« L’usage du monde » : c’est le titre du beau livre de Nicolas Bouvier, un récit de voyage et d’initiation, mais d’un voyage dont on ne connait pas la durée. Une affaire de temps. La retraite et le moment où on la « prend », c’est aussi une affaire de temps, comme une vaste plage devant soi dont on ne connait pas la durée bien que l’on sache quel en sera le terme. Il serait largement temps d’enrichir le débat : les parcours (les carrières dit-on) sont hétérogènes et particuliers, composites et heurtés. Émaillés de périodes de non-travail : congés maternité ou parentaux, congés pour aider un proche, périodes de chômage, congés de formation ou de reconversion… Comment mieux les organiser et les prendre en compte ?
L’usage du temps au quotidien : c’est cela même qui fait plébisciter le télétravail, cette multitude de petites activités que l’on peut loger ici ou là tout au long de la journée de travail lorsqu’elle se déroule au domicile. Elles forment une liste à la Prévert : rangements divers, un brin de jardinage ou de cuisine, courses rapides, un peu de gym, lancer une lessive et étendre le linge. Même si des entreprises ou des administrations prévoient dans leurs accords négociés que les horaires « à la maison » sont les mêmes qu’au bureau, on est bien loin de la définition du travail comme activité subordonnée où l’on doit obéir aux prescriptions de l’employeur « sans pouvoir vaquer à ses propres occupations ». On peut travailler et vaquer en même temps ! On a pu observer durant les confinements que le temps économisé sur les trajets se transformait en temps de travail (voir dans Metis « Le télétravail et la performance des organisations, mars 2023). Mais il est bien possible qu’avec les nouvelles routines du travail hybride, ce soit la gestion du quotidien qui soit la grande gagnante et peut-être pas les femmes pourtant fans de télétravail, mais toujours très en charge de toutes ces petites activités (Cerna, Repères n° 11, « Télétravail des femmes : des effets ambigus sur la santé et l’égalité ») ?
Mais si le travail est fait « par concentration » (des salariés concentrés, un temps contracté, des échanges plus courts et plus productifs) sur moins de temps, alors pourquoi ne pas aller à la semaine de quatre jours ? Il peut paraitre surprenant que ce soit justement en pleine révolution du télétravail qu’apparaissent dans de nombreux pays des expérimentations de la semaine de 4 jours, avec ou sans réduction du temps de travail. Ainsi, une loi belge récente accorde aux salariés un droit individuel à « ramasser » leurs 38 heures hebdomadaires sur 4 jours, l’Espagne comme le Royaume-Uni, bien après l’Islande, expérimentent cette possibilité d’organisation du temps de travail, y voyant des avantages écologiques certains par la réduction des déplacements. Une première évaluation anglaise sur 61 entreprises montre des effets très positifs. La formule de travail sur 4 jours proposée à l’URSSAF de Picardie n’a pas eu pour l’instant le succès escompté : 3 salariés volontaires sur 200 concernés… Les changements de rythmes et de routines ne sont pas si faciles dans les administrations !
Ces nouvelles organisations du temps de travail peuvent être pour les entreprises une manière de répondre aux frustrations de ceux dont l’activité n’est pas, ou très faiblement télé-travaillable. Christine Erhel, à propos de la réforme des retraites, montre à quel point les conditions de travail et d’emploi des « salariés de la deuxième ligne » ont peu changé depuis leur mise en avant pendant la crise sanitaire. On le voit aussi dans le rapport qu’elle y a consacré avec Sophie Follenfant. Nombreux sont « ceux qui ne sont ni en emploi ni en retraite », en invalidité ou en mauvaise santé. Parmi les facteurs de pénibilité de ces métiers, l’organisation des temps de travail vient en premier avec la longueur des trajets, les coupures en journée et la longueur des temps d’attente inutiles.
Travail hybride ou semaine de 4 jours, dans tous les cas il faut s’organiser autrement et surtout collectivement. Les auteurs des lois sur les 35 heures avaient imaginé une réduction quotidienne ou hebdomadaire de la durée du travail. C’est le jour qui s’est imposé comme unité de compte : 15 % des salariés des entreprises de plus de 10 personnes sont en forfait jours, les compte-épargne temps reposent sur des jours de RTT, le télétravail s’organise pour l’essentiel sous forme de jours (que l’on « pose » semaine après semaine). Mais pour que les organisations fonctionnent, une nouvelle forme de régulation se met en place, explicitement prévue dans de nombreux accords de grandes entreprises, plus informels dans les petites. C’est l’équipe qui s’impose comme unité de gestion du temps et donc de l’activité. En dialogue avec son manager. C’est véritablement une nouvelle forme de régulation, « cette activité qui consiste à créer, et à mettre à jour les règles au cœur de la relation de travail dans la capacité à faire une anticipation commune » (Jean-Daniel Reynaud cité par Martin Richer dans Metis, « Pas de plein emploi sans une action déterminée sur la qualité du travail », février 2023).
Le télétravail, les différents âges de la vie, la formation tout au long de la vie remettent les questions du temps de travail au cœur de l’agenda social, de nouveaux usages du temps et du monde s’installent. Dans le travail, leurs unités de compte sont le jour et l’équipe, le projet : ils ne pourront se développer que par la conciliation entre les aspirations individuelles et les exigences de la vie collective. À venir un prochain dossier de Metis sur ces sujets.
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