6 minutes de lecture

danielle kaisergruber

Ou d’un ton apocalyptique adopté dans les sciences sociales, du moins celles qui traitent de l’économie et de la société contemporaine. Quelques ouvrages récents en témoignent. Leurs auteurs, tous chercheurs en sciences sociales, parfois dans de belles et prestigieuses institutions de recherche, se transforment en Cassandre, en imprécateurs, voire en guerriers vindicatifs cherchant à éliminer ceux qui ne pensent pas comme eux.

 

Faut-il, au motif d’un débat sur le statut de la science économique, débat qui est aussi vieux que l’économie elle-même, traîner plus bas que terre ceux qui ne raisonnent pas comme vous, ou n’utilisent pas les mêmes méthodologies. On aura reconnu ce fameux livre Le Négationisme économique dont le sous-titre est tout de même « et comment s’en débarrasser ». Quels que soient les mérites et les résultats (souvent convaincants bien que partiels et faisant rarement système) des expérimentations aléatoires que pratique l’économie expérimentale, on ne peut en déduire que tout le reste est à combattre. Certains des articles du dossier « Revenu universel » de Metis sur les expérimentations actuelles du revenu universel en Finlande et aux Pays-Bas (Utrecht) donnent une bonne idée de ces méthodes et de leurs limites.

 

D’où vient ce ton apocalyptique et ce vocabulaire guerrier, si ce n’est des « formes » médiatiques que prend si facilement le débat public de nos jours : vaincre, gagner lors de « duels » qui se doivent d’abord de réduire à deux le nombre de protagonistes, éliminer des candidats (à toutes sortes de choses…), mettre en soupçon, noircir, condamner. Comme dans les séries télé ou la téléréalité. Passions collectives déraisonnables pour les processus d’élimination.

 

Christophe Guilluy use de plus en plus de ce procédé, bien que de manière moins caricaturale : il s’agit là de produire les formules dont on sait qu’elles seront reprises par les journalistes et feront des titres provocateurs. Les travaux sont intéressants, certaines des déductions sont convaincantes même si elles mériteraient parfois d’être nuancées en s’appuyant sur d’autres sources. Mais le message global est simplifié à l’extrême : le déclin irrémédiable des classes moyennes/populaires en périphérie des grandes villes ou dans les petites villes autrefois industrielles. Ca tombe bien : il y a comme une résonnance avec la situation américaine…ou avec les cartes des votes extrémistes…On use du vocabulaire de la famille, ce sont des catégories sociales « abandonnées », « délaissées », comme si l’Etat était un père (ou une mère) tutélaire qui devait prendre soin de tous ses enfants, un par un. Est-ce le rôle d’un chercheur que de gommer toutes les différences, selon les familles et leur histoire, les territoires et leurs traditions de solidarité ou non, les cultures, le patrimoine culturel, les liens et les ressources ainsi créées.

 

Le mérite du livre de Louis Chauvel – qui n’est pas du tout à mettre sur le même plan que celui de Cahuc et Zylberberg -, est de faire toute leur place aux inégalités générées par le patrimoine et d’analyser dans le temps au travers d’une grande masse de données statistiques les inégalités entre générations. Mais pourquoi diable adopter ce ton mélodramatique : je suis le seul à voir que nous allons dans le mur, vous ne voulez pas voir le réel, nous courons tous à la catastrophe…Christian Baudelot qui a fait pour le site La Vie des Idées une belle critique du livre La Spirale du déclassement, Essai sur la société des illusions, regrette que Louis Chauvel emprunte ce rôle de prédicateur et de Cassandre forcené et menaçant.

 

Il est plutôt bien, pour tous les citoyens et pour la qualité du débat public, que les chercheurs en sciences sociales soient présents dans les médias, mais qu’ils nous épargnent d’adopter les formules simplistes des journalistes ou des politiques (souvent les mêmes d’ailleurs), qu’ils jouent leur rôle modeste, mais exigeant de chercheurs. Faute de quoi, le bruit médiatique permanent des formules reprises à l’envi, vient renforcer et alimenter ce pessimisme dont de nombreux observateurs, surtout dans d’autres pays, nous disent qu’il caractérise de plus en plus la France. La perception des réalités françaises par les Français est très loin des faits et de leurs éventuelles mesures : tel est le constat fait par France Stratégie dans le récent rapport « Lignes de faille, une société à réunifier » à partir de données INSEE, EUROSTAT et CREDOC. A toujours mettre l’accent sur le négatif, à ne voir que certains problèmes, à goûter les délices de ce qui ne va pas (même si la plupart du temps les constats sont justes), on finit par devenir incapable de construire une vision à peu près correcte de la société française. Avec ses failles, ses inégalités (lire l’entretien ci-après avec Philippe Meirieu), mais aussi ses PME dynamiques qu’il faudrait davantage prendre en considération, ses solidarités quelles soient nationales/redistributives ou locales, ses initiatives, et au bout du compte sa grande résilience.

 

Il est alors facile de proposer, face à des constats caricaturaux, des mesures radicales (voir la mode du mot « choc » !), parfois même des mesures d’un autre temps, et qui risquent bien d’être à contretemps. Ainsi, tandis que l’OCDE, ou le FMI, que l’on ne peut soupçonner « d’hétérodoxie économique », n’hésitent plus à recommander certaines mesures de type post-keynésiennes (investissements publics dans la recherche et l’innovation, la qualification des salariés, travaux d’ infrastructures, investissements publics dans le numérique), le débat télévisé « des sept » de la primaire de la droite et du centre a dessiné, certes à plusieurs voix, mais très convergentes, un vaste chantier économique de choc thatchérien comme remède à des maux qu’aucun d’entre eux (elles) n’a analysés. Il est vrai que les règles du jeu télévisuelles interdisaient la notion même d’argumentation, c’est-à-dire de débat (voir le dossier de Metis, Les droites et le travail).

 

Ce serait peut-être cela l’économie expérimentale : transformer les citoyens en cobayes, les lois et les politiques publiques en « prescriptions » médicales, et la recherche en champ de bataille sans foi ni loi. Il y a mieux à faire.

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.