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Le développement du pro bono (mécénat de compétences d’entreprise) répond à des besoins de fond. Il est là pour durer, et ce pour quatre raisons : il répond à la demande exprimée par les salariés, à celle des entreprises, au désengagement de l’Etat et au besoin d’ancrage des politiques RSE dans le corps social. Et cependant, des questions clés restent en suspens à ce jour…

 

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Le pro bono nous vient des Etats-Unis. Il représente une composante essentielle des politiques de CSR (corporate social responsibility, en français responsabilité sociétale des entreprises ou RSE) d’inspiration philanthropique. Il s’acclimate progressivement en Europe et en particulier en France, au sein d’une culture et d’une histoire de la RSE bien différente.

 

Pro bono : une tentative de définition


La signification latine du terme pro bono publico, « pour le bien public », ne suffit pas à le définir. En première analyse, il s’agit d’une forme de relation non marchande qui englobe le bénévolat de compétences et le mécénat de compétences. C’est donc la troisième des formes de mécénat ou de bénévolat reconnues en France : financier, en nature ou de compétences. Plus précisément, le pro bono désigne l’engagement de volontaires qui mettent gratuitement une partie de leur temps et de leurs compétences professionnelles, sous forme de missions, au service de projets d’intérêt général (ou plus rarement de personnes dans le besoin). Il prolonge donc une pratique plus ancienne en France, la mise à disposition des salariés : du temps offert sur le temps de travail pour un engagement associatif.

 

Le pro bono peut bénéficier à une personne physique ou morale qui d’une part n’a pas les moyens d’y accéder et qui d’autre part poursuit un but social, sociétal ou environnemental. En pratique, il s’agit souvent d’associations à but non lucratif ou d’ONG (Organisation Non Gouvernementale). Les prestataires du pro bono sont souvent des salariés (aujourd’hui plutôt dans des ETI ou grandes entreprises), qui « co-investissent » avec leur employeur, en offrant les compétences (qu’ils ont développées en entreprise) sur ou hors de leur temps de travail, souvent de façon mixte (abondement par l’employeur). Une spécificité importante du pro bono tient au fait qu’il s’agit d’un engagement de long terme, d’une mission, contrairement à de nombreuses initiatives ponctuelles comme la semaine solidaire (ou citoyenne) ou encore la journée du développement durable. Une autre spécificité, qui différentie le pro bono du mécénat de compétence, tient au fait qu’il s’agit bien des compétences d’entreprise qui sont mises à disposition. C’est également ce qui le différentie du volontariat d’entreprise ou du volontariat de compétences, qui font appel, eux, à des compétences génériques (ex : repeindre les locaux d’une association caritative ; accompagner des enfants malades ou défavorisés lors d’une sortie).

 

Ainsi, le pro bono permet aux salariés concernés de mettre en œuvre leurs compétences sous forme d’une mission dans des contextes différents de ceux qu’ils connaissent dans leur travail quotidien, ce qui les enrichit… et profite donc à leur entreprise à leur retour. Il est donc conçu comme une relation triangulaire mutuellement gagnante entre le salarié, l’entreprise et le bénéficiaire.

 

Pro bono : une affaire qui marche

 

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Le pro bono se situe sur une pente ascendante. Certes, il souffre encore d’un déficit de notoriété : 19 % des Français savent définir le bénévolat de compétences, mais seulement 9 % le mécénat de compétences et 6 % l’engagement pro bono (d’après le Baromètre du Pro Bono ; Sondage Ifop pour Pro Bono Lab, août 2016, réalisé sur un échantillon de 1501 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus). Mais il bénéficie de deux atouts majeurs :

• Il est déjà ancré dans la pratique des entreprises. Certes, les personnes qui s’impliquent dans le bénévolat le font très majoritairement (70 %) en aidant une structure ou un particulier dans des tâches qui ne sont pas en rapport avec leurs compétences professionnelles ou personnelles. Mais déjà, 58 % déclarent le faire en mettant à disposition leurs compétences développées au cours de leur parcours professionnel et 43 % en mettant à disposition des compétences personnelles exercées à un niveau quasi professionnel, deux modalités du pro bono (source : Baromètre du Pro Bono, Ifop).

