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danielle kaisergruber

Personnellement, j’ai du mal à me dire que je suis une moyenne. Et nous, collectivement, ne ressemblons guère à des agrégats statistiques. Réflexions à propos des événements récents : comment est-il possible de ne pas savoir lire la société dans laquelle on vit, d’être autant « à côté de la plaque » (je parle de nos dirigeants en France) ? De ne rien voir, ou si peu ? Comment un tel manque d’intuitions sociologiques et de connaissance du social ? Trop de chiffres. Trop de statistiques et pas assez d’intelligence pour les faire parler.

 

On raconte que Valéry Giscard d’Estaing avait mis dans son bureau de l’Élysée en 1974 un grand « poster » avec le budget de la France : sa manière à lui de la « regarder en face ». Cela n’a guère duré, même si quelques grandes réformes de société nous demeurent précieuses aujourd’hui. C’est un budget « de la ménagère » (comme on écrit parfois dans les recettes de cuisine) qu’il faudrait mettre aujourd’hui. Trop de chiffres empêchent de voir, l’abus des « moyennes statistiques », l’abus des corrélations qui ne sont pas des explications causales empêchent de voir les cumuls de difficultés. Et ceux sur qui tombent ces cumuls.

Les trop nombreuses fragilités économiques : alternance de périodes de chômage (baisse de revenus) et de travail, contrats hyper-courts : comment peut-on être contre le bonus-malus qui pénaliserait les entreprises qui font reposer le coût de leur flexibilité sur l’assurance-chômage ou les prestations sociales, donc sur la collectivité ? La question ne devrait même pas se poser. S’y ajoutent de nombreux épisodes de surendettement, car les tentations de consommation restent les mêmes que l’on soit en emploi, en formation ou en inactivité. Ces fragilités concernent aussi bien des salariés, en grand nombre pour les emplois peu qualifiés du tertiaire (caissières, vendeuses, conducteurs de bus, magasiniers, réceptionnistes… la liste serait longue) que des indépendants, des petits « patrons » (ce n’est pas un gros mot).

 

Les trop nombreuses complications et difficultés du quotidien : ce n’est pas pour rien que de nombreuses femmes protestent parmi les manifestants « Gilets jaunes ». Ce sont elles qui accompagnent (en voiture) les enfants à l’école, au centre de loisirs, chez l’orthophoniste ou le médecin, qui vont faire les courses au supermarché (en voiture aussi)…

L’improbable « sécurité professionnelle »… Après la flexibilité devait venir la sécurité par la formation, l’acquisition de compétences, mais elle se construit bien lentement et dans beaucoup d’incertitudes. L’impact des nouvelles dispositions (compte personnel de formation, conseil en évolution professionnelle) qui sont innovantes mettra plusieurs années pour se faire sentir.

L’explication magique par la fracture territoriale n’épuise pas le sujet, loin de là ! Metis a rendu compte du livre d’Anne Lambert Tous Propriétaires. Les illusions du pavillonnaire : les communes qu’elle a étudiées du côté de l’est de l’agglomération lyonnaise ne sont pas « abandonnées », les lotissements ne sont pas loin de tout, il y a des équipements, il y a des emplois dans ces zones périurbaines. Mais, il y a beaucoup de « mais » pour des familles pourtant en « mobilité résidentielle » positive. La sociologue fait un tableau nuancé de la situation de ces femmes pour lesquelles « la maison s’est refermée sur elles comme un piège » : les écoles sont loin, les enfants reviennent à midi pour ne pas avoir à payer la cantine et il faut rembourser le prêt de la maison… les petites communes ont du mal à bien s’organiser pour rendre les services attendus à ces nouveaux habitants qu’ils ont pourtant souhaité voir venir… À cet égard, les regroupements de communes devraient pouvoir faire mieux. Ce sont les situations de ce type qu’il faut comprendre pour identifier les différentes facettes de la question sociale.

Remplacer la lutte des classes par la fracture territoriale ne nous avance pas beaucoup. Il n’y a pas que des déterminismes sociaux dans ces situations : il y a aussi des choix, de ces choix que la fiscalité, les croyances collectives orientent. Ce que l’on peut appeler la « question sociale », un peu trop vite reléguée à l’arrière-plan par le politiquement correct des impératifs écologiques est un composé complexe de problèmes de pouvoir d’achat, de logement, de transport et de mobilité, d’égalité des chances à l’école. Ce sont les politiques publiques (au pluriel, car le quotidien est en grande partie dessiné par les collectivités locales) qui doivent s’y attaquer de manière coordonnée.

Et la bagnole dans tout ça ? Un parfait indicateur sociologique, comme elle l’a toujours été. Un parfait catalyseur de nos problèmes et de toutes nos contradictions : tandis que le discours ambiant compose une bulle parfaite dans laquelle on a le sentiment que tout le monde se déplace en voiture électrique, en vélo ou en trottinette… les Européens achètent massivement de gros SUV, les voitures un peu anciennes sont encore là pour longtemps et les besoins de mobilité sont de plus en plus importants.

Alors, Mesdames et messieurs les politiques, cessez d’avoir les yeux rivés sur les statistiques et les chiffres, lisez des romans (il y en a pas mal qui causent de tout ça), allez voir des films (idem) et lisez des livres de sociologues qui donnent à voir la société dans sa diversité et la question sociale dans sa complexité.

 

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Au printemps 2017, Metis a publié un dossier intitulé « Combien de France(s) ? » sur les fractures de l’emploi, des territoires, de la société.

« Que sont les classes populaires aujourd’hui ? », Danielle Kaisergruber

« Les fractures de l’emploi : un partage bien inégal des risques », Jean-Louis Dayan

« Emplois exposés ou abrités : 2 France, 3 Europe », Martin Richer

« Fractures sociales, fractures territoriales ? », Pierre Veltz

« Les inégalités de rapport à l’avenir », Thierry Pech

« Revenu de base : une utopie démocratique », Jean-Marie Bergère

« Bienvenue dans l’ère de l’entrepreneur de soi », Tristan d’Avezac, Danielle Kaisergruber et Eva Quéméré

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.