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Voilà un beau roman familial, et aussi un livre de sociologue, pour l’été : La France des Belhoumi, portraits de famille de Stéphane Beaud. Une double histoire : celle de la fratrie – huit enfants quand même ! certains nés en Algérie, les suivants en France – et de leurs parents, mais aussi celle du chemin fait par le sociologue avec cette famille pendant cinq ans. Avec une leçon : l’intégration se fait !

belhoumi

Le travail fait par Stéphane Beaud s’inscrit dans la continuité des travaux de l’historien Gérard Noiriel et du sociologue Abdelmalek Sayad. Autant dire une grande sensibilité aux couleurs ressenties de l’exil, des doubles appartenances, et un constant effort d’objectivation des parcours qui font l’intégration. Car finalement, l’intégration se fait.

Je ne vais pas raconter toute l’histoire, les histoires, car il faut garder le plaisir de les découvrir. Mais quand même un peu : l’auteur rencontre l’aînée de la famille, Samira (prénom comme tous les autres changé), lors d’une soirée organisée par une Mission Locale. Se noue alors une « alliance de travail », un « contrat d’enquête » qui ouvre cinq années d’interactions diverses : des entretiens formels, d’autres informels, des échanges de mails, de textos, des lectures croisées. C’est que l’enquête fait évoluer les « enquêtés » en même temps que l’enquêteur. Avec en plus le choc des attentats terroristes de 2015-2016 sur tous les membres de la famille.

Huit enfants Belhoumi : cinq sœurs toutes diplômées de l’enseignement supérieur et trois garçons dont aucun n’a dépassé le bac pro. Donc une famille « nombreuse », « immigrée », « ouvrière », pas seulement immigrée, mais « algérienne ». Avec ce caractère très particulier de l’émigration-immigration algérienne (expression d’Abdelmalek Sayad) : d’ailleurs les Accords d’Evian de 1962 avaient prévu une clause de libre-circulation jusqu’en 1968. Lorsque le père vient pour travailler en France en 1971, il n’a pas le sentiment de partir pour un pays étranger. Et pourtant, il est vite perdu à Paris, il parle mal le français. S’installe dans une ville importante du centre de la France où il travaille dans le bâtiment, pas très longtemps, car la maladie le contraint de s’arrêter pour invalidité. Mme Belhoumi et les deux enfants déjà nés le rejoignent en 1978, c’est l’époque du « regroupement familial ».

« Travailler avec le stylo »

C’est la formule que répète le père toujours très attentif à ses enfants. L’image ancienne de la famille : parents plutôt admiratifs de la France, volonté farouche que les enfants réussissent par l’école, soutien apporté aux deux sœurs aînées, Samira et Leila, au caractère bien trempé. Soutien attentif des enseignants et directeurs d’école qui conseillent sur les filières, les établissements où aller. On peut lire en creux le constat d’un moindre investissement des enseignants d’aujourd’hui (mission plus difficile, collectifs enseignants instables).

Appui pour Leila, très investie en dehors de la maison, dans les nombreuses activités sportives, culturelles, proposées en proximité par une ville communiste, baptisée Préville, celle dans laquelle ils vivent dans une cité. Amel et Nadia, deux autres sœurs « suivantes » s’inscriront aussi dans ces engagements sportifs et de nombreuses rencontres en découleront. « Préscience sociale » qui pousse Leila à refuser énergiquement le lycée pro qu’on cherche à lui imposer : « c’était l’époque où les enfants de l’immigration étaient bennés vers l’enseignement professionnel ».

Dans les parcours scolaires des huit frères et sœurs, la géographie scolaire et sociale est incroyablement nette : c’est le grand partage. Selon que l’on est d’origine immigrée ou non, selon que l’on vit en cité ou dans la zone pavillonnaire toute proche, selon que l’on a pu fréquenter telle ou telle école primaire, l’une de « gosses des cités », l’autre plus mixte. « Le grand partage » des orientations se lit partout : il détermine les choix de copains et copines, le rapport à la langue, l’horizon des choix. C’est d’une brutale simplicité. Le déterminisme sans fard.

Et pourtant ! Les sensibilités des unes et des autres, leurs rapports aux parents, un léger décalage dans le temps, et voilà que Dalila se fabrique un sentiment d’exclusion et de discrimination : « on était catalogués, on était dans un collège de ZEP… ». Il suffit de si peu de choses. Les garçons aussi auront souvent ce sentiment.

Que sont devenus les garçons ?