• Il est très largement soutenu par les Français, qui y voient une innovation intéressante (pour 86 % d’entre eux), une réponse au manque de moyens du monde associatif et des collectivités (84 %), une possibilité de faire travailler ensemble les associations, les collectivités et les entreprises (82 %), bref une réponse aux attentes de l’engagement citoyen aujourd’hui (81 %).

 

Sur les 56 entreprises qui ont répondu au questionnaire du Panorama du pro bono 2016 (dont 50 % emploient plus de 1 000 personnes et plus de 60 % exercent dans le secteur des services), 43 % pensent que le budget consacré au mécénat de compétences va augmenter dans les deux ans à venir et 43 % pensent qu’il va rester stable. Plusieurs grandes et très grandes entreprises mobilisent des budgets supérieurs à 100 000 € par an, uniquement pour les frais de gestion des programmes de mécénat de compétences.

 

Le baromètre du mécénat d’entreprise en France réalisé par CSA pour Admical montre que 14 % des entreprises françaises ont pratiqué le mécénat en 2015, contre 12 % en 2013. Près de la moitié (47 %) des ETI et grandes entreprises et près d’un quart des PME sont désormais mécènes. Ces entreprises ont consacré 3,5 milliards d’euros au mécénat, soit un bond de 25 % par rapport à l’édition précédente. Ces chiffres témoignent de la prise de conscience des entreprises du rôle sociétal qu’elles ont à jouer, notamment vis-à-vis des trois domaines les plus soutenus par les entreprises, à savoir le social (17 % du budget global du mécénat), la culture (15 %) et l’éducation (14 %).

 

Le dynamisme du pro bono s’exprime sur fond de progression régulière du bénévolat associatif, pratiqué en France par 13,2 millions de personnes en 2016, soit un taux d’engagement de 25 %, en progression régulière (23 % en 2010, 24 % en 2013 ; chiffres extraits de L’évolution de l’engagement bénévole associatif, en France, de 2010 à 2016 ; Etude France Bénévolat, d’après le sondage IFOP, mars 2016). Par définition, le pro bono concerne des actifs. Le dynamisme de sa pratique contredit l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait que des retraités parmi les bénévoles. L’étude de France Bénévolat montre au contraire que la proportion des Français de moins de 35 ans bénévoles en associations progresse très régulièrement au cours des trois enquêtes (16 % en 2010, 20 % en 2013 et 21 % en 2016), alors que celle des plus de 65 ans régresse régulièrement.

 

Il me semble que le pro bono, présenté par certains comme une nouvelle mode managériale, n’est en rien l’une de ces tocades qui rejoindra bientôt le cimetière des pratiques de gestion en désuétude. Il répond à des besoins de fond et s’ancrera durablement dans les politiques de RSE et de GRH des entreprises, et ce pour quatre raisons :

 

1 – Les salariés veulent désormais travailler dans des entreprises responsables
Les récents résultats de l’Observatoire de l’intérêt général sont limpides : 7 Français sur 10 estiment que les entreprises doivent intervenir davantage pour le bien de tous. Il n’y a aucune raison qu’à leur poste de travail, ces citoyens devenus salariés ou travailleurs indépendants changent radicalement de point de vue. Plusieurs baromètres ont montré la demande croissante des salariés de voir leur entreprise s’engager davantage au service de causes sociales, sociétales ou environnementales.

