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Christian Juyaux, propos recueillis par Michel Weill

Christian Juyaux est membre depuis sa création en 1985 du comité de pilotage du Dialogue Social Européen HORECA, la branche de l’hôtellerie, café et restauration au titre de la CFDT. Il est également secrétaire du Comité Européen de Dialogue Social du Club Méditerranée depuis sa création en 1996.

Des élections au parlement européen vont avoir lieu prochainement ; beaucoup s’interrogent sur ce que l’Union européenne apporte vraiment au quotidien aux salariés. Pourriez-vous nous donner votre sentiment après plus de 30 ans d’expérience au sein d’instances européennes de dialogue social ?

En un mot : dans le tourisme européen, le dialogue social ça existe et c’est grâce à l’Union européenne ! Je m’explique. En 1985, l’UE a pris l’initiative de réunir les partenaires sociaux du secteur du tourisme, l’HOTREC (Hospitality in Europe) côté employeurs, et l’EFFAT (European Federation for Food, Agriculture and Tourism), côté salariés, au sein d’une instance appelée Dialogue Social Européen. C’était sous la présidence de Jacques Delors à la Commission Européenne. Au début ça a été difficile, car la conception patronale du dialogue social était de dialoguer, d’échanger des idées et des informations, mais sans engagement réciproque. De notre côté, nous souhaitions avancer vers une vraie structuration du marché du travail européen du tourisme ; il y a en effet une mobilité forte intra-européenne des travailleurs principalement saisonniers, nombreux dans le secteur du tourisme. Or les qualifications du tourisme étaient à l’époque très hétérogènes selon les pays, les obstacles linguistiques ne facilitant pas les choses. Il était du coup très difficile de connaître exactement les compétences d’un candidat à une embauche qui devait être immédiatement opérationnel.

Comment avez-vous procédé ?

Au bout d’un certain temps, les employeurs ont fini par admettre que la mobilité transnationale était aussi une question épineuse pour eux. Nous avions menacé de nous retirer du dialogue social, ce qui leur aurait fait perdre leur qualité de partenaire social au profit de celui de simple lobby, ce qu’ils ne souhaitaient pas. La Direction Générale Emploi, qui supervisait ces instances, nous a accordé des fonds pour financer deux études sur les qualifications, une pour les employeurs et une autre pour les salariés. Les négociations ont duré 18 ans ! Elles ont débouché sur un accord en 2012 qui a donné naissance à un outil appelé « Passeport Européen des Compétences en hôtellerie-restauration. »

Quel usage en a été fait depuis ?

Depuis 2012, il est accessible sur le portail européen sur la mobilité de l’emploi (EURES) qui traite du marché du travail transfrontalier (bilatéral) et transnational (multilatéral). Il est disponible dans toutes les langues de l’Union européenne. Mais nous nous sommes vite aperçus que ce portail était peu opérationnel et peu utilisé. Nous avons donc paritairement demandé l’autorisation de l’utiliser dans d’autres cadres, autorisation qui nous a été accordée tout récemment de manière informelle. Nous allons donc l’utiliser, notamment au sein de Tribéo, une plateforme internet à destination des saisonniers, mise en place par l’association RISE (Réseau Inter-saison Européen) que je préside. Les saisonniers et les employeurs vont ainsi pouvoir directement utiliser le passeport de compétences. Mais on voit le temps et les efforts qu’il a fallu déployer. Le dialogue social européen est le fruit d’une grande patience !

Avez-vous d’autres sujets de dialogue au sein d’HORECA ?

HOTREC, l’organisation européenne des employeurs de l’hôtellerie-restauration, nous a demandé de travailler sur l’économie collaborative. Elle souhaite avancer sur la régulation des plateformes collaboratives de location d’hébergement à court terme, ainsi que sur les plateformes de partage de repas qui font de la concurrence à la restauration. Nous nous intéressons aussi à l’impact des nouvelles technologies, de la numérisation et de la robotisation dont certains disent qu’elles pourraient supprimer 20 % des emplois de l’hôtellerie-restauration comme c’est déjà le cas en Scandinavie qui ne trouve pas de personnel. Dans le cadre d’une prospective de l’emploi, nous réfléchissons aussi à la problématique de l’intégration des migrants dans la perspective de la résolution de la question lancinante des métiers en tension ainsi que sur le travail non déclaré. Enfin, nous nous préoccupons de santé-sécurité et concevons une plateforme numérique d’évaluation des risques. Nous menons tous ces chantiers grâce aux moyens octroyés par l’Union européenne.

