Du point de vue du dialogue social, il est assez curieux d’observer que le quinquennat Hollande a été nettement séparé en deux séquences : celle des « grandes conférences sociales » annuelles et des grands accords interprofessionnels jusqu’en 2014, puis celle des échecs de négociation nationale et du chantier si mal conduit de la Loi « Travail ». Une étude récente de Terra Nova tire les enseignements de quatre « accords d’entreprise » négociés et signés dans ces années-là : Le dialogue social par la preuve : quatre cas d’accords d’entreprise innovants et leurs enseignements, mai 2017.
Les accords d’entreprise, dont il est souvent question en ce moment, se sont très largement développés depuis une vingtaine d’années. Il n’est pas mauvais de rappeler que les Lois Auroux de 1981-82 ont introduit une obligation annuelle de négocier sur les salaires, les conditions et le temps de travail dans chaque entreprise. Mais c’est en fait sur les problèmes d’emploi et de restructuration que les accords d’entreprise ont vu leur nombre augmenter considérablement : accords sur des plans sociaux ou plan de sauvegarde de l’emploi lors de suppression d’emplois ou de restructurations, accords de méthode quant à la conduite des restructurations… C’est l’Accord National Interprofessionnel de 2013 sur la sécurisation de l’emploi qui a prévu que les plans sociaux fassent l’objet de négociation et pas seulement de consultation. Lorsque des négociations d’entreprise sont conduites pour faire face à des restructurations, elles aboutissent dans 75 % des cas.
Ainsi entre 2007 et 2015, le nombre d’accords d’entreprise augmente de 5 % chaque année : 84 % d’entre eux sont signés par la CGT, 90 % par FO et 94 % par la CFDT. Pour la seule année 2015, 30 000 accords sont signés au niveau des entreprises, ou parfois des établissements, par les délégués syndicaux et 5 000 ont été signés par les élus du personnel essentiellement sur l’épargne salariale (Bilan annuel de la négociation collective, DARES, 2016). C’est ainsi que de nombreuses dispositions législatives appellent à des accords d’entreprise : sur la GPEC, sur l’égalité professionnelle hommes-femmes. L’accord national interprofessionnel de 2013 sur la qualité de la vie au travail a également généré de multiples accords.
Même si persiste l’idée que ces accords pourraient être moins favorables pour les salariés, c’est dire le besoin ressenti par les directions d’entreprise comme par les représentants des salariés de mettre à plat concrètement les liens entre le travail, son organisation (en particulier du point de vue du temps de travail), sa qualité et sa reconnaissance (primes, salaires, heures supplémentaires…). Mais la négociation d’entreprise n’est pas un long fleuve tranquille, il est souvent nécessaire de la faire précéder d’une phase préalable de diagnostic, d’identification concrète des problèmes que l’on veut résoudre. Ainsi dans l’entreprise CAIB qui fabrique des fenêtres en Vendée, une enquête a été conduite par la CFDT (seul syndicat présent), les résultats ont été partagés avec les 400 salariés et un expert de l’ARACT, pris en charge par le CE et l’entreprise à parts égales, a réalisé une analyse de l’existant. Il s’agissait d’améliorer les conditions de travail, l’organisation et de se doter d’outils pour éviter de retomber dans un mauvais climat de relations sociales. L’accord a prévu la mise en place d’un indicateur de « bien-être » au travail qui a été discuté et surtout la création d’espaces de discussions régulières sur le travail, les « rencontres de progrès ». Le bilan en est entièrement positif d’après les personnes interviewées pour l’étude Terra Nova et montre qu’aucune convention de branche n’aurait pu prévoir le détail des dispositions sur lesquelles les partenaires se sont mis d’accord.
