ainsi, le Conseil national du patronat français (CNPF, remplacé par le Mouvement des entreprises de France (Medef) en 1998) a donné la priorité aux grands accords interprofessionnels et de branche, ainsi qu’à l’absorption des dirigeants syndicaux dans d’innombrables tâches de gestion d’organismes paritaires, qui les détachaient progressivement de leur terrain et de leur base, à la fois en termes de temps et de mode vie et, à la longue, sapaient leur légitimité tout en asséchant leur recrutement. Une fois cet objectif d’affaiblissement global atteint, le patronat a alors modifié son discours et a affirmé la prééminence de la négociation dans l’entreprise, là où les interlocuteurs se sont faits rares.
Symétriquement, les organisations de salariés ont elles aussi choisi des stratégies qui n’ont cessé de les affaiblir. Stratégies de division, fondées au départ sur de très réelles divergences idéologiques, mais qui donnent au fil du temps naissance à des appareils dont la volonté de survie devient le déterminant essentiel. Stratégies de division qui perdurent avec la naissance de nouvelles organisations (au nom de l’unité à construire …) telles que l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) et SUD (pour « solidaires, unitaires, démocratiques » , union syndicale Solidaires), ou l’éclatement complet du mouvement syndical enseignant. Stratégies de divisions qui, certes compliquent la vie du patronat, mais surtout, lui donnent une pluralité d’interlocuteurs. D’où les jeux complexes permettant de favoriser telle ou telle organisation aux dépens des autres, au besoin en utilisant les armes disqualifiantes de la fluidification des rapports sociaux. Le résultat est aujourd’hui là, accablant : les organisations de salariés ont des effectifs squelettiques, très inégalement répartis entre les secteurs de l’économie, et même dans les grosses PME (petites et moyennes entreprises) leur présence tend à devenir symbolique. Ainsi, les militants restants se trouvent absorbés par les innombrables fonctions de représentations sectorielles, territoriales, gestionnaires. Ils deviennent d’éminents spécialistes aux compétences pointues, pouvant débattre d’égal à égal avec les technocrates patronaux, mais ayant perdu le contact avec leur base, avec laquelle ils ne savent plus parler des questions quotidiennes qui font la vie réelle du salarié.
Les accords collectifs nationaux et de branche d’aujourd’hui sont donc le fruit de débats et d’arrangements complexes entre fonctionnaires patronaux, mettant en œuvre les impulsions politiques des organisations d’employeurs – et n’ayant pour beaucoup d’entre eux jamais vécu en entreprise – et permanents syndicaux, eux aussi devenus des spécialistes éminents de la négociation, mais ayant depuis longtemps perdu de vue la réalité des rapports quotidiens de travail de leurs mandants. Politiques patronaux et politiques syndicaux, technocrates patronaux et technocrates syndicaux font ainsi semblant de s’écharper dans des jeux de rôle se prolongeant dans des aubes grises, et se concluant en communiqués triomphants et prises de rendez-vous pour la prochaine mise en scène. Les grandes entreprises peuvent naturellement assumer les obligations qui en résultent et leurs coûts, mais au détriment de quelle perte de compétitivité ? Pourtant les PME supportent les coûts obligatoires sans réellement être capables d’appliquer les obligations, faute de compétences et de moyens.
Crise des accords collectifs …
Les accords collectifs d’entreprise échappent pour une grande part aux problématiques ultra-techniques et ultra-politiques des accords nationaux et de branche. Mais sont-ils tous pour autant plus efficaces en termes de production d’un consensus effectif entre l’employeur et ses salariés ? Non, évidemment non.
Si l’employeur est évidemment apte à se représenter lui-même, qu’en est-il de la représentativité réelle d’interlocuteurs syndicaux s’appuyant sur beaucoup moins de 10% d’adhérents, et ceci même si le taux de participation aux élections des organes représentatifs leur confère une apparente légitimité ? Qu’en est-il de la représentativité d’un délégué syndical désigné de l’extérieur et ne s’appuyant sur aucune troupe intérieure ? Dans combien de PME les élus ne sont-ils portés candidats que sur la suggestion de leur employeur désireux de faire fonctionner les apparences d’un comité d’entreprise ? Et enfin, que dire des cheminements mystérieux de la fluidification promotionnelle dans tant d’entreprises (qui n’est pas contradictoire avec la persistance d’une vraie discrimination à l’égard des vrais syndicalistes) ?
Une grande partie des accords d’entreprise ne sont que la déclinaison formelle d’obligations légales ou conventionnelles de rang supérieur. Ainsi, de très nombreux accords salariaux d’entreprise se contentent de déclarer que l’employeur appliquera scrupuleusement les hausses de salaire légales et des minimas conventionnels. Ils sont souvent complétés par la mention que l’employeur veillera à assurer le respect par les salariés des obligations de sécurité résultant des textes obligatoires. De nombreux accords sur l’égalité professionnelle s’engagent à veiller à l’absence de discrimination hommes-femmes, mais sans aucun suivi réel des évolutions salariales et hiérarchiques par sexe. On peut décliner à l’envi les accords de façade qui, en fait, ne changeront rien à la vie de l’entreprise telle qu’elle est façonnée par le tempérament de son chef, l’évolution des technologies et les transformations de la concurrence. Ce mouvement s’accentue d’autant plus que les incertitudes économiques se prolongent au fil des décennies.
… Reflet de la crise des rapports sociaux
Depuis le premier choc pétrolier en octobre 1973, combien d’années se sont écoulées avec l’affirmation d’une volonté de croissance soutenue et d’une compression du chômage ? À la précarité de l’emploi correspond la précarité de l’entreprise, toutes deux évidemment peu propices à l’élaboration de visions de long terme de « gestion prévisionnelle » (négociée ou non) des emplois et des compétences. Ce constat désabusé ne doit pas être un leurre : il existe une vraie vie de la concertation, que l’élévation du niveau de formation et de qualification des employeurs comme de leurs salariés contribue à enrichir. Mais cette vraie vie se déroule pour une large part en dehors du formalisme des accords enregistrés par le ministère du Travail. La crise des accords collectifs reflète purement et simplement la crise de nos rapports sociaux, de notre pacte républicain, qui se lit élection après élection.
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