14 minutes de lecture

par Pierre- Michel Menger, Danielle Kaisergruber

Pierre-Michel Menger est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Sociologie du travail créateur » et auteur de nombreux ouvrages. Il répondait en janvier 2015 aux questions de Metis sur ce qui différencie l’œuvre du travail, sur les relations complexes entre créativité et travail dans le monde contemporain, sur le management ou encore l’intermittence dans le spectacle et la responsabilité des employeurs.

 

pouce

 

Dans « Portrait de l’artiste en travailleur », vous partez de l’idée que les caractéristiques prêtées au travail de l’artiste sont justement celles que promeuvent aujourd’hui les entreprises pour tout le monde : l’esprit d’initiative, la créativité, l’implication de la subjectivité dans l’activité. Cela vous parait-il toujours aussi vrai ?

L’argument des similitudes entre les arts et le management des entreprises était avancé comme une hypothèse à explorer qui s’applique d’abord aux emplois qualifiés et très qualifiés, ceux auxquels on applique le vocabulaire du talent. Ce qui est demandé, dans une conjoncture d’innovations en cascade et de compétition globale, c’est plus que la simple mise en œuvre de compétences acquises. La demande est des deux côtés. Les individus au travail veulent plus d’autonomie, comme le montrent les grandes enquêtes internationales, mais l’autonomie la plus gratifiante, celle des emplois indépendants ou à faible subordination, se double de risques d’échec et d’interruption de l’activité en cas de position insuffisamment consolidée sur un marché de biens ou de services. Du côté des employeurs, le problème est double : comment motiver les salariés tout en sophistiquant la technologie d’évaluation des performances ? La réponse est dans la qualité du management : des travaux récents d’analyse empirique et de comparaison internationale des pratiques de management montrent que la France n’est pas idéalement située.

 

Cet appel à l’originalité, à l’inventivité, n’est-ce pas plutôt comme une figure idéale du travail que la société proposerait aux salariés et qui pourrait être à l’origine de frustrations et de cette fameuse « souffrance au travail » dont on nous parle chaque jour ?

Faire appel à des qualités non standardisables augmente l’individualisation des situations au travail. La face positive est la teneur en formation des actes de travail : les tâches qui sollicitent l’inventivité des individus sont moins routinières, si l’apprentissage qu’elles déclenchent permet de surmonter les risques d’erreur et d’échec. Comme je le dis dans ma leçon inaugurale au Collège de France, sans tolérance à l’égard de l’erreur, mais aussi sans capacité d’assumer ses erreurs, pas de sortie hors de la routine. Tous les actes de travail ne peuvent pas être indexés sur un haut niveau d’inventivité, personne ne peut réinventer son travail en permanence, il faut un dosage favorable d’inventivité et de cumulativité. La face sombre, c’est une concurrence interindividuelle plus évidente et moins aisée à arbitrer par des critères simples et aisés à formuler. D’où le casse-tête des protocoles d’évaluation des salariés.

 

Vous mettez l’accent dans vos travaux récents sur la dimension de l’incertitude dans le travail des artistes ou des chercheurs, l’impossibilité de prédire ce que l’on va produire ou trouver. Est-ce compatible avec le monde du travail qui est plus que jamais un monde d’objectifs quantifiés et d’indicateurs ?

Les mondes dans lesquels les valeurs d’innovation sont le plus sollicitées et où règne l’incertitude sur la valeur de ce qui est produit sollicitent la motivation des personnes comme ressort de la créativité, et la capacité de se mouvoir en horizon incertain sans être paralysé par le risque. Mais il serait naïf d’espérer qu’ils soient dégagés de toute contrainte de résultat : la concurrence dans ces mondes est vive, et les inégalités de réussite sont d’autant plus élevées que les activités sont faiblement routinières. L’espoir que rien ne sera soumis à évaluation, à comparaison et à mesure, est typiquement associé à l’éloge du don de soi sans contrepartie que les amateurs opposent au calcul intéressé des professionnels. Or la créativité se déploie dans une combinaison de concurrence et de coopération, de feedback évaluatif et de motivation intrinsèque. C’est la composition de ces forces que les individus apprennent à contrôler. Ce contrôle n’est pas de tout repos. Sans cesse, les firmes et les organisations cherchent à rationaliser leurs investissements dans des activités dont la réussite est incertaine, pour réduire les délais entre la phase d’exploration, de tâtonnement par essai-erreur, et la phase d’exploitation destinée à extraire le profit le plus élevé des innovations prometteuses.

