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Ceux qui analysent le travail savent que c’est dans le concret et les moindres détails que se logent ses particularités. Le travail à distance à temps plein et dans la situation particulière de confinement est un puissant révélateur des petites différences du quotidien et des marges de manœuvre de chacun. Les témoignages de deux ingénieurs du même secteur le montrent.

Alain et Jérôme

Alain supervise de grands chantiers de travaux publics dans une major du BTP. Trois enfants à la maison qui télé-apprennent et une conjointe salariée d’une grande compagnie aérienne en chômage total. Il habite en banlieue d’une métropole de 1,2 million d’habitants avec, en temps normal, une heure et demie de trajet domicile-travail quotidien.

Jérôme est ingénieur d’affaires en hydraulique et délégué du personnel dans un bureau d’études de 25 personnes spécialisé en urbanisme, aménagement et hydraulique. Il habite en milieu rural, sans couverture téléphonique mobile, mais à un quart d’heure de son bureau situé dans une ville de 30 000 habitants. Une conjointe aussi en télétravail partiel, une petite fille de deux ans et demi elle aussi confinée.

La dimension familiale et locale

 Pour Alain, c’est plutôt simple et positif : ne travaillant pas, sa femme peut superviser le travail scolaire des enfants ; lui-même ne travaille qu’à 80 % en raison d’une journée de congé hebdomadaire obligatoire. Le gain de temps en trajet est mis à profit pour la vie de famille. Il respecte les horaires classiques de travail, et du coup le télétravail non seulement ne crée pas de tension familiale particulière, mais est même plutôt aidant par rapport au quotidien normal.

Pour Jérôme, sa conjointe devant aussi télétravailler à temps partiel, la présence d’un jeune enfant à la maison est plus perturbante et demande une organisation plus compliquée. « Évidemment si elle était chez sa nounou ou à la crèche, ce serait totalement différent. » Le gain de temps lié au trajet au bureau est faible ; par contre l’absence de déplacement pour des réunions extérieures ou des visites de chantier est tout à fait appréciable.

La dimension « outils techniques » du travail à distance 

L’entreprise d’Alain possède une direction et un service informatique de très bonne qualité. Les salariés étaient déjà assez fortement équipés et les moyens ont été doublés au moment du confinement. « Comme le projet de numérisation des processus de travail était en cours depuis deux ou trois ans, nous nous sommes trouvés en complète continuité. Nous n’avons pas souffert d’insuffisance technique ; des classrooms de 50 minutes ont été proposées pour apprendre à utiliser les outils de travail à distance déployés quelques mois auparavant. Par contre, les collègues qui ne possèdent pas un bon débit internet ont eu plus de problèmes. »

Chez Jérôme, la situation est très différente. Seuls les patrons, quatre associés, disposent d’une connexion VPN permettant un accès sécurisé à distance au serveur et peuvent donc travailler en ligne. La demande pour les autres a été refusée pour des raisons de coût et de toute façon les prestataires de service ont été débordés en début de confinement. « Comme d’habitude, j’ai continué à charger les dossiers sur mon portable et ai pu travailler à distance sans dépendre de la puissance de connexion. Je suis quasiment autonome sur mes affaires, mais sans possibilité de travail collectif. Pour ce dernier, il n’y a que les boîtes mail qui ne sont pas optimales vu la taille des fichiers. »

Pour les outils de visio-réunion, c’est Jérôme qui, utilisant zoom à titre privé entre amis, l’a proposé à sa direction pour un usage professionnel. Si les responsables d’affaires avec leurs portables étaient déjà tous équipés de webcam et de micro, ce n’était pas le cas des techniciens avec leurs ordinateurs de bureau. Il a fallu les équiper.

L’usage des moyens de communication à distance

Alain travaille dans un service d’une vingtaine de personnes sous la responsabilité d’un directeur. Pour lui, le contexte du COVID exacerbe les relations humaines, liées à un léger état dépressif général : « comme on a réduit nos relations sociales, on est plus émotif ; les réactions sont vives ce qui peut tendre les échanges. C’est forcément très différent autour d’une table. Nous rencontrons de vrais problèmes de communication, tout le monde ne comprend pas la même chose, les consignes se veulent claires, mais elles ne sont pas assez précises. Il y a beaucoup de canaux de communication parallèles très sensibles qui ne communiquent pas entre eux. On perd la communication non verbale avec ces “petits carrés de visio” quand on est nombreux. Ça n’a rien à voir avec la régulation permanente entre voisins de bureau et les rencontres informelles à deux ou trois autant que de besoin. La communication est brouillée.

Ceci se cumule avec les risques engendrés par la présence du covid-19 dans cette période inévitablement anxiogène. Il faut dire que les difficultés comme les enjeux sont énormes : difficulté à arrêter, puis à relancer des chantiers avec de multiples prestataires, des enjeux économiques et des objectifs de délais considérables sans savoir qui va payer quoi, dans un contexte de culture financière et juridique très prégnant.