 

S’agit-il seulement des fameux (et controversés) Y, ces jeunes nés dans les années 1980 et 1990 qui peuplent de plus en plus nos entreprises, et accèdent maintenant aux postes de management élevés ? Malgré une croyance largement partagée, toutes les générations dans les entreprises sont sensibles aux actions de mobilisation, même si, effectivement, les jeunes générations revendiquent plus fortement cette envie. Dans son article intitulé « Génération Millenium : une nouvelle vision du travail et de la RSE » (3 décembre, 2015), Clément Fournier dit l’essentiel : « La génération Y donne plus d’importance au sens, aux valeurs, à l’accomplissement qu’à l’argent. On sait que les salariés plébiscitent la RSE dans l’entreprise, et considèrent que les managers ne leur donnent pas suffisamment de moyens pour s’investir dans la RSE de leur entreprise. Cette tendance est symptomatique d’une envie nouvelle des « Y » : ils veulent que leur entreprise soit bonne pour la planète, bonne pour la société. Une étude « Global Tolerance » révélait récemment que 62 % des jeunes ne veulent travailler que « pour des entreprises et organisations qui cherchent à délivrer un impact environnemental et social positif ». Les jeunes veulent s’investir dans l’impact environnemental de leur entreprise, participer au mécénat de compétence, intégrer l’activité de l’entreprise à l’écosystème économique local et international… Résultat, la RSE devient un argument de recrutement pour les entreprises ». Pour le reste, je vous renvoie sur l’un de mes articles qui fait appel à plusieurs enquêtes internationales sur ce thème : « 2015, année RSE ? »

 

En France, le Panorama du pro bono 2016, publié par Pro Bono Lab en septembre 2016, montre que 54 % des étudiants se disent plus enclins à travailler pour un employeur qui propose des missions pro bono. Le pro bono apparaît ainsi comme un facteur d’attractivité pour les entreprises, notamment vis-à-vis de la génération Y en quête de sens dans la sphère professionnelle et très en demande d’une entreprise responsable.

 

2 – Les entreprises ont entendu le message
Le pro bono est une réponse adéquate aux enjeux de citoyenneté et de RSE auxquels les entreprises font face. Les perceptions de l’engagement social des entreprises se caractérisent d’abord par l’idée d’un manque : d’après l’enquête « Les Français, en attente d’un engagement sociétal des entreprises » (Influencia, janvier 2017), plus des deux tiers des Français (67 %) considèrent qu’elles ne s’engagent pas suffisamment pour la société, via une politique RSE, des dons, des fondations d’entreprise, etc. Cette insuffisance est d’autant plus regrettée que, lorsqu’elles s’investissent dans ce type de démarche, 76 % jugent que l’effet produit est largement positif. Les domaines prioritaires dans lesquels les entreprises doivent s’engager du point de vue des Français correspondent sans surprise à leurs principales sources de préoccupation : la thématique de l’emploi (citée par 76 % d’entre eux) vient largement en tête, devançant de 20 points l’environnement (56 %), ces deux domaines étant les seuls cités par une majorité. D’autres demandes d’intervention adressées aux entreprises apparaissent comme moins prioritaires, mais parfois en forte dynamique. Elles concernent le développement local (44 %), la lutte contre les discriminations (38 %), les droits de l’homme (30 %), l’éducation (27 %), l’accès au logement (26 %), l’alimentation et la nutrition (20 %) ou encore l’aide aux associations (16 %). On le voit, la plupart de ces thématiques font partie des politiques de RSE, et en particulier de pro bono.

 

Derrière la critique du manque de RSE, vient celle de son absence d’authenticité. Lorsqu’elles ont des engagements RSE à faire valoir, le défi des entreprises consiste à convaincre l’opinion publique (en général) et leurs salariés (en particulier) de la sincérité de leur démarche RSE, souvent décryptée comme une démarche de communication destinée à améliorer leur image sans changer leurs comportements, dont le phénomène de greenwashing est l’illustration la plus accomplie. Or le pro bono propose une approche concrète, qui permet d’embarquer les salariés et de communiquer sur des résultats tangibles : « avec la participation de x salariés, nous avons contribué à la formation de y cadres comptables dans telle province de tel pays, etc. »

 

Les enjeux RH sont également bien adressés : le pro bono permet aux entreprises de renforcer le sentiment d’appartenance de leurs salariés, d’améliorer leur marque employeur, de favoriser la cohésion interne et de fidéliser les collaborateurs. Il permet aux salariés de se confronter au monde du bénévolat qui, comme le pointe Armand Hatchuel, professeur à Mines Paris Tech, dans ce dossier de Metis, enrichit le management : « un management adapté des bénévoles existe bel et bien, à condition d’accepter – et de gérer – la variété des engagements et des motivations qui conduisent au bénévolat » (Armand Hatchuel, « Ce que le management peut apprendre du bénévolat », Metis, 6 Juin 2017).

