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par Pierre Tartakowsky

On ne naît décidément pas européen, on le devient. Un parcours rien moins que linéaire, au sein du mouvement syndical comme ailleurs. En témoignent quelques épisodes de la dernière période.

Ainsi, chez Airbus, on a pu voir les salariés – français et allemands – manifester ensemble contre leur direction. Mais cette « unité » a du vaincre un vigoureux regain de nationalisme de sites et de nations. Dès que les bruits de réduction d’effectifs ont commencé à circuler, chacun a désigné l’autre du doigt, tous étant persuadés « d’avoir bien fait le boulot ! » Les Allemands commandent ainsi une étude d’expert sur la qualité de leur travail et de leur productivité de leurs sites ; il en ressort qu’ils sont plus productifs que les Français. S’il faut réduire les coûts, ce ne sera donc pas chez eux… Tandis que les Français éructent sur les retards du partenaire allemand…
Le syndicalisme a-t-il voulu, a-t-il su, s’opposer à ce schéma de concurrence, contradictoire avec ses idéaux affichés et avec l’unicité de l’entreprise ? Plus ou moins. Au niveau français, les courants majoritaires au sein d’Airbus, issus d’un syndicalisme de contre poids, constitués dans ce qui s’appelle l’Entente, ont spontanément porté des réactions de repli chauvin. Certes la CGT y a opposé une vision traditionnellement de « contre-pouvoir », axée sur les enjeux globaux de choix de gestion et de gouvernance ; mais elle est minoritaire.

Dans ce contexte, c’est le niveau européen qui aura été décisif pour maintenir une démarche unitaire. La première réaction internationale est venue de la Fédération européenne de la métallurgie (Fem), laquelle a réuni le 27 février l’ensemble des organisations syndicales afin d’élaborer une plate forme commune qui permette un combat d’ensemble. Elle a rapidement été soutenue par l’IG Métall qui a mis en avant le besoin de convergences des salariés et des syndicats en soulignant qu’aucune issue possible n’était pensable en dehors de cette unité. Et il faut souligner que de nombreux syndicats de la métallurgie allemande ont adressé de façon spontanée des messages des messages de solidarité aux salariés français d’Airbus.

Ce processus de remise sur rails unitaires a été possible grâce à l’existence de propositions alternatives face au plan Power 8 avancé par la direction d’Airbus, sous forme d’une plate forme revendicative, riche de dix sept points. On y trouve l’exigence de développer toutes les activités sur tous les sites existants, la nécessité qu’Airbus EADS finance les investissements pour rendre l’entreprise pérenne ; qu’un mode coopératif soit mis en place avec les sous-traitants ; l’innovation sociale dans toute l’entreprise doit être privilégiée et le contrat à durée indéterminée devenir le seul type de contrat dans l’aéronautique. Cette logique industrielle, fondamentalement opposée à celle qui sous tend Power 8 et inclut dans sa démarche le destin des sous-traitants. Grâce à la Fem, le syndicalisme européen s’affirme en transcendant les tentations nationalistes, et passe d’une phase de cogestion à une attitude plus offensive sur le terrain de la gestion de l’emploi. Reste qu’il s’en est fallu de peu et que le rôle du secrétaire général de la Fem, Peter Scherrer, a été décisif pour éviter une mise en opposition des salariés par les organisations syndicales elles-mêmes.

Au-delà de la seule affaire Airbus, le fond de l’air s’alourdit. Ainsi le président du syndicat allemand des cheminots (Transnet), a-t-il pris position pour la privatisation de la Deutsche Bundesbahn, pour le plus grand embarras d’autres organisations allemandes telles que VerDi, qui syndique une partie des cheminots, notamment dans l’Etat de la Sarre. Cette position, qui n’est pas exempte de considérations boutiquières sur fond de concurrence inter syndicales, est surtout fondée sur l’argument agité par la direction de la DB à savoir que faute de privatisation, l’entreprise serait condamnée à être absorbée par la SNCF. Cette fois encore, le syndicat d’entreprise s’oppose à la position confédérale, plus axée sur les termes d’une coopération – notamment tarifaire – entre les deux grandes entreprises. Ajoutons un troisième épisode, chez Wolkswagen où, saisi d’un plan de restructurations massives, le conseil d’administration a approuvé la démarche des représentants du personnel demandant qu’il n’y ait pas de retombées sur les salariés… allemands.
Sans porter de jugement moral sur tel ou tel choix, force est de constater que la mise en concurrence met à rude preuve les valeurs sur lesquels les forces syndicales en Europe tentent de construire un syndicalisme européen. Et que si des points sont marqués contre le repli national et/ou corporatiste, la partie n’es pas jouée.
Le prochain congrès de la CES, qui se tiendra à Séville, sera-t-il l’occasion d’avancer ? Rien n’est moins sûr. Cela passerait en effet par des débats portant sur les évolutions nécessaires dans les processus de décisions et d’application de ces décisions dans les structures syndicales européennes. Cela impliquerait de redéfinir le point d’équilibre entre affiliés nationaux et fédération, voire la confédération elle-même ; de redéfinir plus clairement qu’aujourd’hui les rapports avec les salariés, avec l’intérêt général pensé à la dimension d’un continent. Rien n’indique que le débat interne à la CES en soit à ce stade. Le risque existe même de voir émerger, autour d’enjeux de structures et de pouvoirs, les mêmes passions qu’on a vues s’exprimer du côté d’Airbus Toulouse.

Pierre Tartakowsky

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