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Anousheh Karvar, ancienne responsable syndicale CFDT et membre de l’Inspection générale des Affaires sociales, est déléguée du gouvernement français auprès de l’OIT et en charge du suivi des politiques de l’emploi, du travail et de la protection sociale aux G7 et G20. Elle préside, au nom de la France, le Partenariat mondial contre le travail des enfants et le travail forcé (Alliance 8.7). En cette année de centenaire de la création de l’OIT en 1919, elle s’entretient avec Metis autour des principaux enjeux sociaux au plan international.

Quel bilan de ce centenaire ? Et quel a été le rôle de la France ?

C’est une année charnière, tout à fait essentielle pour renforcer la dimension sociale de la mondialisation, avec le centenaire de l’OIT et la présidence française du G7.

Il nous faut restaurer la confiance de nos concitoyens dans les bienfaits de l’ouverture au monde, tout en renforçant leurs protections face aux aléas que la mondialisation des échanges comme les transformations numériques et écologiques font peser sur les emplois et les conditions de travail. Il nous faut aussi assurer la cohérence des positions adoptées par les États dans les différentes enceintes internationales, qu’il s’agisse des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), de l’OMC ou de l’OIT, du G7, mais aussi du G20 qui réunit pays plus développés et émergents et s’est déroulé cette année sous présidence japonaise.

Si sur le premier point beaucoup reste encore à faire pour consolider les acquis et engranger des résultats concrets, sur le second j’ai le sentiment que nous avons accompli des progrès majeurs et enclenché une dynamique positive.

De ce point de vue, le discours social du Président de la République devant l’OIT était structurant. Il ne s’agissait pas d’un propos isolé ou de circonstance puisque le Président avait déjà plaidé, à Davos devant les milieux d’affaires, pour une intégration effective des normes sociales et environnementales dans le système multilatéral. À Genève et devant l’assemblée générale des 187 pays de l’OIT (la Conférence internationale du travail), il a invité les institutions financières internationales à ne pas dégrader la situation sociale des populations dans les pays où elles interviennent. Il a fait de la prise en compte des normes sociales et environnementales dans la conclusion des accords commerciaux un préalable.

Cette recherche de cohérence au niveau global, dans le but de réduire les inégalités sociales, nous a servi de feuille de route au G7 Social sous la présidence de Muriel Pénicaud, ministre du Travail. Bâti avec les six autres pays du G7 et la Commission européenne, le G7 Social a donné lieu à un accord tripartite entre gouvernements et partenaires sociaux au niveau mondial. Une première dans l’histoire des G7 et des G20 ! Les acquis du G7 Social ont largement inspiré les discussions pour construire, avec les 187 délégations tripartites des pays membres, la déclaration du centenaire de l’OIT sur l’avenir du travail, adoptée le 22 juin.

C’est donc une année charnière en termes de prise d’engagements au niveau des pays plus avancés, d’adoption de recommandations au niveau global, de colloques, d’expositions et de débats thématiques sur l’avenir du travail, mais aussi sur l’avenir de l’OIT dans la régulation sociale internationale.

Auriez-vous tout de même des regrets à formuler ?

Je formulerais principalement deux regrets qui devraient nous servir de boussole pour progresser.

Tout d’abord le G7 des ministres du Travail où la France a eu fort à faire pour aboutir à des engagements sociaux de haut niveau avec ses partenaires notamment américains, n’a pas suffisamment articulé les enjeux sociaux de la mondialisation avec ceux liés à la préservation de la planète et au changement climatique.

D’un autre côté, les discussions du Centenaire ont manqué parfois de sérénité, car se déroulant dans un contexte général d’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs et de demandes croissantes des employeurs de voir leurs « besoins » pris en compte. Face à cela, on peut regretter une certaine passivité des pays membres alors que l’OIT réunit, en formation tripartite, les employeurs, les travailleurs et les gouvernements. Ces derniers ont un rôle qui a historiquement varié avec, dans les dernières années, une certaine tendance à laisser les partenaires sociaux jouer leur partie et gérer leurs conflits. Cette relative dépolitisation n’a pas que des avantages et peut affaiblir le rôle normatif de l’organisation dans son ensemble. L’écueil pour l’OIT, à mon sens, réside bien plus dans ce désintérêt relatif des gouvernements que dans de possibles blocages temporaires sur des points clivants, car après tout, l’OIT n’est pas une île ; elle est soumise aux tensions internationales que nous connaissons par ailleurs.