 

Dans son livre sur les mutations de l’emploi et du travail, Tristan d’Avezac de Moran le souligne :

« Au-delà de renforcer la solidarité et de permettre aux entreprises de participer à cet effort, dans le cadre de leurs engagements RSE, le bénévolat est aujourd’hui pleinement reconnu comme facteur de développement de compétences à la fois utiles à ceux qui s’y engagent et bénéfiques pour les entreprises » (« Penser l’emploi autrement – nouvelles formes d’emploi, nouvelles compétences, nouveaux rapports au travail », étude pour le Lab’Ho du Groupe Adecco, décembre 2016).

Il met en avant le foisonnement des initiatives des entreprises :

 

« nombreuses sont les entreprises à favoriser, voire promouvoir l’engagement de leurs salariés dans le bénévolat avec une créativité presque sans borne : RTT (Casino), congés sans solde (Société Générale), forfait temps (SFR), temps partiel senior (Orange), congé rémunéré de solidarité (Carrefour) ».

 

Le pro bono apporte une réponse au nouveau Graal des DRH, celui de l’engagement, comme en témoigne l’interview de Myriam Couillaud, DRH de HSBC France (« Les salariés qui font du bénévolat affichent un meilleur taux d’engagement » par Catherine Abou El Khair 12 juin 2015) dans l’excellent mensuel Liaisons Sociales Magazine :

 

« Participer à des actions bénévoles constitue une attente forte de nos salariés. 20 % de nos collaborateurs se sont déjà impliqués dans une initiative proposée par HSBC France. Soit un peu moins de 2000 personnes, ce qui est beaucoup. L’impact du mécénat de compétences pour l’entreprise est positif à plusieurs égards. Notre dernière enquête montre que les salariés qui y recourent affichent un taux d’engagement supérieur de 7 points à la moyenne. L’organisation du bénévolat suscite la fierté et la motivation des salariés. Enfin, c’est un facteur d’attractivité pour les candidats ».

 

La cohésion interne y trouve également son compte. Un signe qui ne trompe pas : la part des entreprises qui dans le cadre du mécénat de compétences, proposent à leurs collaborateurs des missions en équipe a fortement progressé, passant de 48 % en 2014 à 74 % en 2016, selon le Panorama du pro bono 2016.

 

Il faut aussi évoquer les enjeux territoriaux, car le pro bono ne concerne pas seulement des missions dans les pays émergents et éloignés, mais se traduit aussi par des contributions dans le pays d’attache de l’entreprise et même parfois dans son bassin d’emploi. L’édition 2016 du baromètre ADMICAL/CSA publiée en mai 2016, montre que le mécénat d’entreprise est encore et plus que jamais un mécénat de proximité. En effet, 81 % des entreprises mécènes exercent leurs actions au niveau local ou régional afin de nouer des relations plus étroites avec les acteurs de leur territoire et de gagner en visibilité auprès des bénéficiaires finaux.

 

Enfin, les enjeux de business et d’innovation sont de plus en plus importants dans la balance. Un cas bien documenté aux Etats Unis est celui de Epps Forensic Consulting PLLC, un cabinet de conseil en médecine légale basé en Arizona. Les collaborateurs de ce cabinet ont passé plus de 1 000 heures à aider gratuitement les services de police et de pompiers de l’Arizona sur des affaires. Cette démarche n’est pas entièrement altruiste et a permis à la société de se positionner favorablement sur le marché. Le pro bono est ainsi souvent un cheval de Troie commercial et un test produits.

 

La mise en œuvre du pro bono en entreprise connaît un processus de professionnalisation. Par exemple, le Global Pro Bono Network est un réseau international d’organisations ayant développé une pratique et une expertise du pro bono, qui collaborent et partagent les bonnes pratiques pour conduire, déployer et évaluer des initiatives pro bono.