 

Prenez le cas que j’étudie cette année de la combinaison enseignement-recherche dans les emplois universitaires. L’enseignement est une tâche moins incertaine de ses résultats que la recherche. Les mécanismes actuels de financement de la recherche augmentent en effet les contrôles sur les performances, les retours sur investissement et les scénarios d’allocation des ressources. L’une des conséquences est la multiplication des recherches collectives en équipe, pour augmenter les chances de réussite dans une économie de travail et de financement au projet. Une autre conséquence est la course poursuite entre la multiplication des revues scientifiques qui doivent absorber les flux croissants d’articles proposés et les analyses bibliométriques qui s’emploient à hiérarchiser les supports, les auteurs, les équipes, les établissements, pour alimenter une métrologie de la productivité scientifique.

 

Mais cette structuration en équipes et cette multiplication des revues ont leur logique hiérarchique : faire pivoter la différenciation horizontale en différenciation verticale. Les chercheurs et les équipes se cooptent en fonction de leur niveau et de la variété de leurs profils. La réputation peut contenir beaucoup de choses, certaines qui sont quantifiables et vérifiables, d’autres qui correspondent aux jugements portés plus informellement au sein des mondes professionnels concernés. Et il en va des chercheurs comme des artistes : vous progressez dans votre travail si vous collaborez avec des gens qui sont suffisamment stimulants, inventifs et divers. C’est ce que j’appelle la structuration par appariements sélectifs. L’invention et les épreuves de l’incertitude sont moins ardues dans une écologie plus favorable du travail créateur.

 

Avec la distance de l’histoire, quel avis portez-vous sur les affirmations fortes d’Hannah Arendt pour qui le « travail » n’était que la routine végétative de l’entretien de soi-même tandis que l’ « œuvre » était le véritable achèvement et que l’ « action » ouvrait la voie de la liberté ?

Hannah Arendt reprend, au moins pour deux des trois termes (travail versus œuvre), une distinction très ancienne, qui sépare une qualification négative et une qualification positive du travail. Elle y ajoute son argument de l’action, essentiellement de l’action politique et de l’engagement, comme condition de la liberté, en déplaçant le propos du plan individuel au plan collectif. Outre l’accent mis par Arendt sur le caractère durable de l’œuvre, à l’opposé du caractère fongible du travail (qui est un « intrant » absorbé dans une opération de production), la distinction travail-œuvre est utile si elle signale que le travail est désirable lorsqu’il réunit un certain nombre de caractéristiques. Les grandes recherches internationales ont mis en évidence la constellation de ces caractéristiques, en interrogeant les salariés et indépendants.

 

On distinguera ainsi les aspects temporels de volume, de rythme et d’intensité de travail, les risques physiques et psychosociaux, la qualité de l’emploi, un ensemble de qualités intrinsèques du travail (monotonie ou variété des tâches, autonomie ou subordination stricte, degré de responsabilité dans l’effectuation des tâches, soutien social des collègues), et la dimension de la rémunération. Les corrélations entre ces caractéristiques correspondent à une stratification des emplois et à la segmentation du marché du travail. Mais avec des résultats plus complexes qu’une simple hiérarchie linéaire où tous les avantages seraient idéalement cumulés en haut et les contraintes en bas. Les indépendants ont une intensité de travail beaucoup plus élevée que les salariés, les cadres ont des volumes de travail plus importants que les employés et les ouvriers. Le travail des premiers est beaucoup plus formateur, plus varié, moins prescrit, mais aussi plus exposé à l’imputation personnelle d’échec. Les métiers cités comme les plus désirables, parmi lesquels les professions artistiques, ne sont pas forcément les mieux payés : du moins en moyenne, car les écarts de gains entre les professionnels y sont très importants. On entre ici dans le labyrinthe des « différences compensatrices » – sacrifices monétaires contre gains de qualité expressive du travail. Adam Smith avait avancé l’argument en 1776, Marx voulait conserver la partie expressive du travail pour retourner le capitalisme contre lui-même. Vous voyez que la discussion a son histoire.