Dans ce contexte, les choix de la France s’orientent vers la recherche d’une coordination intergouvernementale plus forte, d’abord avec les pays européens et les pays plus avancés, mais aussi avec tout le continent africain, au-delà de nos partenaires historiques de l’Afrique francophone. A cet égard, le rôle décisif que nous avons joué dans l’adoption par la Conférence internationale du Travail de la première convention internationale contre la violence et le harcèlement dans le monde du travail a été reconnu, je le crois, de tous et nous encourage à poursuivre dans cette voie.

Par rapport à la place considérable de l’économie informelle dans un très grand nombre de pays et au développement plus récent des plateformes de mise en relation de travailleurs indépendants, quels sont les réflexions et les moyens d’action de l’OIT ?

La Conférence internationale du Travail de l’OIT a adopté en 2012 une recommandation historique en vue de l’accès universel à des socles de protection sociale. Elle a réaffirmé que le droit à la sécurité sociale était un droit de la personne. Elle a reconnu que ce droit est, avec la promotion de l’emploi, une nécessité économique et sociale pour le développement et le progrès. Elle pose enfin le principe de solidarité, terme paradoxalement assez rare dans le vocabulaire de l’OIT, et sur lequel nous devons nous appuyer.

Cette recommandation pose les bases d’un accès aux droits sociaux pour tous les travailleurs, quel que soit leur statut dans l’emploi, alors que l’on compte plus de deux milliards de travailleurs dans le secteur informel et que cela représente jusqu’à 80 % des personnes au travail dans certains pays d’Afrique ou d’Asie.

Aujourd’hui, pour faire évoluer la protection sociale de tous ceux qui travaillent dans l’économie informelle, deux visions et donc deux modalités d’action se disputent la manière de faire : l’OIT considère qu’il faut leur reconnaître des droits à une protection sociale en sorte que se construisent des systèmes de protection sociale dans chaque pays avec les différentes parties prenantes, dont les partenaires sociaux. La Banque mondiale privilégie, de son côté, la distribution de prestations monétaires qui permettraient aux intéressés de souscrire à des protections, y compris à des assurances privées. C’est un débat qu’il faut nourrir et poursuivre, mais on voit bien se dessiner deux logiques, l’une fondée sur des droits et des institutions pérennes donc forcément plus longues à bâtir, l’autre plus libérale reposant sur le libre choix des personnes, mais qui ne fonctionne de manière optimale que si elle ne dépend pas de l’aide extérieure. Car le plus souvent une fois l’aide financière interrompue, les travailleurs se retrouvent à nouveau sans couverture sociale.

S’agissant des droits sociaux des travailleurs des plateformes qui ne sont pas tous dans l’économie informelle, on doit distinguer deux sujets relativement différents :

  • Celui de la « clic économie » caractérisée par des « micro-tâches » effectuées à distance n’importe où dans le monde et très souvent à domicile, pour des donneurs d’ordre variés. Pour apporter des droits sociaux aux travailleurs de ce secteur, il faut agir sur la totalité de la chaîne de valeur en rappelant les donneurs d’ordre à leur responsabilité.

Ici, l’OIT peut jouer un rôle central pour concevoir et abriter un dialogue social transnational de qualité, première étape pour aller vers une régulation et pourquoi pas, une norme sociale internationale. Elle a d’ailleurs été active ces derniers temps pour donner à voir les conditions d’emploi et de travail dans un secteur frappé par la précarité. Elle a ainsi publié un rapport éclairant en 2018 intitulé Digital labour platforms and the future of work : Towards decent work in the online world, qui sera bientôt disponible en français.

  • Celui des plateformes de mise en relation clients-fournisseurs de services pour lesquelles il est nécessaire de raisonner en termes sectoriels car les modèles économiques comme les exigences de rentabilité ne sont pas les mêmes d’un secteur à l’autre : c’est ce que propose par exemple en France le projet de loi LOM pour le secteur des transports, en discussion au Parlement. La régulation sociale de ce type de plateformes doit aussi tenir compte de la relation triangulaire entre fournisseurs, travailleurs et clients/usagers.

Au plan international, les réunions du G20 où on trouve une forte concentration de pays émergents, donnent lieu à des débats particulièrement animés à ce sujet.

