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A la veille d’une profonde réforme du système de formation professionnelle continue (FPC) en France, cet article en se basant sur un nouveau rapport du CEDEFOP, donne un éclairage européen sur la FPC et sur un sujet trop méconnu dans le pays : l’apprentissage en milieu de travail (AMT). L’Angleterre et l’Italie sont allées loin en ce sens tandis que le système français reste pris dans la conception de la formation comme « stage ».

 

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S’appuyant sur un rapport du CEDEFOP (On the way to 2020: data for vocational education and training policies. Countries statistical overwiews – 2016 update), un article précédent (Metis, « Formation professionnelle : les performances françaises par rapport aux pays d’Europe », Jean-Raymond Masson, mars 2017) a mis en évidence certaines spécificités du système français de formation continue par rapport à ses voisins européens et a pointé quelques faiblesses. Ainsi,

 

« Malgré des dépenses de formation professionnelle continue par les entreprises les plus élevées de tous les pays de l’UE, les résultats restent modestes sur le marché du travail. Les indicateurs concernant les PME et la participation des chômeurs et des moins qualifiés ainsi que le taux élevé de ceux qui n’ont pas eu accès à la formation alors qu’ils le voulaient semblent l’indice d’un ciblage insuffisant des actions en direction des catégories qui en ont le plus besoin. Par ailleurs, si l’on considère la formation organisée sur le poste de travail, la France se situe très en dessous de la moyenne européenne, juste au-dessus de l’Italie et à égalité avec les Pays-Bas, tandis que l’indice est à un niveau supérieur au Danemark, au Portugal, en Suède et surtout en Allemagne. Les différences sont également notables si l’on considère la FPC organisée dans les PME où la proportion atteint 27 % des employés concernés en France, plus qu’en Espagne, en Italie et qu’au Royaume-Uni et à égalité avec le Portugal, mais en dessous de l’Allemagne et des Pays-Bas, et surtout du Danemark, de la Suède et de l’Autriche ».

 

Un autre document publié par le CEDEFOP en 2015 (Research paper n° 49 : Work-based learning in continuing vocational education and training policies and practices in Europe) permet d’éclairer et d’approfondir certaines des questions évoquées ci-dessus. Cette note part de l’idée que le potentiel formateur des apprentissages en milieu de travail (work-based learning) est considérable, mais largement méconnu, malgré la diversité et la richesse des actions qu’il recouvre. Il s’agit donc d’explorer cet univers et de tenter de fournir des éléments permettant de conduire des politiques pertinentes au service des objectifs européens en matière d’éducation et de formation des adultes. (A noter que l’OCDE a engagé en 2015 un travail d’envergure sur ce domaine avec l’objectif d’un rapport final publié mi 2018).

 

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Le document s’appuie sur les données des enquêtes d’Eurostat sur la formation professionnelle continue (continuing vocational training survey ou CVTS) et sur les services d’éducation des adultes (adult education service ou AES) ainsi que sur les enquêtes de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, European working conditions survey ou EWCS), mais aussi sur une étude conduite dans six pays (Bulgarie, Allemagne, France, Italie, Suède et Royaume-Uni où elle a ciblé des entreprises de taille moyenne (50 à 249 employés) dans six secteurs différents (santé et aide à la personne pour la France, secteur maritime pour la Suède, métallurgie et industrie électrique en Allemagne, information et communication en Angleterre, agriculture en Italie, administration en Bulgarie). Compte tenu de la variété des approches utilisées dans les différents pays, le document propose d’adopter une définition large de l’apprentissage en milieu de travail (AMT) soit « un apprentissage non-formel, mais intentionnel et structuré, lié au travail actuel ou à venir de l’apprenant, et organisé soit sur le lieu de travail, soit dans une situation simulant le lieu de travail, soit à l’extérieur du lieu de travail, mais au travers de tâches directement applicables au lieu de travail » (ce concept d’AMT est sans doute à distinguer quelque peu de celui d’actions de formation en situation de travail [AFEST ou FEST] tel qu’il est utilisé dans une expérimentation en cours relatée par Jean Marie Bergère dans un autre article de ce dossier, « Repenser la formation, repenser le travail »).


Une demande croissante pour des formations liées au travail

Selon les enquêtes CVTS et EWCS, la France se situe nettement en dessous de la moyenne européenne en ce qui concerne la participation des employés à des formations en situation de travail, mais cette participation était en forte croissance entre 2005 et 2010. A l’opposé, l’Allemagne, le Danemark, la Suède, la Finlande et le Royaume-Uni obtenaient des scores supérieurs à la moyenne, tout en marquant une tendance à la baisse au Danemark et en Finlande. En revanche, la France atteint des scores plus élevés que la moyenne européenne et ceux de l’Italie et du Royaume-Uni (mais qui restent inférieurs aux scores atteints par les pays scandinaves) dans les enquêtes AES qui couvrent un champ plus large d’activités de formation et couvrent à la fois la formation liée au travail et des activités d‘éducation sans lien direct avec le travail.