Au BHV Rivoli, autre accord étudié, l’enjeu était le sujet très controversé du travail le dimanche. Après une étude d’impact économique, une consultation du personnel demandée par les organisations syndicales donne un résultat négatif : les salariés, et surtout les démonstrateurs (ces salariés de marques qui animent les ventes sur les rayons identifiés de Dior ou Clarins), ont refusé l’accord tel qu’il était prévu (à 14 voix près). Episode de re-négociation, des améliorations sont apportées à certaines dispositions, un engagement est pris sur le maintien de l’emploi au plan national : finalement la CGC et Sud signent, la CFTC et la CGT, majoritaires, ne s’y opposent pas. Depuis 150 recrutements nouveaux ont été effectués pour les équipes de fin de semaine, 70 % des salariés se sont portés volontaires pour travailler le dimanche (dans la limite de 14 dimanches par an, une journée qui apporte une majoration de 100 %) et le chiffre d’affaires du magasin a augmenté de 10 %. Sur ce type de sujet, il n’est pas facile de dire de l’extérieur ce qui peut être considéré comme plus ou moins favorable pour les salariés : gagner plus en travaillant le dimanche est réjouissant pour certains, peut être pénalisant pour d’autres…
L’accord signé chez Renault en 2013 par la CGC, la CFDT et FO s’inscrit dans la philosophie des « accords de compétitivité » : l’enjeu est la négociation de dispositions temporaires en matière de temps de travail et de rémunération moins favorables que l’existant, mais qui permettent à l’entreprise de faire face à une période critique. Les accords précédents sur le temps de travail ont été révisés dans un sens moins favorable aux salariés (plus 6 % de temps de travail sans augmentation de salaire), l’entreprise de son côté a pris des engagements de maintien des sites en France et a organisé des départs en cessation anticipée d’activité et reconversions volontaires. Les responsables de l’entreprise disent s’être inspirés d’un accord de ce type signé dans la filiale espagnole de Renault. La négociation a commencé dans une période difficile pour l’entreprise : les ventes ont diminué de 20 % en France en 2012, la sous-utilisation forte des équipements est coûteuse pour l’entreprise, les syndicats et les salariés sont mécontents de la baisse de qualité du dialogue social sur les dernières années dans un climat de crise de confiance face à une internationalisation radicale et conduite de manière très rapide (Nissan, Dacia, Samsung Motors…). Là encore une phase de diagnostic partagé (de six mois) y compris sur les aspects stratégiques a été conduite avec les principaux directeurs opérationnels. Quatre ans plus tard, l’accord a été jugé positif par tous les partenaires, et un nouvel accord a été signé pour la période 2017-2020.
En 2013 les chantiers navals de Saint-Nazaire STX (qui appartiennent alors au groupe coréen du même nom) font face à une situation particulièrement difficile et complexe : rude concurrence d’autres chantiers en Europe (y compris certains appartenant au même groupe), trou de commandes en attendant des réponses sans cesse décalées des croisiéristes, organisation lourde et peu réactive dans un enchevêtrement d’accords sur le temps de travail, les rémunérations et primes, les rotations des équipes… L’entreprise réagit par une réorganisation des services supports, de nouvelles relations entre les bureaux d’études et la production et un plan d’économies radical. La discussion sociale est difficile et la négociation s’engage par une épreuve de force : la dénonciation de tous les accords existants… On aboutit finalement à un accord minoritaire signé par la CFDT et la CGC qui n’est pas dénoncé par les autres syndicats. Les jours d’ARTT (Aménagement-Réduction du Temps de Travail) et les salaires sont gelés sur trois ans. Dans la mesure où le carnet de commandes se regarnit assez rapidement, la modération salariale sera vite compensée et de nouveaux emplois créés. Les auteurs de l’étude analysent cet épisode comme une réelle refondation du contrat social de l’entreprise.
Que retenir de ces quatre accords ? Pour moi trois choses :
• On y voit dans trois cas au moins que la question de l’emploi est au cœur des discussions et que c’est sur ce point que des engagements des entreprises sont attendus.
• On y voit aussi la montée de la question du travail lui-même : pendant la préparation puis la négociation chez Renault, la CFDT revendique un vrai dialogue professionnel portant sur le travail. Il sera un peu développé, mais seulement sur un site (Flins), mais le nouvel accord de 2017 prévoit de développer « l’expression des salariés sur le travail ». Dans le cas de STX, des initiatives ont été prises sur la productivité et sur le lean. Quant à CAIB la qualité du travail était l’enjeu central du travail de diagnostic puis de la négociation.
• On y voit l’importance des phases préalables de réflexion partagée, d’association des salariés à ce qui va être négocié (enquêtes chez CAIB, consultation, souci des organisations syndicales de tester les propositions faites auprès des salariés chez Renault). L’idée de référendum est réductrice par rapport aux différentes manières d’associer les salariés à des négociations et à des décisions.
Voilà une étude qui montre combien il est essentiel de ne pas confondre dialogue social et grandes messes, et combien les sujets d’entreprises sont nombreux, interdépendants les uns des autres, inscrits dans des histoires spécifiques qui font de la négociation d’entreprise un sujet très vivant. Et d’avenir.
Pour en savoir plus :
– Christian Pellet et Vincent Urbejtel, Le dialogue social par la preuve : quatre cas d’accords innovants et leurs enseignements, Terra Nova, 23 mai 2017
– Martin Richer et Christian Pellet, L’évaluation de la loi de sécurisation de l’emploi et ses enseignements pour l’évolution de notre démocratie sociale, juillet 2016
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