Dans l’intergouvernemental et le formalisme des grandes organisations internationales, comment parvient-on, au bout de longs mois de travail patient, à une recommandation du type « accès universel à la protection sociale » ?

Ce n’est finalement pas très compliqué de travailler avec les ministres du Travail des pays du G7 : on partage des préoccupations identiques, voire des approches communes, sur l’élimination du travail des enfants, sur l’égalité femmes-hommes. Bien sûr, chacun a ses lignes rouges, ses expressions à bannir, mais nous pouvons trouver des voies de passage sans nous tromper sur les visées politiques de ceux qui confondent protection des travailleurs et protectionnisme. Comme je l’ai dit plus tôt s’agissant de la cohérence internationale, l’enjeu, c’est de dépasser les frontières traditionnelles et les « zones de confort » qui se sont créées entre homologues chargés des questions sociales pour que ces enjeux embrassent l’ensemble des politiques économiques, commerciales, financières et environnementales.

Au G7 Social, nous avons en effet réussi à lancer un appel à tous les pays pour assurer à leurs ressortissants un « accès universel à la protection sociale », en nous l’appliquant bien sûr et en donnant une définition précise des étapes à franchir collectivement au plan mondial. Cet appel a reçu une belle résonnance à la Conférence internationale du Travail célébrant le centenaire de l’OIT. C’est l’aboutissement de tout le travail d’articulation et de cohérence réalisé entre l’OIT et le G7.

C’est aussi le fruit du dialogue que nous avons instauré avec les partenaires sociaux à tous les niveaux. En nous appuyant sur notre pratique nationale de dialogue social et pour conforter la gouvernance tripartite de l’OIT, nous avons adopté, en premier lieu, une déclaration tripartite française posant le cadre de notre G7 Social. Il fallait bien commencer par nous-mêmes avant de pouvoir entraîner les autres pays du G7 : le Medef, la CPME, la CFDT et FO, comme mandataires des autres organisations, ont adopté avec la ministre du Travail, un texte qui a servi de base aux discussions en vue d’une déclaration tripartite des 7 gouvernements, de la Confédération syndicale internationale (CSI), de l’Organisation internationale des Employeurs (OIE) et des partenaires sociaux au niveau de l’OCDE. Cette déclaration tripartite qui a été unanimement saluée, nous a servi pour pousser l’agenda du G7 Social au niveau des 187 pays membres de l’OIT. Elle pose la France comme force motrice du dialogue social à l’échelle mondiale, avec les responsabilités que cela implique : celles de passer de la parole aux actes et d’assurer un suivi des engagements que nous prenons. C’est ce sur quoi, avec Muriel Pénicaud, nous sommes pleinement mobilisées.

La maîtrise du calendrier a enfin été un enjeu essentiel. La déclaration du G7 Social est adoptée le 7 juin ; le 10 juin débute la Conférence du centenaire de l’OIT à Genève où le Président de la République appelle, le 11 juin, à rendre effectif « l’accès universel à la protection sociale » partout dans le monde. Auparavant, il donne l’assurance aux partenaires sociaux français que le portage politique des acquis du G7 Social continuerait au G7 des chefs d’État. Lors du Sommet de Biarritz, les chefs des organisations internationales (OIT, FMI, Banque mondiale, OMC et OCDE) ont en effet convenu d’un agenda d’actions communes pour la réduction des inégalités. Ils ont dit vouloir œuvrer à la réalisation des objectifs de développement durable de l’ONU, dont la protection sociale universelle à l’horizon 2030. Ils se retrouveront à nouveau en novembre à Paris au Forum de Paris sur la Paix autour du Président de la République.

Au sein du G20, en revanche, les choses ne sont pas aussi fluides. S’y retrouvent les pays émergents qui n’ont pas tous les mêmes visions ni entre eux, ni avec les pays plus avancés. Le Japon qui avait choisi cette année de mettre en avant la question du vieillissement de la population et donc, en termes sociaux, celle des retraites, a essuyé la levée de boucliers d’une majorité de pays membres du G20 qui disaient faire face à des difficultés importantes d’emploi des jeunes.

Dans cette enceinte, tout aussi passionnante que les autres, le consensus est bien plus difficile à atteindre face à l’inégal développement des différents pays et devant le besoin de maturation des sujets et la complexité des jeux de pouvoir. Quand la diplomatie et la question sociale s’entremêlent, il faut s’armer de patience et remettre, si besoin, cent fois l’ouvrage sur le métier !

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.