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par Rudi Kaske, propos recueillis par Odile Chagny

Le contexte actuel et les élections législatives qui se sont déroulées le 15 octobre dernier en Autriche peuvent avoir des conséquences importantes sur le système de relations professionnelles et plus particulièrement sur le rôle qu’y joue la Chambre du Travail (Arbeiterkammer, AK) auprès des travailleurs et ds syndicats. Alors qu’en France, la représentation des salariés au sein des entreprises va profondément changer avec la mise en place d’une instance unique, le Comité Economique et Social, instauré par les Ordonnances Travail, la grande simplicité et l’efficacité du modèle autrichien sont frappantes.

Metis a interviewé Rudi Kaske, le président de l’Arbeiterkammer, pour mieux comprendre son rôle spécifique dans le système autrichien, ainsi que les évolutions possibles.

 

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Image : Rudi Kaske

 

Pourriez-vous nous expliquer les attributions de la Chambre du Travail, la manière dont elle est financée, et les services qu’elle rend aux travailleurs ?

 

La Chambre du Travail (AK) représente les intérêts de plus de trois millions de salariés en Autriche, et ce en étroite collaboration avec les syndicats. L’adhésion y est obligatoire. L’AK a été fondée en 1920 par la Loi, sous la pression des syndicats. L’objectif était alors de protéger et d’étendre les acquis sociaux des travailleurs. Après sa liquidation par les nazis en 1938, l’AK a été rétablie en 1945.

 

Les ressources de l’AK proviennent des cotisations de ses membres. Ces cotisations (appelées « redevance AK ») sont fixées par la loi (0,5 % du salaire brut, soit une contribution d’en moyenne 6,91 € par mois). Plus de 810 000 membres en sont exemptés, qu’ils soient en situation de chômage, d’apprentissage ou encore de congé parental. Mais ces travailleurs gardent accès à l’ensemble des services de l’AK.

 

La Chambre du Travail offre un large éventail de services à ses membres. Tous ces services sont fournis à titre gratuit, qu’il s’agisse de l’information et du conseil en matière de droit du travail, d’assurance chômage, de sécurité sociale, de fiscalité ou encore de protection des consommateurs. En 2016, nous avons rendu deux millions de « consultations » : plus de 1,3 million par téléphone, 470 000 en face à face et 126 000 par e-mail. Les principaux sujets traités sont les conventions collectives, l’insolvabilité, la protection des consommateurs, le droit fiscal et la formation.


Comment se coordonne l’action de l’AK avec celle des syndicats et des comités d’entreprise (Betriebsräte) ?


L’AK dispose d’un groupe d’experts (2 609 personnes y travaillent) spécialistes dans tout l’éventail de domaines affectant la vie quotidienne des travailleurs. Ces experts sont pleinement intégrés dans le système autrichien de partenariat social, même si c’est juridiquement informel. Ils jouent un rôle important dans l’élaboration des politiques publiques et de la Loi en Autriche, sur toutes les questions touchant au travail, mais aussi sur les politiques sociales, les politiques en matière d’éducation et de formation, la législation sur l’immigration, etc.

La Confédération autrichienne des syndicats (Österreichischer Gewerkschaftsbund, ÖGB) regroupe plusieurs fédérations de branches. Ces fédérations négocient les conventions collectives avec les organisations d’employeurs correspondantes. L’AK soutient les syndicats dans le processus de négociation à titre de « think tank », notamment en mettant à leur disposition des analyses macroéconomiques. Les conventions collectives réglementent de nombreux standards de travail minima (par exemple les minimas de branche). Elles couvrent 98 % des travailleurs autrichiens.

 

L’affiliation obligatoire des travailleurs à l’AK et des employeurs à la Chambre économique autrichienne explique ce niveau élevé de couverture, les entreprises ne pouvant se soustraire aux conventions collectives et étant dans l’obligation de respecter les normes minimales. Les entreprises tirent en contrepartie un bénéfice évident des conventions collectives, qui leur garantissent des règles du jeu uniformes et permettent d’éviter le dumping social ou salarial.

 

Les comités d’entreprise (Betriebsräte) et leurs élus sont une institution fondamentale des syndicats autrichiens au niveau de l’entreprise. Étant eux-mêmes salariés de leur entreprise, les élus sont en contact quotidien avec les réalités du travail. Ils organisent et défendent leurs collègues autour d’intérêts communs, négocient les accords d’établissement et construisent un lien direct entre travailleurs et organisations syndicales. Les représentants des comités d’entreprise ne sont pas seulement un acteur essentiel de l’organisation de la démocratie économique au niveau des établissements, ils assurent aussi le fonctionnement démocratique de l’AK en organisant des élections et représentent les intérêts syndicaux dans les instances de l’AK.

