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Contrat de travail, négociation collective, représentation du personnel, Assurance chômage, formation professionnelle : la réforme du marché du travail promise par Emmanuel Macron touche à tout, et bientôt à son terme législatif. Comment caractériser ce gros pavé comprenant quelque 160 pages d’ordonnances et 96 pages de projet de loi, sans compter les accords interprofessionnels qui l’ont précédé ?

 

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Pour aller à l’essentiel, reprenons les intitulés officiels. Les trois principales ordonnances travail (phase 1 de la réforme, rentrée 2017) visaient « le renforcement de la négociation collective… la nouvelle organisation du dialogue social en entreprise… la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail ». L’avant-projet de loi rendu public en mars dernier (phase 2) met quant à lui en exergue « la liberté de choisir son avenir professionnel ». Soit, en résumant beaucoup :

 

1. Phase 1 : trois ordonnances pour le volet « flexibilité »

• La rupture du CDI est à nouveau facilitée (périmètre, procédures et indemnités de licenciement, rupture conventionnelle collective)
• Dans la limite d’un « ordre public social » restreint, les normes négociées l’emportent sur la loi, y compris quand elles sont moins favorables, et les accords d’entreprise peuvent déroger dans de nombreux domaines aux accords de branche
• Représentation du personnel et négociation sont allégées dans les entreprises : instance unique, négociations regroupées, monopole syndical sérieusement entamé

 

2. Phase 2. Deux accords et une loi pour le volet « liberté professionnelle »

• L’accès individuel à la formation devient le pivot de la sécurisation des parcours à travers le compte personnel de formation (CPF), l’accompagnement individualisé (conseil en évolution professionnelle – CEP), et la régulation centrale des formations et des certifications

• La responsabilité de l’apprentissage passe des régions aux branches professionnelles
• L’indemnisation du chômage est étendue sous conditions aux salariés démissionnaires et aux indépendants, et pourra comporter un « bonus-malus » pénalisant les embauches en contrats courts.
• Le contrôle de la recherche d’emploi est durci et confié à Pôle emploi

 

Beaucoup voient dans ce train de mesures une avancée en deux temps sur le chemin de la flexisécurité. D’abord la flexibilité, au nom de la compétitivité et de l’emploi, ensuite sa contrepartie en termes de droits transitionnels renforcés, au titre de la sécurisation des parcours. Une lecture qui conduit logiquement à peser chacun des deux volets pour voir si la balance est équilibrée ou bien penche d’un côté. Avec deux réponses contraires : pour les uns, la flexibilité l’emporte haut la main sur la sécurité et c’est la réforme structurelle néo-libérale qui avance ; pour les autres, l’issue est ouverte et la balle dans le camp des négociateurs sociaux, seuls à même de trouver dans le cadre posé par la réforme des compromis équilibrés à l’échelle des branches et des entreprises. Débat légitime, mais quelque peu réducteur ; la réforme Macron va plus loin qu’un simple alignement sur le modèle européen de la flexisécurité, dont elle s’inspire sans trop le dire. En toile de fond, c‘est toute l’architecture de la relation d’emploi qu’elle fait bouger, souvent dans le droit fil des réformes précédentes. Dans quelle direction ?

 

Retour sur les modèles

 

Il y a longtemps que le régime salarial fondé sur le contrat de travail à durée indéterminée et la protection sociale associée sont remis en question. Risque croissant de privation d’emploi, explosion des contrats courts, pauvreté laborieuse, travail dépendant aux marges du salariat, stagnation des salaires, intensification du travail, crise des régimes sociaux… Financiarisation et mondialisation ont remis en cause l’ordre économique mondial d’après-guerre et signé la fin du « compromis fordiste », fondé sur l’échange implicite entre subordination au travail et sécurité de l’emploi. L’emploi devient variable d’ajustement dans des organisations du travail soucieuses de production flexible et de liquidité des actifs. Des espaces sociaux aux salaires et aux droits sociaux très éloignés sont désormais en concurrence directe. Avec schématiquement trois types de réponses politiques : défendre coûte que coûte les acquis du salariat, au nom de la dignité du travail et de la justice sociale ; organiser en plus ou moins bon ordre le recul général de l’état social ; trouver les voies d’un renouveau sans céder sur le travail décent ni la justice sociale.