Quelles sont les orientations que l’EFFAT, l’organisation européenne des salariés du tourisme, souhaite se donner pour l’avenir ?

Nous souhaiterions pouvoir établir des règles communes au niveau européen pour améliorer les conditions de travail, mais aussi pour mieux réguler la concurrence entre les entreprises du tourisme et leur permettre de recruter de manière satisfaisante. Nous sommes conscients par exemple qu’il est irréaliste de vouloir égaliser les salaires du secteur entre les pays européens.

Mais négocier un salaire minimum égal à 60 % du salaire médian de chacun des pays européens devrait pouvoir être envisagé. Nous devrions aussi pouvoir établir des normes de charge de travail qui n’existent pas au niveau national, en tout cas en France, comme par exemple le nombre de chambres à traiter par femme de chambre en une journée de travail.

Parlez-nous maintenant de votre expérience européenne au sein du Club Méditerranée.

Je suis rentré au Club Méditerranée en 1970 et je siège au comité d’entreprise depuis 1982. Les deux-tiers de son activité se font en Europe-Afrique et un peu plus de 50 % de sa clientèle est européenne. L’effectif approche les 25 000, dont près de 19 000 saisonniers issus de 103 nationalités.

Entre 1982 et 1985, un long conflit social s’est déroulé entre la direction du Club Med et le personnel de service tunisien et marocain travaillant dans les villages français ; ils voulaient pouvoir bénéficier d’une carte de travail et de séjour en France. En 1985 un accord sur l’emploi toujours en vigueur a été conclu ; il prévoit la garantie de réembauche d’une saison sur l’autre soit en France pour les régularisés, soit dans leur pays pour les autres ; l’ouverture de discussions sur l’emploi et la mobilité transnationale était également prévue. L’emploi de ces saisonniers en hiver dans les villages alpins leur a permis d’obtenir une carte de séjour de 10 ans. Contre cet engagement, l’entreprise a obtenu l’autorisation que des GO français puissent venir travailler dans les villages de ces pays toute l’année. C’était un moyen de stabiliser l’emploi saisonnier tant en France que dans les pays du pourtour méditerranéen, pour les employés comme pour l’encadrement. En 1994 une directive européenne transposée en droit français permet la création de comités d’entreprises européens. La direction générale du Club Méditerranée nous propose cette création qui donne lieu en 1996 à un accord avec la fédération syndicale européenne du tourisme, l’EFFAT, pour la création du Comité Européen de Dialogue Social du Club Méditerranée. A chaque intersaison il réunit quinze représentants du personnel (7 français, 3 italiens, 2 grecs, 1 portugais) et un mandaté par l’EFFAT qui assume le secrétariat du CEDS Club Med.

Qu’est-ce qui a changé avec la création du CEDS ?

L’existence du comité de groupe européen a provoqué trois changements profonds. Elle a d’abord permis aux « gentils employés » d’être représentés ; auparavant seuls les « gentils organisateurs » français étaient reconnus. Elle a ensuite permis d’interpeller directement la direction générale du groupe sur des décisions relevant de son niveau, comme par exemple la fermeture de villages, alors qu’auparavant les salariés non français pouvaient simplement interroger les directions locales. Elle a enfin permis une meilleure reconnaissance réciproque et un meilleur dialogue entre gentils organisateurs et gentils employés organisés ; les premiers ne sont désormais plus majoritaires au CEDS comme ils ne le sont pas dans les effectifs. Il y a désormais une vraie conscience d’appartenance commune à l’entreprise et le sentiment d’être embarqué dans le même bateau. Tous peuvent désormais être informés sur l’économie de l’entreprise, donner leur avis sur les orientations en matière d’emploi et de formation, sur les dates d’ouverture et de fermeture des villages…

Des accords d’entreprise ont-ils été conclus ?

