Le 19 juin, la Société française de Prospective (SFdP) organisait son douzième Printemps de la prospective. Dans le contexte de précipitation actuel, la possibilité de débattre une journée entière sur les enjeux de gouvernance, à moyen et plus long terme, des ruptures contemporaines, « écologique, géopolitique, technologique, économique, sociale, sociétale » ne se refuse pas. Jean-Marie Bergère y assistait. Il résume pour Metis quelques points qu’il a notés au fil des principales interventions.
En introduction Christine Afriat, vice-présidente, présente la journée. Hasard ou anticipation remarquable, ce 12e printemps, qui se tient quelques jours après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, avait retenu comme thème « Ruptures et gouvernance, un futur gouvernable ? ». Les modes de gouvernance, multi-acteurs et multi-niveaux, sont essentiels dans la période très incertaine qui est la nôtre. Ils évoluent, sont mis en cause, innovent ou se crispent, aussi bien au sein des entreprises, des territoires, de la « communauté » mondiale que de l’État-nation, sommé de se réinventer. Des entreprises à la planète, la prospective joue son rôle pour « ouvrir des futures souhaitables et désirables ».
Chacune des quatre tables rondes pouvait ensuite préciser les ruptures et les enjeux de gouvernance à chacun de ces niveaux.
L’entreprise, prise entre plusieurs légitimités conflictuelles : une gouvernance à réinventer
L’entreprise est tiraillée entre des exigences de performance, notamment, et souvent principalement, de performance financière et la volonté de réinventer les sources de sa légitimité grâce à des initiatives dictées par la conscience de ses responsabilités au sein de la société, celles promues par la RSE. Elle est en tension entre une « sur-gouvernance » des actionnaires et l’auto-régulation lorsqu’il s’agit par exemple d’innovation ou du souhait de « faire communauté ». Un participant fera remarquer à cet égard qu’en France on n’apprend pas à travailler en équipe, en collectif. La RSE elle-même peut être partagée entre formalisme et volonté normative d’un côté, et contribution à la restauration du politique dans la sphère économique, la loi PACTE en donnant un exemple.
Marie-Hélène Caillol, présidente du Laboratoire d’anticipation politique, défendra l’idée d’une entreprise-Etat, lieu où l’innovation s’expérimente et s’anticipe, la création d’un parlement d’entreprise, en étant une des traductions possibles. Dominique Bailly, président d’Human&Co, arguant d’un renouveau de la pensée stratégique, de l’intelligence « élargie, augmentée, émotionnelle, systémique, collective, spirituelle ».
Au final, leurs interventions sont plutôt optimistes quant à la capacité des entreprises de se gouverner selon leur double nature, d’agent économique et de construction sociale et humaine. Jean-Eric Aubert, président de la SFdP, animait les échanges. Il s’est interrogé in fine sur la préférence affirmée par beaucoup parmi les plus jeunes pour des petites entreprises ou des associations, le mode de gouvernance et de relations qui y est possible, leur semblant plus apte à les satisfaire.
Gouvernance et innovations dans les territoires en transition écologique et sociétale
Chaque table ronde a été préparée par un travail collectif au sein de la SFdP. Celle sur les territoires avait donné lieu il y a quelques mois à la publication du Cahier 60 des « Entretiens Albert-Khan », laboratoire d’innovation publique du département des Hauts-de-Seine, intitulée « De la prospective à l’action. Les territoires au cœur de la transition écologique et sociétale ». Henri Jacot dans sa présentation a rappelé l’importance des interdépendances entre acteurs d’un même territoire et celle des « déclinaisons territoriales » lorsque le gouvernement relance l’idée d’une planification écologique sous la bannière « France Nation verte ». Ce qui le conduit également à s’interroger sur la possibilité d’une planification au moment où le changement doit d’abord être pensé en termes de bifurcation ou de bascule, et à s’interroger alors sur la relation entre prospective et planification.
Denis Dhyvert, administrateur de la SFdP, propose ensuite de penser le territoire à la fois comme un espace légitime, celui des relations horizontales, de l’enracinement et comme un espace ayant une capacité stratégique et opérationnelle propre. Le territoire rend possibles l’élaboration de plans d’actions systémiques, interdisciplinaires, et l’alliance entre les parties prenantes. Le terme d’alliance étant préférable à celui de partenariat, trop « contractuel » alors que la culture des acteurs, leur dialogue comptent avant tout. Plus que les règles elles-mêmes, c’est leur interprétation, leur appropriation et la façon de les mettre en œuvre qui importent, que ces règles soient techniques, juridiques ou éthiques.