 

La réforme néo-libérale : restaurer la concurrence sur les marchés du travail

 

La « Stratégie pour l’emploi » dessinée par l’OCDE dès 1994 repose sur le diagnostic d’un chômage structurel, provoqué par les rigidités des marchés et d’abord du marché du travail. Tous les piliers du rapport salarial fordiste sont à revoir : la négociation collective, le salaire minimum, les cotisations sur les salaires, le CDI, l’assurance chômage, les minima sociaux. Il faut en complément « activer » la recherche d’emploi et former massivement les moins qualifiés. C’est bien de réforme structurelle qu’il s’agit : l’économie entière de l’emploi est à revoir pour rapprocher les marchés du travail du fonctionnement concurrentiel dont ils se sont éloignés à la faveur du plein-emploi d’après-guerre.

 

Pour donner consistance à « l’Europe sociale », en contrepoint du marché et de la monnaie uniques, l’Union européenne lance elle-même au tournant du siècle sa propre stratégie pour l’emploi, bientôt reprise sous la forme de « principes communs de flexisécurité » déclinés en quatre composantes : flexibilité du travail et de l’emploi, formation tout au long de la vie, activation des politiques d’emploi, modernisation de la protection sociale. Inspirée de la stratégie de l’OCDE, la « flexisécurité » s’en distingue pourtant : elle appelle à un compromis central, flexibilité contre sécurité, où la sécurisation des parcours professionnels devient un but en soi ; elle prône une démarche pragmatique et négociée, à base d’échange de bonnes pratiques et de dialogue social ; elle prend acte de l’encastrement du marché du travail dans la société, en mettant l’accent sur la conciliation travail/hors travail et l’égalité professionnelle hommes/femmes ; en appelant à « protéger les personnes et non plus les emplois », elle tend à transférer la responsabilité des parcours professionnels des employeurs vers les personnes et la société.

 

Aussi libéraux qu’ils soient, ces programmes ne visent pas le retour pur et simple à l’échange marchand, travail contre salaire. La régulation fordiste avait « démarchandisé » la relation d’emploi au moyen d’institutions protégeant les travailleurs des risques du marché, l’OCDE et l’UE entendent la re-marchandiser au nom du plein-emploi… et de la justice sociale (outsiders contre insiders). Mais seulement à moitié : pas en faisant table rase des institutions, mais en y en remettant de la concurrence. On peut y voir l’habillage d’un projet de démantèlement de l’État social qui avance masqué, et de fait, les mesures d’austérité drastiques infligées après 2010 aux états européens victimes de la « crise des dettes souveraines » ont donné du poids à ce soupçon. Il paraît plus juste d’y voir un aggiornamento, qui appelle l’État non à se retirer des marchés du travail, mais à y intervenir pour établir entre les personnes les conditions d’une concurrence loyale pour l’emploi.

 

La coopération instituée : les marchés transitionnels du travail

 

En parallèle aux deux précédentes, mais sans la même assise institutionnelle, une stratégie alternative s’est construite qui, partant du même constat (l’État social en péril), en tire des conclusions bien différentes. Pour répondre à la crise des « marchés internes » du travail (emploi durable et carrières) et aux risques de la concurrence sur les « marchés externes » (précarité, exclusion), elle appelle de ses vœux des marchés d’un troisième type, capables d’assurer la sécurité des transitions professionnelles (changements d’emploi, formation, congés, conciliation travail/hors travail, bénévolat, retrait d’activité, etc.). Il appartient à ces « marchés transitionnels » (Bernard Gazier, Günter Schmid, Peter Auer) de garantir la sécurité et la qualité des transitions en équipant « les marchés pour les gens » plutôt que « les gens pour les marchés ». Pour ce faire, l’État social rénové doit se porter garant de droits transitionnels attachés aux personnes, mais collectivement garantis (revenu de remplacement, reconversion, accompagnement, formation, temps libéré…). Avec quatre principes : liberté des choix, solidarité, partage des coûts, dialogue social ; et pour repère central la qualité des emplois dans toutes ses dimensions (durée des contrats, contraintes et autonomie au travail, formation, participation, égalité professionnelle, conciliation travail/hors travail).