Malgré les moyens techniques performants, c’est plus compliqué, notamment nerveusement ! Alors on assiste à des monologues. Il y a un biais cognitif lié à l’état général. C’est un peu de la science-fiction : on ne voit pas de malades, tout est arrêté et personne ne sait dire comment cela va finir. »

Pour Jérôme l’usage est beaucoup plus satisfaisant. Il distingue les visio-conférences avec les clients et celles en interne. C’est en fait une découverte de l’outil Zoom avec notamment le partage d’écran essentiel dans un métier où les plans sont cruciaux. Cela s’est fait spontanément sans intervention de la direction.

« Sans être motivés par les patrons, nous sommes partis de notre expérience individuelle.  En présentation d’affaires, nous travaillons en indépendant avec les clients ; ça marche vraiment très bien sans difficulté d’animation. Quand on met la caméra, on voit la personne chez elle, c’est plus personnel, il y a plus de proximité, le relationnel s’en ressent positivement. On travaille beaucoup avec des petits clients en local, des collectivités. Je ne travaille souvent qu’en oral avec partage d’écran. J’ai ainsi commencé une affaire avec une stagiaire que je n’ai jamais rencontrée physiquement avant le confinement. Ça se passe très bien, le lien physique ne manque pas. Avec les gros clients, c’est différent. Je travaille par exemple avec une centrale nucléaire. Ce n’est pas la même ambiance compte tenu des enjeux juridiques et financiers, mais pas seulement. Ainsi leurs salariés ne peuvent pas utiliser des outils comme Zoom, non homologués par les administrateurs machine. Ça complique beaucoup les choses. Les mesures de régulation deviennent des freins qui les empêchent de travailler. »

Pour les réunions internes avec les techniciens, là aussi pas de problème majeur : « le partage d’écran avec des documents en PDF remplace avantageusement les plans papier. Si besoin on utilise à la fois l’ordinateur de bureau et le téléphone portable. On a maintenu des réunions d’équipe qui sont importantes pour assurer la responsabilité du maître d’ouvrage, en partageant notre expérience et avoir des réponses communes dans cette période particulière. On a le sentiment que la proximité a été maintenue par la visio, avec peut-être encore plus d’attention qu’en présentiel, en tout cas au moins autant. »

Les perspectives futures

Jérôme estime que pour les études, il y aurait grandement à gagner par la multiplication des visio-conférences qui éviteraient de grands déplacements dans cette région montagneuse, souvent deux heures de voiture pour une heure de réunion, notamment pour des réunions avec peu de personnes entre techniciens. Cela peut se faire soit du bureau, soit du domicile. Il compte le proposer à sa direction : gain de temps, de fatigue… et environnemental ! En phase de travaux par contre, les visites de chantier, la présence sur le terrain resteront obligatoires.

Il souhaiterait aussi que pour le travail sur dossiers des ingénieurs d’affaires, il y ait plus de possibilités de télétravail qui ne sera plus gêné par la présence des enfants. La réticence de la direction vient aussi d’un souci d’équité entre les « mobiles » et les fonctionnels sédentaires. Les mobiles ont toujours pris une certaine liberté, par exemple ne pas repasser au bureau avant ou après un déplacement professionnel et travailler chez soi. Certains se l’autorisent, d’autres pas. Comme on peut mesurer l’efficacité pour les mobiles, cela va sûrement évoluer, mais pas pour les autres. Une négociation délicate à mener… les discussions sont, comme pour les horaires, autant au sein du personnel, qu’entre les délégués et la direction !

La grande entreprise d’Alain n’était pas très ouverte au télétravail, pour des raisons pas très évidentes. Un accord très limité avait été signé quelques mois avant la crise du Covid. Indubitablement, « le tabou » va être levé. Le télétravail va se développer ; ne serait-ce que parce que pendant la période de déconfinement, il ne faudra pas plus de 50 % de l’effectif dans les bureaux.

Alors, small is beautiful ? Peut-être un peu quand même, mais la comparaison de ces deux situations montre qu’il y a des avantages et des inconvénients des deux côtés. Technique et logistique du côté des grandes entreprises, peut-être managérial dans les petites. Ceci étant dit, on sent aussi très fortement la prégnance du métier de l’entreprise, presque en profession libérale chez Jérôme, l’insertion dans une organisation, inévitablement lourde et complexe pour Alain. Pourtant des marges de manœuvre existent des deux côtés et on sent bien que ni chez l’un ni chez l’autre, l’après ne sera pas comme avant.

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Économiste du travail

Parcours professionnel : chercheur à l’université Pierre Mendes-France de Grenoble puis au CEREQ; chargé de mission au Secrétariat Régional pour les Affaires Régionales (préfecture de région Rhône-Alpes); directeur de l’Agence régionale pour la valorisation sociale (ARAVIS) à Lyon, directeur de l’information et de la communication, puis directeur scientifique et DGA de l’ANACT.

Fonction représentative: mandat CFDT au CESER Rhône-Alpes; premier vice-président, puis président de la commission Orientation, Éducation, formation, parcours professionnels (2008-2017).

Ce qui me caractérise : besoin de lier l’action à la réflexion et vis-et versa ; franchisseur de frontières : on m’ a souvent qualifié de « à la fois » syndicaliste et patron; c’est toujours placé, ou on m’a placé, dans des postures de médiation sociale; régionaliste et décentralisateur convaincu.

Centres d’intérêt : tropisme pour l’Afrique et les questions de développement, aime refaire le monde, sans oublier la montagne, la photographie, les voyages !