 

L’AK coopère étroitement avec les syndicats à plusieurs niveaux. La chambre assure la formation des délégués et d’autres représentants des travailleurs dans divers organismes de formation publics ou privés. Elle mène des campagnes conjointes, par exemple sur la politique fiscale ou les retraites.

 

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Image : Arbeiterkammer

 

Quels sont selon vous les principaux avantages de ce système de représentation ?

 

Le succès de la représentation des salariés en Autriche repose sur trois piliers : les comités d’entreprise, les syndicats et l’AK. Les comités d’entreprise et leurs membres assurent la participation des salariés au niveau de l’entreprise. Les syndicats négocient au niveau collectif. Et l’AK alimente les syndicats en expertise et en savoirs. Comme je l’ai déjà mentionné, les syndicats autrichiens et l’AK proposent un vaste programme de formation aux membres des comités d’entreprise et aux délégués syndicaux. A l’ère du digital, la participation à tous les niveaux est plus que jamais nécessaire.

 

Le système autrichien de « partenariat économique et social » repose sur la coopération entre le gouvernement et les partenaires sociaux représentés par leurs organisations respectives. L’AK est partie prenante de ce partenariat social, aux côtés de la Confédération Autrichienne des Syndicats, de la Chambre Economique Autrichienne et de la Chambre d’Agriculture.

 

L’un des principaux avantages de ce système est qu’il favorise la résolution des conflits d’intérêts par la négociation plutôt que par la grève ou le lock-out

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L’objectif commun des parties prenantes de ce partenariat social est de garantir et d’améliorer le bien-être de toutes les couches de la population, et ce tout en garantissant et en renforçant l’attractivité économique de l’Autriche.

 

Il est également important de comprendre que l’AK joue un rôle conséquent dans l’évaluation des projets de loi du point de vue de l’intérêt des travailleurs et des consommateurs, qu’elle soumet des propositions d’amendements et participe à la mise en œuvre des lois. Elle contribue en cela à protéger les intérêts des travailleurs et des consommateurs.

 

La Chambre a par exemple permis d’améliorer les dispositions des lois sur la sécurité au travail, avec des conséquences notables sur le nombre d’accidents du travail. La dernière réforme fiscale en Autriche a par exemple été conçue pour l’essentiel par la Chambre du Travail et la Confédération autrichienne des syndicats et a permis de dégager plus de cinq milliards d’euros en faveur des travailleurs.

Last but not least : de nombreux travailleurs n’ont pas les moyens de se couvrir par une assurance privée pour leurs frais juridiques. L’AK offre à tous ses membres des conseils et appuis juridiques, grâce à l’adhésion solidaire de tous les travailleurs.

 

Et quels sont selon vous les principaux inconvénients de ce système ?


Pour être honnête : je n’en vois aucun ! Des études réalisées par l’Institut autrichien de recherche économique (WIFO) montrent que le partenariat social en Autriche conduit non seulement à des revenus plus élevés et mieux répartis, mais aussi à des gains de productivité.


Quels sont les principaux défis à venir ?


L’AK (de même que la Chambre économique autrichienne) est actuellement confrontée à une pression politique forte. Les partis politiques néolibéraux et populistes souhaitent affaiblir, voire supprimer l’AK. Ces partis cherchent à s’allier avec la grande industrie et le secteur financier, en vue d’affaiblir le partenariat social. Cependant, comme je l’ai déjà souligné, le partenariat économique et social est le garant d’un niveau élevé de paix sociale en Autriche. Ceux qui combattent ce partenariat combattent la paix sociale. L’AK s’oppose à ces tentatives et intervient pour protéger les droits des travailleurs. C’est notre objectif principal et nous mettons et mettrons tout en œuvre pour y parvenir.

 

Auriez-vous des conseils pour la France ?


Dans la mesure où le mouvement syndical s’appuie sur des traditions historiques et des fondements institutionnels très différents en Autriche et en France, il va de soi que nous ne pouvons fournir aucun conseil voire identifier des « bonnes pratiques » aisément transférables au contexte français. Nous ne sommes donc pas en mesure de donner des conseils à nos collègues français. 

 

Cela ne signifie pour autant pas que nous ne pouvons pas apprendre et coopérer étroitement les uns avec les autres. Le capital est organisé au niveau international, il faut donc que nous le soyons aussi. Le mouvement syndical est attaqué presque partout. Dans le contexte européen qui est le nôtre, les forces néolibérales et l’extrême droite sont de nouveau à l’offensive. La lutte contre le travail organisé a toujours été l’un de leurs objectifs communs. En tant que mouvement syndical européen, nous ne devons pas simplement protéger les droits des travailleurs et défendre nos institutions syndicales. Nous devons développer un projet commun pour une Europe et un monde solidaires auquel nous aspirons tous. Notre combat commun pour les travailleurs – et au-delà – passe par leur organisation.

 

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