 

La polarisation actuelle du marché du travail, avec la perspective de robotisation des emplois moyennement qualifiés, montre aussi que le débat ne se répète jamais dans les mêmes termes : il faut se réjouir que ce qui est très répétitif soit confié à des robots, mais les emplois non robotisables paraissent se distribuer plutôt aux deux extrémités de la hiérarchie des emplois, ce qui oblige à analyser la constellation des caractéristiques et des tâches qui composent les emplois autrement que selon la division traditionnelle par les niveaux de qualification et de compétences. 

 

Le travail qui sert à produire un film, un spectacle, c’est aussi une organisation, une hiérarchie de métiers différents, des capitaux et des contrats de travail : comment fait-on tenir tout cela ensemble ? Y a-t-il une nouvelle figure de l’ « artiste-manager » ?

L’idée que les arts sont des mondes sociaux dans lesquels beaucoup d’activités différentes sont reliées et interdépendantes a été fortement mise en avant par Howard Becker dans son livre bien connu Les mondes de l’art. Toute activité artistique exige beaucoup de coopération, même si tout n’est pas visible et n’a pas la même intensité collective. Après tout un poète travaille très différemment d’un réalisateur de cinéma. Mais le poète doit compter sur des revues, sur quelques éditeurs, sur des festivals de poésie, sur une organisation non-marchande de son activité qui suppose d’obtenir des revenus ailleurs.

 

Innover, c’est notamment modifier ces relations de coopération : les cinéastes de la Nouvelle Vague ont travaillé avec des équipes plus réduites, alors que les blockbusters américains mobilisent d’énormes équipes et de très gros budgets. La musique pop, c’est le plus souvent un petit groupe de musiciens, pas un orchestre de variété. Enfin, sont apparus de multiples intermédiaires qui font du courtage de projets, des producteurs qui travaillent dans l’événementiel, qui assemblent des équipes et des ressources, mais qui imposent aussi de nouvelles façons de travailler. Regardez la production audiovisuelle des séries télévisées : une armada de scénaristes, des tests de qualité selon une parfaite logique industrielle. Les expositions blockbusters d’art ancien, d’art moderne et d’art contemporain obéissent à des principes assez similaires : commissariats d’exposition, co-productions internationales, dépenses élevées de marketing, mobilisation de la presse et des réseaux sociaux, déclinaison d’une gamme de produits et de services liés, et au total, transformation des œuvres en supports d’une dramaturgie muséographique.

 

Les technologies peuvent permettre aux artistes de prendre en charge beaucoup plus d’activités « managériales » qu’avant, au moins pour se lancer. A l’autre extrémité opèrent les sociétés de production et les firmes multimédia qui tirent parti de la capacité d’auto-organisation des artistes pour investir sans contrôler a priori. L’innovation est donc bien aussi dans les processus, dans les combinaisons originales de ressources, dans l’invention de nouvelles formes d’organisation du travail créateur. 

 

A propos d’emploi, l’intermittence, celle des intermittents du spectacle, des journalistes pigistes ou des chercheurs en post-docs, n’est-ce pas finalement une forme moderne de travail ? 9 000 intermittents en 1980, 130 000 aujourd’hui : que s’est-il passé ? 

Mon diagnostic est simple : les salariés intermittents veulent protéger un système d’emploi-chômage suffisamment bien sécurisé pour permettre de mener une carrière dans le travail par projet. Ils paient le prix de l’insécurité d’emploi non pas instantanément, tant que les règles d’assurance-chômage ne sont pas bouleversées, mais au moment de la retraite, beaucoup plus faible que celle des autres travailleurs qualifiés. Et ils acceptent les inégalités pyramidales de leur milieu professionnel d’autant plus aisément qu’un socle de redistribution par l’assurance-chômage fournit un amortisseur assez égalitaire du risque. En revanche, ceux qui restent silencieux, alors qu’ils bénéficient considérablement de ce système d’emploi, ce sont les employeurs. Cette forme d’emploi, je le rappelle, est un mécanisme imbattable de flexibilité, qui repose sur une souplesse sans équivalent des procédures d’embauche et de fin de contrat. Le choc de simplification est ici radical.