 

Du travailleur-citoyen à l’état professionnel des personnes

 

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Le paradigme des marchés transitionnels ne remet en question ni le contrat de travail ni le salariat. D’autres sont allés plus loin en imaginant un régime universel de travail qui prendrait la suite de l’emploi salarié, désormais incapable de garantir sécurité professionnelle et justice sociale. C’est le cas de l’« Au-delà de l’emploi » dessiné en 1999 par Alain Supiot. Avec la rupture du pacte fordien, la concurrence de tous contre tous et « l’adaptation unilatérale des travailleurs aux exigences du marché » l’emportent sur l’organisation des solidarités. Il faut donc dépasser l’emploi au moyen d’un lien juridique universel garantissant à chacun continuité d’état et capacité d’agir. C’est la vocation de l’état professionnel des personnes, qui donnerait son support juridique à tout travail socialement utile (salarié, non marchand, indépendant, domestique, bénévole…) et substituerait au rapport salarié-employeur un lien de personne à société, sur le modèle de l’état civil duquel tout citoyen tire son statut personnel. Des droits de tirages sociaux, droits personnels adossés à la solidarité, lui donneraient corps en faisant de chacun un travailleur libre.

D’autres alternatives ont été pensées pour dépasser l’emploi salarié, soit en remplaçant le contrat de travail par un « statut de l’actif » universel, soit au contraire en faisant de ce contrat, détaché de l’emploi, le réceptacle d’une sécurité professionnelle attachée à la personne tout au long de sa vie active.

 

Sommaire, cette revue n’épuise pas la gamme des modèles et contre-modèles conçus pour penser l’avenir de l’emploi ; elle donne malgré tout une idée des lignes de partage entre projets, et donc du sens qu’on peut donner à la réforme en cours en France.

 

Où ranger la réforme Macron ?

 

Un projet résolument flexisécuritaire. Faciliter les licenciements, alléger les obligations sociales des entreprises, décentraliser la négociation, cela va incontestablement dans le sens d’une flexibilité accrue des relations de travail et d’emploi. Faciliter la mobilité et la formation en équipant les personnes (comptes personnels, accompagnement individualisé, indemnisation des démissionnaires et des indépendants…) aussi bien que le marché (orientation, placement, contrôle, qualité des formations, prospective des métiers, certifications) relève sans conteste de la sécurisation des parcours. Il s’agit bien de « protéger les personnes plutôt que les emplois ». Mais aussi de les « activer » en les incitant à reprendre des emplois qui ne répondent pas forcément à leurs acquis ou à leurs attentes. En ce sens, la reforme Macron oscille entre philosophie néo-libérale (faire mieux jouer la concurrence sur le marché du travail) et transitionnelle (équiper les gens de droits nouveaux pour conduire leur parcours). En invoquant la « liberté professionnelle » des personnes, elle semble elle aussi se référer à un « au-delà de l’emploi » ; sans dépasser toutefois la déclaration d’intention.

