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La crise sanitaire nous fait entrer progressivement dans un nouveau paradigme, l’hyper-fragmentation du travail. Entendons-nous bien, la fragmentation du travail n’est pas un phénomène nouveau. Dans son ouvrage majeur Le Travail en miette, le sociologue Georges Friedman pointait déjà dans les années 1950, les effets délétères de l’atomisation des tâches jusqu’au geste unique, qui augmente la fatigue et les risques de troubles psychologiques. Mais ce qui a fait l’histoire de la société française, c’est l’intégration par le travail, qui a permis de construire un socle solide de protection sociale et de procurer des points de repères partagés entre ce que les observateurs d’hier appelaient les classes sociales et ceux d’aujourd’hui les catégories socio-professionnelles.

La Covid fait éclater cette cohésion. Avec les 8 semaines de confinement et la période de déconfinement très progressif qui a suivi, 4 lignes de travailleurs se sont brutalement constituées, avec chacune un contexte de travail très différencié, voire antagoniste. Ces 4 lignes se structurent en fonction de leur distance vis-à-vis du travail, c’est-à-dire vis-à-vis du risque de contracter le virus. On comprend mieux le caractère central de la distance au travail lorsque l’on constate, pétrifié et impuissant, le succès viral de cette expression stupide de « distanciation sociale » que Danielle Kaisergruber a justement fustigée dans l’un de ses éditoriaux de Metis (« Le travail entre le temps et l’espace », mai 2020). Sans être pour le moins du monde séduit par la terminologie des grandes et petites manœuvres militaires, je reprends l’expression désormais consacrée des lignes de front, qui font face au virus et par là même au travail.

La première ligne

La première ligne est au contact. C’est celle constituée des soignants, qui représente environ 5 % des salariés en France. Son rapport au travail a été caractérisé par trois éléments.

D’abord l’éloignement de la bureaucratie, condition nécessaire à la réussite du défi consistant à soigner tous ceux qui en ont besoin, ce qui suppose de mettre à distance ce qu’Alain Supiot appelle « la gouvernance par les nombres ». Le système de santé français est lesté d’un grand nombre de « personnels non soignants », c’est-à-dire hors médecins, infirmiers et aide-soignants, qui représente 34 % du total, record d’Europe après la Belgique d’après l’étude comparative de l’OCDE.

Ecoutons Cécile Jaglin-Grimonprez, directrice générale du CHU d’Angers (La Croix Hebdo, 12 juin 2020) : « Dans la crise, tout le monde a fonctionné en mode service public. (…) Ce sentiment de fluidité naît du fait que tous travaillent sur un unique sujet : la crise. C’est toujours le cas lors d’un plan blanc (dispositif destiné à répondre à l’afflux de patients ou de victimes). Le nombre d’interlocuteurs se resserre. Les frontières entre les métiers tombent. On devient un groupe soudé où chacun apporte sa contribution ». Dans une zone plus touchée par la première vague, en Alsace, un reportage du Figaro (18 mars 2020) nous rapporte le slogan mis en avant dans les hôpitaux universitaires de Strasbourg, qui se sont réorganisés à marche forcée pour faire face : « tous en mode Covid-19 ».

Deuxième évolution majeure, la mise en œuvre de l’éthique professionnelle. Il s’agissait ici, fondamentalement, d’éviter d’avoir à faire le tri des malades, résultat obtenu avec le doublement du nombre de lits et l’organisation des transferts de malades entre hôpitaux, réalisés par un « bricolage organisationnel » obtenu par des initiatives locales, en dehors de la hiérarchie.

Enfin troisième évolution, la capacité à mettre en avant et réhabiliter les critères d’un bon travail, pour reprendre la terminologie de Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail et directeur du centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM. C’est cela que nous avons applaudi tous les soirs à 20h : l’attention aux autres, le soin et l’orientation vers les résultats concrets. Il a fallu une crise d’ampleur pour que l’organisation taylorienne de l’hôpital découvre les vertus de l’autonomie professionnelle, comme le remarquent Thomas Coutrot, Danièle Linhart, Dominique Méda, Sandra Caroly et Laurent Vogel dans une belle tribune de Libération (« Coronavirus au travail: la démocratie nécessaire » 12 juin 2020) :