 

Un fait exceptionnel, qui mérite aussi d’être soupesé en raison de ce qu’il nous peut apprendre sur les usages possibles de la flexibilité ailleurs, c’est que les employeurs d’intermittents n’ont strictement aucune responsabilité à l’égard de l’employabilité et de la carrière de ceux qu’ils embauchent uniquement sur contrat court. Or le risque de chômage, de discontinuité de carrière et d’impact très négatif de celle-ci sur les retraites des salariés du secteur est spectaculaire. Les employeurs soutiennent activement la position des intermittents et donc nous n’avons pas à faire à un conflit social sectoriel, mais à un conflit intersectoriel – une partie du système d’emploi-chômage est financée par les entreprises et les salariés de tout le secteur privé de l’économie. La population des employeurs dans les arts du spectacle est très hétérogène – des entreprises capitalistes classiques, des sous-traitants, des producteurs privés, une myriade d’associations 1901. Et les employeurs indirects bénéficient aussi du système : l’Etat et les collectivités territoriales, qui financent une partie seulement du coût réel du travail et de l’emploi culturels qu’elles subventionnent. Le nombre d’employeurs a augmenté plus vite que celui des salariés. Et un employeur est libre de disperser, année après année, la quantité de travail qu’il offre sur autant d’intermittents qu’il veut, de recontracter régulièrement avec un noyau de salariés fidèles, ou de ne pas le faire. Bref, il n’a aucune responsabilité formelle à l’égard du volume de travail et de la carrière de ceux qu’il embauche au coup par coup.

 

Comme ces métiers sont attirants et que l’offre culturelle, dans le spectacle vivant et dans l’industrie audiovisuelle, a beaucoup augmenté depuis 30 ans, le nombre de salariés intermittents cherchant à faire carrière a augmenté, mais plus vite que la quantité de travail offerte par les employeurs. Résultat : alors même que le secteur culturel était en croissance et créait de l’emploi (mais d’une espèce bien particulière), les salariés ont adossé progressivement une part croissante de leur revenu à l’assurance-chômage (50% en moyenne aujourd’hui). Et les artistes ont été plus fragilisés par cette croissance déséquilibrée que les professions techniques des spectacles.

 

Paradoxe : les comptes de l’assurance-chômage sont invariablement déficitaires, alors même que le secteur des spectacles est en croissance continue. On peut décider que le système a atteint ainsi son régime de croisière, et que le déficit fait partie de son ADN. Simplement, la facture des déficits cumulés est réglée par la solidarité de tous les autres secteurs, qui, eux, ne disposent pas du tout des mêmes souplesses procédurales pour flexibiliser l’emploi et assurer leurs chômeurs. Si les employeurs des autres secteurs voulaient appliquer les mécanismes de l’intermittence, toute l’architecture de la protection sociale des emplois serait un champ de ruine, et la facture serait insoutenable. Faut-il se résigner, de crise en crise, en se félicitant de l’inertie restaurée, une fois les conflits engagés puis les médiations réalisées et l’Etat prié de compenser temporairement les effets des réformes qui ne résolvent rien? Tant qu’on ne posera pas clairement le problème de la responsabilité exacte des employeurs d’intermittents à l’égard du financement de cette forme d’emploi, et qu’on n’examinera pas, si quel que soit l’employeur, son volume d’affaires, sa structure juridique, son assise financière, et son comportement à l’égard de ses salariés, il convient de basculer invariablement 80% des dépenses de chômage des intermittents sur la solidarité interprofessionnelle de tous les autres secteurs d’activité (salariés et employeurs), on ne changera rien. Il est difficile d’imaginer que n’importe quel employeur puisse s’exonérer aussi simplement de ses responsabilités, quel que soit l’intensité de son utilisation du système intermittent et son droit de tirage sur l’assurance-chômage. Le principe de la modulation des cotisations d’assurance-chômage s’impose, en fonction du taux d’utilisation de cette flexibilité imbattable.. Ce principe de modulation est appliqué aux accidents du travail, pour responsabiliser les employeurs et pour couvrir le financement des indemnisations des travailleurs accidentés : pourquoi ne pas l’appliquer à cet autre risque essentiel, celui du sous-emploi produit par l’hyperflexibilité du travail au projet?

 

Bibliographie sélective

Portrait De l’artiste en travailleur, La République des Idées, Seuil, 2002

Les Intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible, Éditions de l’EHESS, 2011

Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Seuil, Points, 2014

 

A voir et écouter : cours en ligne du Collège de France

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.