Oui. En 2004, devant la difficulté de trouver du personnel qualifié dans les zones alpines et la réduction de la durée des saisons pour le personnel des villages d’été, la direction générale du Club Méditerranée et la fédération syndicale mondiale (UITA) négocient un accord relatif à la mobilité des salariés (personnel de service GE) originaires d’Europe et d’Afrique vers les pays de l’Union européenne. Dans les villages en Europe mais aussi en Turquie, Égypte, Maroc, Tunisie, Côte d’Ivoire, Sénégal et Ile Maurice, le Club Med s’engage à respecter les libertés syndicales, l’abolition effective du travail des enfants, de ne tolérer aucune forme de travail forcé ou obligatoire et de promouvoir le principe d’égalité des chances en matière d’emploi sans discrimination raciste, sexuelle ou des opinions politiques et religieuses, bref, les droits fondamentaux établis par l’OIT. Mais l’objectif principal de cet accord reste la mobilité transnationale du personnel de service, les GE. Pour cela les garanties sociales négociées prévoient la priorité donnée à la main d’œuvre locale, des conditions d’emploi conformes au droit social du pays d’accueil, un délai de prévenance de 15 jours et une information aux représentants du personnel sur la liste des salariés mobiles. Cet accord a été renouvelé en 2009.

Comment s’est passée la mise en œuvre de cet accord ?

Pour mettre en œuvre les mesures d’accompagnement de cet accord, le secrétaire du CEDS intervient depuis l’hiver 2004 dans tous les villages alpins où travaillent des GE saisonniers migrants pour les informer sur leurs droits et recueillir les difficultés et problèmes auxquels ils sont confrontés en France. Il a pu constater leur difficulté à bénéficier des prestations sociales et familiales et à s’intégrer dans les villages pour des raisons linguistiques. Mais globalement l’accord a permis une fidélisation accrue du personnel, fondamentale pour la qualité d’une prestation haut de gamme, la réduction de la précarité de l’emploi par la réembauche d’une saison sur l’autre et un meilleur soutien à ces travailleurs mobiles par une coopération syndicale accrue entre la France et les pays d’origine. Il serait vraiment souhaitable que de tels accords se développent pour lutter contre le dumping social et tout autant pour rendre des services de qualité, garants de la pérennité des entreprises du tourisme ou plus largement des entreprises de service.

Depuis 2015 le Club Med appartient au conglomérat chinois Fosun International. Qu’est-ce que cela a changé dans le dialogue social de l’entreprise ?

L’entreprise a changé de statut : de société anonyme, elle est devenue SAS, société par actions simplifiée ; une holding luxembourgeoise a été créée pour effectuer le rachat du capital. Les obligations d’information économique et financière ne sont plus du tout les mêmes : c’est devenu le règne de l’opacité, bien que nous n’ayons pas changé de PDG. Il y a eu une dégradation du dialogue social transnational ; le comité de groupe n’est plus réuni régulièrement. Compte tenu de la nouvelle situation, les syndicats affiliés ont fait la proposition de la création d’une instance transnationale de dialogue et d’engagement. Il nous a été répondu par une proposition de renégociation du comité européen. Nous ne sommes aujourd’hui plus du tout dans la même dynamique. Ce sont les logiques de globalisation et de digitalisation qui dominent.

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Économiste du travail

Parcours professionnel : chercheur à l’université Pierre Mendes-France de Grenoble puis au CEREQ; chargé de mission au Secrétariat Régional pour les Affaires Régionales (préfecture de région Rhône-Alpes); directeur de l’Agence régionale pour la valorisation sociale (ARAVIS) à Lyon, directeur de l’information et de la communication, puis directeur scientifique et DGA de l’ANACT.

Fonction représentative: mandat CFDT au CESER Rhône-Alpes; premier vice-président, puis président de la commission Orientation, Éducation, formation, parcours professionnels (2008-2017).

Ce qui me caractérise : besoin de lier l’action à la réflexion et vis-et versa ; franchisseur de frontières : on m’ a souvent qualifié de « à la fois » syndicaliste et patron; c’est toujours placé, ou on m’a placé, dans des postures de médiation sociale; régionaliste et décentralisateur convaincu.

Centres d’intérêt : tropisme pour l’Afrique et les questions de développement, aime refaire le monde, sans oublier la montagne, la photographie, les voyages !