Il faudra toute la présence, la vigilance, la protection des sœurs aînées pour que le destin des garçons ne bascule pas. Basculer c’est simple : c’est ou la drogue, ou l’islamisme. Leurs parcours scolaires sont plus heurtés, parfois chaotiques. Aucun n’obtiendra un bac général. L’auteur souligne que ce constat est tout à fait en accord avec les résultats des enquêtes statistiques qui, dès 1995, montrent que les garçons de parents maghrébins ont au moment de l’entrée en sixième un retard scolaire par rapport aux filles et sont plus souvent orientés vers les « filières de relégation ». On devrait être plus attentifs à ce genre de constats. Explications possibles : l’école n’est pas leur priorité, les copains passent avant, d’autant que les garçons ont la liberté de sortir, et les parents les voyaient bien faire un métier manuel…

Les sœurs ont veillé, et tous sont en emploi, n’ont presque jamais été au chômage, et à la fin de l’enquête sont tous à peu près stabilisés.

La fragilité des situations acquises

La fratrie Belhoumi montre l’émergence d’une classe moyenne diplômée issue de l’immigration : les filles sont cadre de santé, chargée de projets dans une Mission locale, conseillère à Pôle emploi, infirmière. Mais on sent très bien que la bonne combinaison entre le parcours de travail, le parcours résidentiel, le parcours matrimonial (des histoires instructives à cet égard et sous le regard de la mère qui veille aux mariages « de tradition ») est fragile.

Pour les garçons, c’est un peu le mythe de Sisyphe. Ou comment le passé peut ressurgir. De 21 à 31 ans, Rachid se fait une belle « place » comme commercial, puis directeur d’une agence à Bordeaux. Il sera trahi par son orthographe (un rapport envoyé rapidement et bourré de fautes) et démissionnera de honte, connaîtra de mauvaises années puis retrouvera un boulot de commercial itinérant. L’orthographe joue des mauvais tours aux garçons Belhoumi : Azzedine qui est chauffeur de bus à la RATP se querelle avec son supérieur et lui reproche de mal écrire ! C’est le début d’une mauvaise période pour lui. En fait son malaise est plus profond : sentiment de ne pas pouvoir « monter », de devoir rester chauffeur de bus toute sa vie, sentiment d’être le « Maghrébin de cité », coincé « entre les Le Pen et les barbus », les Le Pen se confondant souvent avec les vieux de la « CGète ». Il aimerait changer de boulot.

Entre les débuts professionnels et la fin de l’enquête, la dégradation des conditions de travail dans les métiers tertiaires et les « métiers à statut » est très perceptible, le climat dans les cités change, la fermeture et le raidissement de la France sont sensibles.

Cette monographie familiale nous emmène aussi dans les choix de lieux, Paris ou Préville, quelque part dans le centre de la France, appartement ou pavillon, les retours au bled, la maison au bled, Mme Belhoumi qui se met à voyager… M Belhoumi qui se met à aller à la mosquée. Rachid l’insoumis qui est revenu auprès de son père… Dans les choix de conjoints et conjointes. Dans les choix d’amis : des gars de cités, des filles « bâchées » ou des Français(es) en tout genre. Dans le rapport à la religion : peu présente, ou insidieuse pour la dernière de la fratrie sensible aux nouvelles normes qui se diffusent dans la communauté. Dans le rapport à la politique, contrasté et évolutif. Dans la manière de vivre les attentats. Lisez !

La lecture renforce une conviction : l’essentiel se joue à l’école et dans le logement. Ce sont deux déterminants-clés et se doivent être les piliers essentiels de toute politique publique. Au-delà de cet étrange creuset qu’est la famille où s’entremêlent toutes les dimensions, où se noue le mélange de déterminisme et de liberté qui donnera à chaque vie sa couleur particulière. Dans la famille, à l’école et dans les lieux de vie, se jouent la possibilité de rencontres variées (la mixité, le métissage) et la possibilité d’espaces de discussions, d’échanges. Samira évoque joliment « le salon de M. Belhoumi », ces longs moments d’expression, de discussions au sein de la famille…

On s’attache aux uns, aux unes et aux autres. On suit leurs vies, leurs jobs, leurs amours, mais aussi leurs rapports à l’enquête : ce sont ces va-et-vient qui tissent le livre, les récits, et en font tout le prix. Un vrai roman familial.

Pour en savoir plus :

Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, portraits de famille (1977-2017), La Découverte, 2018.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.