 

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Par ailleurs, l’enquête AES montre bien les spécificités françaises en considérant les différentes catégories de « fournisseurs » de formation non formelle. Parmi les six pays concernés, la France est avec la Bulgarie, le pays où le système formel d’éducation joue le rôle le plus faible (contrairement à l’Allemagne et l’Italie), tandis qu’au contraire, c’est en France que les institutions d’éducation et de formation non formelles et les organisations à but non lucratif jouent le plus grand rôle. Quant aux employeurs, ils tiennent la première place en France comme dans la moyenne européenne, mais très en dessous du Royaume-Uni. Ils s’appuient pour ce faire sur des formateurs internes à l’entreprise (seniors, spécialistes, employés des DRH,…) le plus souvent sans formation pédagogique spécifique. C’est ce qui limite la perception de l’AMT comme une véritable formation dans la mesure où elle est souvent vue comme une simple spécialisation en vue de tâches spécifiques.

 

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Pour autant, la demande croissante pour l’AMT est manifeste dans les secteurs les plus concernés par les changements technologiques ; elle est également stimulée par les exigences réglementaires telles que les normes de sécurité ; elle répond aussi à des demandes de compétences spécifiques concernant les nouveaux recrutements, l’utilisation d’équipements nouveaux, l’acquisition de compétences clefs (soft skills) liées à des situations de travail particulières. Par ailleurs, la demande d’AMT semble dépendre également de l’existence de fonds disponibles et en particulier des fonds européens. Un exemple de forte demande d’AMT est donné en France avec le secteur de la santé, et les compétences demandées aux infirmières, aides-soignantes et autres assistants mobilisés dans l’aide aux personnes âgées, handicapées, victimes de la maladie d’Alzheimer…

 

Les politiques mises en œuvre

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Au niveau européen, l’AMT fait partie des recommandations exprimées dans le cadre des objectifs à moyen terme pour le développement de la formation professionnelle dans les conclusions du Conseil européen et de la Commission (Communiqué de Bruges en 2010, Riga en 2014). Les leçons ont été tirées des travaux de recherche et de nombreux rapports publiés depuis les années 1990 qui mettent en évidence l’importance primordiale des apprentissages non formels et en particulier des avantages de l’AMT qui s’appuie sur des combinaisons et des aller-retour entre savoir et savoir-faire, entre apprentissage et mise en pratique, et entre poste de travail et situation hors travail, y compris par l’apprentissage à distance (e-learning). Les recommandations de la politique européenne consistent à promouvoir l’AMT pour les adultes sous toutes ses formes, y compris en combinaison avec d’autres formes de FPC. Les objectifs sont de développer des compétences spécifiques, mais aussi des compétences larges, et de rendre plus flexible l’offre de formation afin de répondre à la diversité croissante des situations et des besoins des publics concernés. Pilotés par la Commission, deux groupes d’experts suivent ces développements. Par ailleurs, le Fonds social européen peut être mobilisé à cet effet.

 

La situation est contrastée au niveau des politiques nationales. Le CEDEFOP identifie cinq critères qui permettent d’évaluer l’intérêt apporté à l’AMT dans le cadre de la formation professionnelle des adultes ainsi que dans celui de la formation des demandeurs d’emploi : (1) la reconnaissance et l’acceptation de l’AMT aux niveaux législatif ou réglementaire parmi les moyens « normaux » d’assurer la FPC ; (2) l’existence de programmes spécifiques faisant appel à l’AMT aux niveaux national, régional et/ou sectoriel ; (3) la possibilité donnée au financement d’actions d’AMT soit par le soutien de l’Etat soit dans le cadre d’accords collectifs ; (4) la reconnaissance des acquis d’apprentissage non formels ou informels par des mécanismes appropriés aux niveaux national, régional et/ou sectoriel ; (5) l’intérêt porté par les parties prenantes et en particulier par les partenaires sociaux.

 

A la lumière de ces critères, le CEDEFOP propose une classification des pays et donne quelques exemples. Avec son système « moderne » d’apprentissage des adultes introduit en 1994 (voir l’encadré ci-dessous), des modalités de financement appropriées, l’existence d’un cadre de certification et le soutien appuyé des parties prenantes et notamment des syndicats (depuis l’« Employment Act » en 2002 qui accorde aux syndicats la possibilité de promouvoir, soutenir et organiser la formation sur le lieu de travail), l’Angleterre figure parmi les pays dont les politiques sont considérées par le rapport comme « favorables au développement de l’AMT » (« conducive policies for work-based CVET »).