 

Autre signe évident de maturité : le développement de l’intermédiation, opérée par des structures qui se créent pour aider les entreprises volontaires à mobiliser leurs salariés, à construire des programmes de pro bono et à identifier les partenaires (associations, ONG, etc.) qui font sens compte tenu de leurs activités.

 

3 – Le retrait de l’Etat joue un rôle d’accélérateur
La rigueur budgétaire crée une raréfaction des financements publics que le pro bono vient en partie combler. A tel point que 79 % des associations et organisations de l’ESS (économie sociale et solidaire) qui ont répondu à l’enquête du Panorama du pro bono 2016 considèrent qu’un accompagnement pro bono leur serait utile. Plus largement, le pro bono répond aussi au sentiment d’impuissance des pouvoirs publics qui tend à se généraliser. D’après l’étude Influencia de janvier 2017, 77 % des Français estiment ainsi que les entreprises ont le pouvoir de mener des actions sociales là où les pouvoirs publics sont aujourd’hui bloqués. Plus encore, 70 % jugent que les entreprises ont le devoir de prendre le relais des pouvoirs publics, lorsqu’ils sont réduits à l’impuissance.

 

Les acteurs sociaux sont pris en tenaille entre la complexité croissante des problématiques qu’ils adressent et le tarissement de leurs sources de financement. Résultat : 84 % des associations et structures de l’ESS ont déclaré avoir un besoin de compétences auxquelles elles n’ont pas accès en interne, mais plus de la moitié d’entre elles n’ont jamais eu accès à un accompagnement pour répondre à ce besoin, en particulier les petites associations. Pour celles qui y ont eu accès, la satisfaction exprimée est de 84 %.

 

Le désengagement de l’Etat est d’autant plus apparent qu’il s’accompagne d’incitations fiscales, qui font aussi partie des facteurs d’explication de la montée du pro bono. Les entreprises peuvent bénéficier de réductions d’impôt pour les montants dépensés en mécénat de compétences (article 238 bis du Code général des impôts) qui leur permettent de déduire de leur impôt sur les sociétés 60 % du montant de leurs dons (dans la limite de 0,5 % de leur CA HT).

 

4 – Le pro bono fournit un point d’ancrage de la RSE dans le corps social
Les entreprises cherchent à réaliser une transition douloureuse entre une RSE hors-sol, qui n’a que peu d’interactions avec les managers et les salariés ; qui reste disjointe de la stratégie et des métiers et une RSE transformative qui s’incarne dans les valeurs, la culture d’entreprise, les comportements, les process et la conduite du changement (voir : la RSE transformative). Cette transition entre RSE de conformité et RSE de compétitivité nécessite un portage de la politique RSE tout au long de la ligne managériale et une forte appropriation par les salariés.

 

Or, force est de reconnaître que la politique RSE ne fait pas l’objet d’une appropriation dans la plupart des entreprises aujourd’hui. L’enquête sur les salariés et l’entreprise responsable réalisée par ekodev et Des Enjeux et des Hommes, publiée en novembre 2016, montre que la RSE est encore « hors-sol » : seulement 5 % des salariés se disent complètement impliqués dans la démarche RSE de leur entreprise (plus grave : ce chiffre n’a pas évolué depuis 2015) et 28 % se disent partiellement impliqués. Il reste 67 %, soit plus des deux tiers, qui ne le sont pas… alors que 58 % des salariés souhaiteraient l’être davantage. On prend goût à la RSE en la pratiquant, car ce souhait d’une plus forte implication monte à 74 % parmi les salariés déjà impliqués dans l’action RSE de leur entreprise. Par ailleurs, 46 % des répondants disent que la ligne managériale est peu ou pas active sur le sujet de la RSE ou encore se contente de relayer les grandes orientations pour 23 % sans les traduire pour les intégrer au métier.

