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danielle kaisergruber

L’expression « expérience client » est devenue monnaie courante pour évoquer le marketing d’un certain nombre de produits ou de lieux et la codification de la relation vendeur/client. Du « Et un bon week-end ! » mécanique du supermarché le samedi matin à l’expérience inouïe qu’est censée être la déambulation dans la zone duty free d’un aéroport partout dans le monde. On n’achète plus un produit ou un service (c’est trop banal !) on a une expérience de consommation dans un centre commercial relooké, une boutique Apple, ou dans un de ces grands mails des grandes métropoles asiatiques…


Il est plus surprenant de rencontrer l’expression « expérience collaborateur » qui en parallèle avec l’expression « marque employeur » commence à se répandre : qu’est-ce à dire ?

Le label « Great place to work » attire des entreprises qui sont prêtes à payer pour concourir. Je fais récemment des « achats » (une expérience si l’on veut, mais plutôt du genre banal, encore que j’adore les magasins de bricolage…) dans un magasin Leroy-Merlin, justement une entreprise classée « Great place to work ». Je tournicote entre les rayons pour trouver le vendeur « peintures » qui n’est pas le vendeur « lasures » ni le vendeur « carrelages » et je l’aide à sa demande à trouver le produit recherché (une coproduction du service dont je me serais bien passée !). Je me retrouve devant des caisses automatiques autour desquelles s’affaire une jeune femme qui aide les clients à scanner leurs articles, puis les aide à payer, elle court d’une caisse à l’autre, commence par donner des conseils sur les gestes à accomplir, puis finit régulièrement par faire les choses à la place du client-payeur. Elle « encaisse » les remarques et récriminations des clients mécontents. Elle doit suivre ainsi trois caisses automatiques, phase de transition avant la disparition de son emploi : je me dis que son « expérience collaborateur » ne doit pas être très plaisante et ses fins de journées parfois bien difficiles. Quant à mon expérience client, elle est assez démoralisante : il reste une seule caisse « à présence humaine » et la file d’attente est bien longue, d’autant que les caddys comptent de nombreux articles encombrants.

L’expérience collaborateur se décrit comme un ensemble de gestes de l’entreprise à l’endroit de ses salariés traités comme des clients internes : porter attention au client comme porter attention au salarié est loin d’être inutile. Mais qu’il faille codifier et organiser ce qui devrait être la base de toute organisation : dire bonjour, accueillir les nouveaux, leur présenter les équipes, expliquer l’usage des outils – montre à quel point les grandes entreprises sont devenues des machineries artificielles. Et voilà que maintenant, dans nombre d’entre elles, l’« expérience collaborateur » comme la « marque employeur » sont sous la responsabilité des services de marketing…

Faciliter la vie des salariés, leur permettre d’accéder à toutes sortes de services en ligne est bel et bon, mais dans le même temps, les situations concrètes de travail ne changent guère, la France est toujours bonne dernière parmi les pays européens quant à l’autonomie et la responsabilité des salariés dans leur travail (enquêtes Eurofound retracées dans différents articles de Martin Richer et récemment rappelées par Emmanuel Couvreur dans Metis). Et c’est dans le travail quotidien, dans son organisation, dans les relations hiérarchiques, dans la gestion des projets que cela se joue, avec ou sans applis. Après tout, l’expérience c’est aussi la confrontation au réel.

Quant à l’expérience collaborateur de ceux qui sont embauchés pour deux jours ou trois semaines ?

La part des jeunes qui restent dans la précarité ne diminue pas, les CDD ne jouent plus leur rôle de marchepied vers l’emploi durable et les entreprises continuent de recruter des « profils dociles et homogènes ». Alors « Innover ce serait déjà recruter les jeunes en CDI », prendre des risques, que l’entreprise soit avant toute chose formatrice (voir Virginie Mora à propos du bilan des enquêtes Génération du CEREQ menées depuis 1992).

 

Les attentions formatées et calculées à l’endroit des salariés sont un plus si toutes les autres conditions de bonne organisation et de bonne qualité du travail sont satisfaites. Et là, on est encore bien loin de l’économie de l’expérience…

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.