 

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Il en va de même avec l’Italie où le système d’apprentissage (apprendistato professionalizzante) est ouvert aux jeunes adultes (18 à 29 ans), où le plus important fonds intersectoriel de financement de la FP (Fondimpresa) promeut l’usage de « méthodologies de formation non conventionnelles » et en particulier de l’AMT, et où l’introduction par la Loi en 2012 d’une nouvelle conception de la FPC organisée au sein de réseaux territoriaux.

 

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A l’opposé, le rapport considère que la Bulgarie relève de la troisième catégorie, celle des pays où l’AMT ne recueille pas particulièrement l’attention (« unconcerned policies »).

 

Au milieu, la France rentre dans la seconde catégorie, celle des pays qui « juste permettent » l’AMT pour la formation (sans vraiment la favoriser ; en anglais « just-allowing policies »). Selon le CEDEFOP, il y manque en effet une reconnaissance explicite de l’AMT comme un moyen « normal » (« regular, common and accepted ») au sein du système de formation professionnelle. Cette observation se confirme à la lecture de la loi de 2014 sur la formation professionnelle, où nulle mention n’est faite des modalités de FPC, à l’exception de plus grandes facilités données au développement de l’apprentissage*, mais seulement pour les jeunes de 16 à 25 ans. La loi Travail du 8 août 2016 a cependant prévu une expérimentation permettant l’accès à l’apprentissage jusqu’à 30 ans, dont on attend les résultats. Ainsi, les deux premiers critères ne sont pas suffisamment vérifiés. Néanmoins, l’AMT peut être financée par les OPCA, et la France dispose d’un système de VAE soutenu par les partenaires sociaux qui permet en particulier d’accroître la perméabilité au sein du système d’éducation et de formation et pourrait rendre l’AMT plus attirant.

 

Défis et leçons

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Au-delà des avantages rapportés ci-dessus, le document pointe un certain nombre de défis quant aux développements de l’AMT. La perception de l’AMT parmi l’ensemble des dispositifs de FPC est encore insuffisante de la part des employeurs, de même que des possibilités de le financer. L’analyse des besoins en compétences des employés est également fragmentaire et ne permet pas bien de savoir où l’AMT serait nécessaire et comment il pourrait être mis en œuvre. Trop peu de formateurs ont été formés de manière à mettre en œuvre efficacement des dispositifs d’AMT. L’AMT ne débouche pas systématiquement sur une qualification reconnue et il manque un système permettant la validation des savoirs et des compétences techniques transversales acquises dans ce contexte. Enfin la mise en œuvre d’AMT dans les PME se heurte à des obstacles en termes de temps, de procédures et d’organisation.

 

Les leçons concernent d’abord le besoin de disposer de données statistiques robustes et comparables sur tout ce qui concerne la formation basée sur le travail. Au-delà, l’AMT a besoin d’une reconnaissance explicite bien affirmée, des législations et des instruments de financement. Il est important que l’AMT ne renvoie pas seulement à l’apprentissage pour les jeunes, ou bien que cet apprentissage devienne un élément central de la formation pour tous. La reconnaissance et la valorisation de l’AMT appellent des mécanismes appropriés de validation des compétences acquises, même si ces dernières ne permettent pas l’obtention d’une qualification pleine et entière (on retrouve là la logique présidant à la mise en œuvre de « blocs de compétence »). Dans le contexte de fragmentation et de diversité des dispositifs de la FPC, il est essentiel de développer les échanges et la coopération entre les acteurs, de rechercher la cohérence entre les actions et de favoriser la connaissance par les partenaires sociaux des opportunités de formation. Ces efforts doivent être conduits aux niveaux national, régional, local et sectoriel. Enfin, il importe d’améliorer la visibilité de l’AMT et de favoriser la prise de conscience de ses avantages et de ses méthodes.

 

Conclusions

A l’heure où la France s’apprête à reconsidérer en profondeur son système de formation professionnelle continue, les enseignements de ce travail sont particulièrement intéressants. Dans la suite des changements introduits par la loi Travail en cours d’adoption, et dans la perspective de la sécurisation des parcours professionnels, il semblerait logique que la France passe de la seconde à la première catégorie de pays, celle de ceux qui ont créé un environnement favorable à l’AMT. Les expérimentations en cours concernant l’extension de l’apprentissage telles celles qui ont été entreprises dans le cadre de la loi Travail de 2016, celles concernant les formations en situation de travail (FEST) que décrit l’article de Jean Marie Bergère ainsi que le déploiement des blocs de compétences devraient y contribuer.

 

Pour autant, il importe de bien apprécier la grande originalité du système français relativement aux autres pays européens.

 

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*Afin de bien distinguer les deux sens du mot apprentissage, j’utilise l’italique apprentissage à chaque fois qu’il s’agit du mécanisme traditionnel de formation des jeunes apprentis. En revanche l’utilisation d’apprentissage renvoie au sens générique du mot.

 

 

 

 

 

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.