« Mille circonstances imprévues, qui font le sel de ce que les ergonomes appellent le «travail réel» par opposition au «travail prescrit» par les managers, peuvent rendre inopérantes les consignes sanitaires trop générales. Pour réduire effectivement les risques, il faut que les salarié·es, meilleur·es expert·es de leur travail, puissent s’exprimer individuellement et collectivement sur les difficultés rencontrées, proposer les solutions, et recevoir les moyens et les marges de manœuvre adéquates. »

La reconnaissance des gouvernants a pris, elle, un tour beaucoup plus métaphoriquement guerrier, celui des combattants : « Je tiens (…) à exprimer ce soir la reconnaissance de la Nation à ces héros en blouse blanche » (discours télévisé du président de la République, 12 mars 2020) ; « Dans cette guerre, il y a en première ligne l’ensemble de nos soignants (…). Le premier soignant est tombé il y a quelques jours à Compiègne » (discours du 25 mars 2020) ; « des soignants qui sont au front chaque jour » (discours du 31 mars 2020). Elle s’est plus tard en partie concrétisée sous sa forme monétaire avec le « Ségur de la santé ».

La deuxième ligne

La deuxième ligne est constituée de tous ceux qui ont continué à aller physiquement au travail, qui représentent 35 % de la population active durant le confinement. Ce sont ceux que l’on a appelés les « premiers de corvée » ou encore « les invisibles » ou « les héros du quotidien » ; ce sont les caissières, les éboueurs, les manutentionnaires, les facteurs, les agents de sécurité, les sapeurs-pompiers, tous ceux qui ont permis à la machine de continuer à tourner. Les trois caractéristiques fondamentales du travail auxquelles cette deuxième ligne a été confrontée sont :

  • Derrière l’hétérogénéité de ces métiers tous très féminins (les caissières) ou très masculins (les éboueurs), le point commun est la détérioration des conditions de travail, tant le respect des gestes barrière et la distanciation physique ont souvent été contradictoires avec un contexte de travail de qualité.
  • Le décalage des hiérarchies, c’est-à-dire l’écart soudainement mis en lumière entre l’utilité sociale et le statut social : le trader s’est tout à coup retrouvé bien après la caissière dans l’échelle de la reconnaissance et de l’utilité sociale, malgré son salaire 50 fois supérieur. Il faudra trouver des moyens concrets de refermer au moins en partie ce gouffre béant. Metis s’y est déjà attelé avec les contributions de Philippe Denimal (« De la reconnaissance », avril 2020) et de Paul Santelmann (« Refonder l’échelle de valorisation des emplois », mai 2020). Il faut aussi signaler l’initiative de Bruno Latour avec son « outil de discernement », dont je note qu’il se base sur les activités plutôt que sur le travail.
  • La peur, car une étude Odoxa d’avril 2020 a montré que ceux qui ont continué à aller au travail physiquement durant le confinement l’ont fait avec la peur au ventre dans 71 % des cas, peur d’attraper le virus et peur de le transmettre à ses proches. La peur a ainsi été un facteur très clivant d’inégalités sociales puisque par exemple, seulement 15% des cadres ont continué à aller régulièrement et physiquement au travail durant cette période alors que c’était le cas de 90% des ouvriers (étude Kantar, mai 2020).

La troisième ligne

La troisième ligne c’est les télétravailleurs, qui sont passés brutalement, en l’espace d’une semaine à 10 jours, de 3 % seulement de la population active à 30 % (part des salariés pratiquant régulièrement au moins quelques jours de télétravail par semaine). Bien sûr ce sont pour beaucoup des CSP+, cadres, professions libérales, mais pas seulement. Ainsi 47 % des professions intermédiaires et 40 % des employés ont télétravaillé durant cette période, d’après une étude Kantar de mai 2020.

Les trois caractéristiques essentielles vis-à-vis du travail pour cette population sont les suivantes :

  • satisfaction globale, malgré les conditions matérielles détériorées, dues au caractère soudain de la mise en œuvre d’un télétravail dans un contexte d’impréparation ; volonté fortement affirmée de pouvoir continuer à télétravailler (mais pas en permanence) après la crise sanitaire.
  • recomposition du management, avec une montée en puissance du management de soutien au dépend du management traditionnel de contrôle, fonctionnant sur l’obéissance, la discipline et la hiérarchie : davantage de confiance réciproque entre salariés et managers, davantage de délégation et d’autonomie.
  • réévaluation de la relation au travail car de très nombreux collaborateurs ont mis à profit cette période très particulière pour reconsidérer leur rapport au travail, à l’entreprise, à la famille, à l’engagement.