 

Le pro bono apporte le moyen, pour l’entreprise, de faire porter ses engagements sociaux, sociétaux et environnementaux en s’appuyant sur ses salariés et en valorisant leurs compétences. Pour une société d’expertise comptable, par exemple, il s’agit, plutôt que de faire un chèque à une association qui soutient le développement d’un pays africain, d’identifier des associations, des ONG ou des TPE-PME installées dans ce pays et de leur envoyer gratuitement, pour une mission bien déterminée, des salariés qui apporteront leurs compétences de comptabilité pour les aider à se développer.

 

La construction et l’exécution des programmes pro bono deviennent ainsi de véritables projets de GRH, associant souvent la DRH et la direction RSE. Cette double dimension apparaît à l’analyse des trois principaux leviers identifiés par les entreprises qui pratiquent le mécénat de compétences pour développer cette pratique (dans l’ordre décroissant des priorités, d’après le Panorama du pro bono 2016) :

• l’évaluation de l’impact des projets soutenus ;
• la valorisation de l’engagement des collaborateurs sur les programmes ;
• la mobilisation du management intermédiaire (3e levier identifié par 39 % des répondants).

 

Enfin, j’observe que pour beaucoup de grandes entreprises, le pro bono est mis en œuvre de façon complémentaire ou concomitante avec le développement de l’intrapreneuriat (voir : « L’intrapreneuriat : répondre à la crise de l’entreprise »). Les deux dispositifs permettent la collaboration de grandes entreprises et de PME dans le cadre du mécénat de compétences par la mise à disposition de personnel de grandes entreprises au profit de PME ayant un projet de développement à impact social ou environnemental.

 

Quelques questions clés sont laissées en suspens…

 

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Le développement du pro bono apparaît comme une réponse positive et utile, dès lors qu’il s’intègre à la politique de RSE et de GRH. Pourtant, il pose aussi des questions dont je constate qu’elles sont trop souvent esquivées. En voici quelques exemples :

 

a) Si l’entreprise et ses salariés ressentent le besoin de développer le pro bono, n’est-ce pas un signe de déconnexion de la politique RSE de l’entreprise avec sa mission et la valeur qu’elle délivre à ses clients ? De même, si l’entreprise ne développe que le volet sociétal de la RSE, elle court le risque que les parties prenantes, et en premier lieu les salariés, l’interpellent sur les autres dimensions. Si l’on reprend l’exemple de notre société d’expertise comptable, ses enjeux de RSE sont – bien avant le mécénat de ses salariés – l’intégration de la RSE dans ses prestations clients, par exemple, le conseil sur le reporting intégré afin d’aider ses clients à mieux appréhender les flux de création de valeur et les interactions entre performance financière et sociale.

 

b) Le développement du pro bono est discutable s’il ne s’agit que d’une réponse à l’appel d’air créé par l’affaissement de l’Etat. Cette situation rappelle la Big society, projet lancé par David Cameron en Grande-Bretagne à partir de 2010, qui visait à redéfinir les contours du welfare state (État-providence) à travers un mouvement de transfert des compétences de l’État vers la société civile et les communautés locales, qui s’est traduit par un fort développement du pro bono, mais parfois au détriment des nécessaires arbitrages démocratiques. Comme le dira Dave Prentis, secrétaire général d’Unison (principal syndicat anglais dans le secteur public), « le gouvernement se lave les mains de la nécessité de fournir de bons services publics et utilise le bénévolat comme facteur de réduction des coûts. Les services publics doivent être fondés sur l’assurance qu’ils sont disponibles lorsque vous en avez besoin, et non lorsqu’un bénévole est présent pour vous aider » ( » Big Society – Big cop out « , communiqué d’UNISON).

 

c) Dans certains cas, le développement du pro bono peut réduire celui des offres locales. Si nous reprenons l’exemple de notre société d’expertise comptable, le fait de la voir offrir des prestations gratuites dans ce pays africain peut empêcher ou freiner l’éclosion d’offres et d’entreprises locales, qui pourraient devenir pérennes. Comment mettre en œuvre des processus visant à éviter les contextes de concurrence déloyale ? Metis a traité du cas des Territoires zéro chômeur de longue durée, qui pose exactement la même problématique, résolue par la création d’une commission réunissant les représentants des professionnels du bassin d’emploi, qui passent au peigne fin les emplois proposés.