Céline Crosnier, de la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC), fait état de son expérience des parcours régionaux d’accompagnement des entreprises et des collectivités pour « accélérer la bascule du monde économique vers l’économie régénérative et développer les coopérations sur le territoire ». Elle insiste sur le dilemme entre temps court et temps long. Il faut lutter contre le « triangle de l’inaction » qui incite les pouvoirs publics, les entreprises, les citoyens à renvoyer la responsabilité et l’action aux autres « pointes » du triangle. Christine Afriat fera remarquer que les méso-niveaux de ce triangle, fédérations, collectifs, associations, famille, comptent. À noter que ces « parcours » du CEC s’inspirent de la pédagogie « Tête-corps-cœur » mise en œuvre au Campus de la transition (voir dans Metis « Au Campus de la transition », janvier 2024)
Henri Fraisse, président de FIDAREC, à partir de la nécessité de ne pas séparer le social et l’environnemental et de prendre en compte le « conflit des horizons », des temporalités, des échelles, insiste sur les perspectives offertes par les collectifs, à l’image de la Convention citoyenne pour le climat. Une approche fondée sur les communs ouvre le débat autour de leur gestion, dont celle des actifs immatériels. La culture des interactions, des alliances et donc d’une façon générale celle de la gouvernance se révélant essentielle.
Quelle gouvernance dans un monde à géométrie variable ?
La troisième table ronde était intitulée « Quelle gouvernance dans un monde à géométrie variable ». Philippe Clerc rappelle en introduction qu’un gouvernement mondial n’est pas envisageable, mais qu’en revanche, plus de gouvernance est nécessaire. C’est la condition pour éviter une plus grande désorganisation et fragmentation du monde, et pour susciter un sursaut de mobilisation pour une planète devenue notre communauté de destin.
Tsiporah Fried, Conseillère Stratégie et Innovation auprès du Major Général des Armées, constate un affaiblissement du multilatéralisme en général, de l’OMC pendant la Covid, de l’ONU dans les conflits en cours. La dynamique de la force, la désinhibition de la violence semblent partout l’emporter. Les interdépendances ne produisent pas automatiquement la paix. Il y a une véritable difficulté à avoir un débat démocratique au niveau mondial.
Emmanuel Dupuy, Président de l’institut prospective et Sécurité en Europe part du constat de la fin d’une époque, fin de la domination occidentale, fin de la régulation par l’ONU dans les conditions de l’après deuxième guerre mondiale. La contestation de l’ordre mondial se fait dans un climat de compétition entre puissances et d’affrontement dans tous les domaines, jusqu’à la cybernétique, les câbles sous-marins, l’information (la désinformation plutôt !).
Pierre-Jean Gire, Ambassadeur de la Fondation Pontificale, se présente comme proche du pape François. Il témoigne de son inquiétude en constatant que nous tolérons que des migrants se noient en Méditerranée et que la corruption soit si répandue. L’humain est sacrifié au profit de l’argent. L’Église catholique est engagée dans un dialogue régulier avec l’Islam. En revanche les évangélistes se comportent en ennemis. Il souligne par ailleurs l’importance des 42 000 ONG reconnues, dont 12 000 catholiques, notamment dans les domaines des écoles et universités.
Quel avenir pour l’État-nation ?
La dernière session, animée par Alain Petitjean, s’interrogeait sur l’avenir de l’État-nation. Il semble débordé par « en-dessus » et par « en-dessous » au moment où les pouvoirs sont mis en cause par les « pouvoirs négatifs », ceux du ressentiment. L’enjeu est, au milieu de cette désintégration de l’État-nation, d’éviter la barbarie.
Yannick Blanc, Président de Futuribles International, remarque que, malgré tout, les nations restent les arènes du débat politique. L’affaiblissement de l’État vient aussi de l’intérieur de l’appareil d’État. En France l’État était un État d’ingénieurs. C’est ce qui lui donnait sa cohérence. Aujourd’hui, il est écartelé entre trois niveaux, celui du politique, celui du pilotage technocratique et celui des projets et actions collectives sans pilotage central.
Françoise Roure, Présidente de la commission d’éthique et déontologie de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, s’interroge sur les organisations qui pourraient à l’avenir répondre à ces évolutions. L’État-nation n’a pas toujours existé et il peut mourir. Si un État centralisé est une réalité ancienne, il n’a pas toujours eu la forme d’une république. L’homogénéité culturelle est en recul, irons-nous vers un État sans nation ou vers une nation sans État ? Cette question se pose au regard de configurations telles que les États fédéraux ou les confédérations, qu’il faut distinguer des simples pratiques intergouvernementales.
Un débat s’en suit autour du principe de subsidiarité (voir dans Metis « Subsidiarité », juin 2024), contesté par les États dans sa mise en œuvre, ainsi que sur la place des ONG et autres associations, aussi indispensables qu’ignorées. En revanche, si la question des pouvoirs technocratiques et des enjeux de la « rupture numérique » est soulevée à plusieurs reprises, le sujet d’une possible « gouvernance par les nombres » (voir dans Metis « Le capital que je ne suis pas », mai 2024) n’est pas débattu.
Jean-Eric Aubert en conclusion de la journée, reprenant la proximité sémantique entre gouvernail et gouvernance, remarque que même en cas de tempête, il faut éviter les coups de barre violents. Dans les systèmes complexes, comme sont les organismes vivants, la question est plus celle des interactions que du leadership. Cela suppose de trouver les gestes de la confiance, de la subsidiarité, de la transparence dans l’échange d’information, au cœur de ces interactions et au cœur d’une gouvernance à inventer afin d’anticiper et de s’organiser en vue de « futurs souhaitables et désirables ». Pas simple !
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