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danielle kaisergruberRéflexions déconfinées (et peut-être un peu désordonnées).

Une certaine lassitude devant les donneurs de leçons, les prophètes de l’après qui savent déjà ce qu’il nous réserve. Souvent ils le savaient même avant : « on vous l’avait bien dit… »

Un effort de pensée s’impose certes, mais il n’est pas facile. Le découpage du temps en périodes (confinement, premier déconfinement, deuxième déconfinement) n’aide pas… Comprendre la pandémie actuelle — si impressionnante jusque dans la façon dont elle se déploie d’est en ouest à la manière d’un cyclone, frappant ici très dur et beaucoup moins ailleurs — demandera de longs et patients travaux. Il n’y a probablement pas de lien avéré entre cette pandémie et la diminution de la biodiversité ou la crise climatique. Et pourtant on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ce qui a été fait partout dans le monde pour ralentir l’épidémie (arrêter l’économie) ne pourrait pas être fait pour la planète.

Mais il y a un lien entre la pandémie et l’ampleur des circulations de marchandises et la mobilité des êtres humains dans le monde mondialisé. Les épidémies ont toujours été en rapport avec les grandes migrations humaines. Un lien aveuglant aussi avec les trafics illégaux de toute sorte, dont ceux d’animaux sauvages, qui se sont incroyablement multipliés.

Il y a aussi comme un lien métaphorique entre la pandémie et les virus informatiques si répandus, qui se diffusent par contagion, tapis dans des messages comme le Covid dans des gouttelettes d’eau. Les jeux de dominos des crises financières et économiques, dont celle de 2008, donnent aussi cette impression de maladie nichée au cœur de produits financiers pourris.

Je résiste fort au paradigme religieux des grandes explications écologiques : les hommes ont beaucoup pêché, Dieu les a punis. Ainsi s’exprimait-on il y a des siècles face à la peste ou au choléra. Les hommes ont trop produit, trop procréé, trop consommé, trop voyagé, trop joui en somme : la nature se venge !

Au-delà des métaphores, et avant les explications qui viendront en leur temps, ce sont les corps, le vivant qui sont en jeu avec la maladie et les précautions qu’il faut prendre : merci à Edouard Philippe d’avoir adopté les mots « distanciation physique » en lieu et place de cet épouvantable « distanciation sociale » ! Les corps et les respirations qui ne doivent pas transmettre : de là d’énormes restrictions de déplacement, de travail côte à côte, d’échanges. L’enjeu est énorme pour les situations de travail, les conditions dans lesquelles on fait son métier pour tout ce qui ne peut pas être à distance. La machine à travailler se remet à fonctionner, avec beaucoup de précautions, de discussions, de protocoles et de lourdeurs dont on ne mesure peut-être pas encore tout le poids. Souvent dans un grand silence comme si on attendait et redoutait les nouvelles économiques qui peuvent ne pas être bonnes : la crainte pour l’emploi n’a sans doute jamais été aussi forte.

Et cependant le travail à distance (télétravail ou travail mobile) s’annonce comme un véritable bouleversement. Thierry Pech et Martin Richer ont bien fait d’intituler leur Note sur les résultats de la plateforme #MonTravailàDistance, « La révolution du travail à distance ». Car l’aspiration à ne pas aller « au bureau » tous les jours de la semaine va être forte (voir le dossier du journal Le Monde du 19 mai 2020). Voilà le groupe PSA qui décide que le télétravail sera le mode normal de travail de tout ce qui n’est pas production, Facebook et Google qui voient leurs salariés majoritairement en télétravail d’ici deux à quatre ans. Alors va-t-on assister à une tout autre manière de travailler dans le temps (auto-organisation de son temps) et dans l’espace ? La frontière entre lieux de vie et lieux de travail qui s’efface de plus en plus : le mouvement était déjà bien entamé avec les technologies qui le permettent, avec le développement du travail indépendant et la création des tiers lieux. De nombreuses entreprises (côté management et directions) étaient encore très réticentes tout en utilisant de nombreux « contrats de prestation » là où existaient avant des contrats de travail.

Les déplacements et les mobilités seront impactés. Mais le gain en économies d’énergie pourrait bien être vain si habiter loin de son lieu de travail devient une pratique volontaire, si le périurbain se développe plus encore qu’il ne l’est, si les employés « pendulaires » deviennent plus nombreux : j’habite à la campagne et je travaille à la ville. Le grand retour de la voiture ? La balance des avantages et des impacts négatifs sera difficile à établir, et les choix de politique publique encore plus complexes !

De nouveaux clivages peuvent s’affirmer, certains plus anciens sont apparus au grand jour (voir dans Metis « Refonder l’échelle de valorisation des emplois », mai 2020), de nouvelles solutions aussi : il faudra savoir les réduire pour les uns, les apprivoiser pour les autres. Il y faudra beaucoup de discussions, de négociations (classifications et salaires, règles du jeu du télétravail, plans de déplacement domicile-travail, formation à distance…), et beaucoup de retours d’expériences sans trop d’a priori.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.