 

d) La question de l’intégration du pro bono dans les processus RH est souvent laissée en suspens. Comment rentre-t-il dans l’évaluation du collaborateur, dans sa progression professionnelle ? Comment les salariés qui offriront leurs compétences sont-ils sollicités ou choisis ; quel est le rôle des managers intermédiaires ?

 

e) Mais à l’opposé, le sel du bénévolat s’expose au risque de la professionnalisation. Comme l’écrit Pascal Ughetto, dans l’article auquel nous invite Christophe Tessier (« Le bénévolat, miroir du travail », La Vie des idées, 28 novembre 2011), « loin de s’opposer à l’emploi, le bénévolat lui a progressivement emprunté des logiques organisationnelles et des techniques managériales ». N’y a-t-il pas là un risque majeur d’assèchement, de perte de l’envie d’engagement ? Car « quand les associations empruntent à l’univers gestionnaire des entreprises, la critique à en faire n’est pas de concevoir des problèmes de gestion, mais l’utilisation des pensées et des méthodes toutes faites des entreprises et des business schools, radicalement indifférentes aux préoccupations du travail. Dans l’entreprise, la surabondance de gestion côtoie souvent une insuffisance cruelle de management du travail ».

 

f) L’avantage majeur du pro bono pour les salariés est l’alignement qu’il leur permet de trouver entre leurs compétences et leurs valeurs. Mais s’il faut en passer par le pro bono pour trouver cette congruence, qu’est-ce que cela nous dit du système de valeurs (implicites ou explicites) porté par l’entreprise ? Le pro bono est porteur de sens et c’est tant mieux ! Mais c’est encore mieux lorsque l’entreprise est capable de permettre à ses salariés de trouver des motivations au travail, un sentiment d’utilité sociale et du sens dans leurs activités professionnelles, qu’ils peuvent ensuite prolonger par le bénévolat…


Conclusion

 

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Le développement du pro bono résout des questions et en pose de nouvelles. On est enfin obligé de cesser de penser que la RSE consiste pour l’entreprise à limiter ses impacts, par définition négatifs. Le pro bono rappelle que l’entreprise peut aussi avoir des impacts positifs et par conséquent, peut chercher à les maximiser. Il contribue à inscrire le sens et les valeurs portés par les acteurs dans la société : l’entreprise donne davantage de sens à sa mission ; ses collaborateurs enrichissent le sens de leur travail. Il rapproche le monde de l’entreprise privée et celui du bénévolat, de l’associatif, des fondations, qui aujourd’hui s’ignorent trop souvent. Cependant, pour que le développement du pro bono soit effectivement positif pour les trois pointes de la relation triangulaire, l’entreprise, le salarié et le bénéficiaire, il faut accepter de traiter la question de son intégration aux politiques de RSE, de GRH et d’innovation, tout en traitant dans la transparence, les problèmes d’éthique qu’il soulève.


Pour aller plus loin :


Le Panorama du pro bono 2016, publié par l’Association Pro Bono Lab en septembre 2016 (en partenariat avec Domplus, Passerelles et Compétences, la Fonda, Le RAMEAU, l’Agence LIMITE et le Fonds Barreau de Paris Solidarité) est composé de plusieurs enquêtes menées auprès de 204 associations et organisations de l’ESS, 56 responsables d’entreprises et 331 étudiants. Il a été complété par une étude nationale représentative réalisée auprès de 1501 Français en collaboration avec l’IFOP. #mce_temp_url#

Le blog du pro bono

– « Enquête – L’entreprise responsable : ce sont les salariés qui en parlent le mieux ! », ekodev et Des Enjeux et des Hommes en partenariat avec l’institut de sondage ViaVoice, auprès des salariés français menée en août 2016 sur un échantillon de 1003 personnes représentatif des salariés d’entreprises de 250 salariés et plus, publiée en novembre 2016 : 

Carenews, premier média dédié aux associations et au mécénat ; « portail de l’intérêt général »

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.