De l’assurance sociale à la couverture universelle. Le rapport salarial fordiste reposait sur l’emploi salarié « typique » (le CDI temps plein) mais aussi, en étroite imbrication avec lui, sur un régime de protection sociale formé d’institutions redistributives ayant pour fonction de mutualiser les risques. Construire un régime de sécurisation des parcours (ou de sécurité professionnelle) suppose de même d’offrir plus qu’une simple collection d’outils transitionnels (des droits, des comptes, des services) en organisant de nouvelles solidarités entre actifs. Sans le dire, la réforme Macron opère de ce point de vue des glissements significatifs. On a coutume de distinguer entre régimes de protection sociale bismarckiens (cotisations sur les salaires, prestations proportionnelles aux contributions, gestion paritaire) ou beveridgiens (financement par l’impôt, prestations forfaitaires, gestion par l’État). Il y a longtemps que la sécurité sociale s’est éloignée en France du modèle résolument bismarckien choisi en 1945 en adoptant des traits beveridgiens comme la fiscalisation des ressources (la CSG) ou les droits non contributifs (RMI, RSA, CMU…). Avec la réforme en cours, l’Assurance chômage va connaître la même mutation, la CSG remplaçant la cotisation salariale et la gestion paritaire s’exerçant désormais dans les limites d’un cadrage budgétaire fixé par l’État. Même évolution pour la formation professionnelle, où le régime paritaire, assis sur la contribution obligatoire des employeurs et sa mutualisation par des organismes collecteurs (OPCA et OPACIF) cogérés par le patronat et les syndicats, perd une bonne partie de sa raison d’être : la collecte des fonds est transférée aux URSSAF et leur affectation confiée à la Caisse des Dépôts pour le compte personnel et à la nouvelle agence publique « France compétences » pour les actions aujourd’hui financées par le fonds paritaire de sécurisation des parcours.

Des corps intermédiaires au couple État-marché. En plus de dispositifs et d’institutions, un régime de sécurité professionnelle a besoin d’une gouvernance. La politique de l’emploi est restée en France de la compétence exclusive de l’Etat et de son opérateur Pôle emploi, même si les marges de manœuvre des échelons déconcentrés se sont quelque peu élargies au fil du temps. Il en allait autrement de la formation professionnelle, largement déléguée aux régions (jeunes et demandeurs d’emploi) et aux branches professionnelles (salariés). Une configuration quadripartite (État, régions, patronat, syndicats) qui ne facilitait pas, il est vrai, la mise en œuvre de politiques concertées à l’échelle des territoires. La réforme Macron opte ici sans ambiguïté pour une architecture descendante en transférant l’apprentissage des régions aux branches, et en créant aux côtés de Pôle emploi un opérateur central de formation professionnelle (France compétences) qui dessaisit les organismes paritaires de la plupart de leurs fonctions. Un choix centralisateur tout à fait conforme au modèle néo-libéral du marché du travail : entre l’État (à la fois garant unique de l’intérêt général, gendarme et régulateur) et le travailleur-citoyen (convenablement équipé pour le marché), pas de place pour les corps ou les échelons intermédiaires, perçus comme facteurs de rigidité, porteurs d’intérêts particuliers ou capteurs de rentes.

 

Une architecture de ce type suffit-elle à doter les personnes de capacités réelles d’agir sur le marché du travail ? Pour être plus qu’un slogan, la liberté professionnelle promise par la réforme suppose des conditions d’exercice précisément garanties. Les libertés publiques sont intimement liées à la citoyenneté : elles garantissent l’exercice du droit de vote autant que celui-ci les garantit en retour en assurant le pluralisme des institutions. Il devrait en aller de même de la liberté professionnelle. Poser un droit personnel (le CPF) assorti d’un financement garanti et d’une offre cohérente d’accompagnement et de certification ne suffira pas pour l’établir. La « mise en capacité » des personnes suppose aussi qu’elles soient constituées en corps (syndicats, communautés, groupements de travailleurs libres…) dotés d’un pouvoir d’agir. À défaut, c’est une foule solitaire d’actifs qui n’exerceront chacun leur droit individuel sans capacité de peser, ni sur les choix collectifs, ni sur le rapport des pouvoirs de marché.

 

Pour en savoir plus :

 

Avant-projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel
Ordonnances travail
Réforme du Code du travail (réforme Macron)
– Dayan J-L., « Comment donner corps à la sécurité professionnelle ?« , Droit Social n° 10, octobre 2016

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.