Pour davantage de détails, je renvoie le lecteur au rapport que j’ai rédigé avec Thierry Pech, « La révolution du travail à distance », Note Terra Nova, 29 avril 2020, qui rend compte de l’enquête « #Montravailàdistance, Jenparle » réalisée avec Metis et Res publica.

Même si le télétravail a eu l’immense mérite de faire turbuler un management à la française encore engoncé dans le taylorisme, ses limites sont aussi apparentes, de même que notre besoin de mettre en œuvre dans notre travail les 5 sens qui fondent notre humanité (voir dans Metis « Une vie mise à distance », septembre 2020).

La quatrième ligne

Enfin, la quatrième ligne est constituée de ceux qui se sont trouvés hors travail, les chômeurs, les précaires, victime des non renouvellements de contrats d’intérim ou de CDD intervenus dès le début de la crise sanitaire, les chargés d’enfants ou de personnes fragiles, qui ont été dispensés de travail. Le rapport au travail de cette population (hétérogène) a été beaucoup moins scruté que celui des trois autres lignes, mais au total elle représente 30 % de la population active. On a compté jusqu’à 12 millions de bénéficiaires du dispositif de soutien à l’activité partielle mis en place par le ministère du Travail. Par comparaison, le point haut atteint lors de la crise financière précédente, celle de 2008-2009, se situait à 300.000 personnes.

Ce rapport au travail s’est aussi caractérisé par son hétérogénéité : quoi de commun entre ceux qui ont vu leurs sources de subsistance se tarir sans aucun revenu de substitution (intérimaires, petits boulots, indépendants, travailleurs au noir…) et ceux qui ont pu bénéficier d’un revenu garanti (chômage partiel, garde d’enfants, conjoints soignants, soins pour une personne à risque) ? Les premiers sont le « lumpen prolétariat du coronavirus » alors qu’en dehors des menaces sanitaires, nombre des seconds ont expérimenté sans le savoir les charmes émollients du revenu « universel »…

Là aussi cette population a été caractérisée par la peur, mais cette fois-ci il ne s’agit pas directement de la peur du virus mais plutôt des craintes de détérioration vis-à-vis de sa situation professionnelle : risque de perte d’emploi, pour soi-même ou son entourage, difficultés à se réinsérer dans la société.

Contrairement à l’Allemagne, nous n’avons pas su profiter de ces temps libérés pour accélérer la formation des demandeurs d’emploi ou des « privés de travail ». A la fin du confinement (mi-mai), on apprenait que les fonds du FNE, justement destinés à cela, n’avaient bénéficié qu’à 50.000 salariés et que seul 10% du budget avait été utilisé.

Et maintenant ?

Ces 4 lignes de travailleurs représentent surtout 4 contextes de travail, 4 modalités d’insertion dans la société extrêmement différentes. Pour les entreprises, en cette rentrée de septembre, alors que la présence sur les lieux de travail va progressivement se reconstituer, le défi majeur est de refonder une unité de leur contexte de travail, une cohésion des collaborateurs (voir dans Management & RSE : « Les enjeux du retour au travail : 4 points d’attention », juin 2020).

Par exemple, il s’agit de bien montrer que le télétravail n’est pas un privilège, qui ne s’adresserait qu’aux cadres. Il s’agit aussi de réinventer des modes de collaboration, des rituels de socialisation et de partage entre tous les collaborateurs, en présentiel et en distanciel. Il s’agit enfin de mettre en place non pas un télétravail presque généralisé comme certains en ont la tentation (voir par exemple les annonces du groupe PSA), mais ce que j’appelle le « blended working », c’est-à-dire la coexistence du présentiel et du distanciel avec une organisation précise et concrète des interactions entre ces deux contextes de travail.

Pour résumer, il s’agit de refonder les conditions du travailler ensemble, car on ne construit pas et on n’entretient pas une culture d’entreprise en distanciel. Au-delà du hardware et du software, c’est le « cultureware » qui fait la qualité du travail à distance et en face à face.

Note de l’auteur : L’Université Ouverte des Compétences (UODC) m’a demandé d’animer un amphi-débat sur les conséquences de la crise sanitaire sur le travail et le management, qui s’est tenu le mardi 23 juin 2020 sur la plateforme Zoom. Je remercie Jean Besançon de cette invitation. Cet article est une version remaniée de la première partie de cet amphi, qui s’est poursuivi par l’incidence de la crise sanitaire sur le triptyque confiance – autonomie – implication au travail.

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.