par Frédéric Rey, Ricardo Rodríguez Contreras

Le travail, une valeur en berne ? Thomas Philippon, économiste et enseignant à la Stern School of Business, s’élève contre cette idée reçue. Les Français accordent plutôt plus d’importance au travail que les autres Européens, et les rigidités du droit et de la fiscalité ne peuvent expliquer, à elles seules, ni l’apparition ni la persistance du chômage de masse. Ce qui est en cause, c’est un capitalisme d’héritiers qui peine à promouvoir les plus créatifs. Si c’est un économiste qui le dit…
Est-ce vous réfutez l’idée d’une crise de la valeur travail ?
J’explique dans cet ouvrage que s’il existe bien en France une crise du travail, elle n’est pas due à une disparition du désir de travailler. La World value survey, une enquête internationale relative aux valeurs et attitudes des citoyens, montre au contraire que la France se situe au 30ème rang par rapport à un ensemble de 80 pays pour l’importance du travail devant les Etats-Unis et loin devant le Danemark et l’Angleterre. L’appétence pour le travail n’est pas du tout en cause. Les Français ne rejettent pas la valeur travail, mais ils fuient l’entreprise. S’il existe une crise, elle est davantage caractérisée par l’insatisfaction et la méfiance entre dirigeants et salariés ce qui est préjudiciable à l’économie. Il existe une corrélation importante entre la capacité à coopérer entre managers et salariés, le degré de confiance dans les rapports, et le taux d’emploi et la performance économique.
Comment êtes-vous arrivés à défendre cette thèse ?
Mon approche était très classique. Il s’agissait d’évaluer le marché du travail à l’aune des réglementations. Et c’est un fait, un niveau élevé de réglementation secrète des rigidités sur le marché du travail. Mais cette seule explication par les rigidités institutionnelle n’est pas pertinente. Elle résiste en tout cas difficilement à une comparaison internationale. Prenons l’exemple des allocations chômage qui sont très avantageuses au Danemark et pourtant ce pays connait un taux de chômage très bas. Autre cas, en Suède, la pression fiscale sur le travail est forte, mais le taux d’emploi est très élevé. Après un croisement de tous ces résultats, on s’aperçoit que deux pays font exception : le Danemark et la Suède. Qu’est-ce qui nous distingue de ces pays ? La qualité des relations de travail. En vertu de plusieurs enquêtes, la France est le pays développé où la part des individus satisfaits de leur travail est la plus faible et où les relations professionnelles sont les parmi les moins bonnes. Or, si le taylorisme est parvenu à s’accomoder de relations autoritaires et conflictuelles, dans les organisations contemporaines, centrées sur la coopération, la capacité à innover et à s’adapter, une mauvaise communication entre les différentes parties prenantes de l’entreprise crée des rigidités aussi coûteuses qu’une importante réglementation.
Les entreprises françaises auraient-elles raté leur modernisation ?
Les entreprises ont évolué, mais les organisations des autres pays également et souvent plus rapidement. Autrement dit, nous sommes bien meilleurs qu’auparavant, mais nous continuons de nous situer, dans les différents classements, toujours parmi les derniers pays. Ce qui est en cause, c’est un capitalisme d’héritiers qui n’a pas cessé de privilégier un mode de sélection très élitiste des dirigeants. La France est ainsi passée d’un capitalisme familiale avant 1940 à un capitalisme bureaucratique après 1945 qui se caractérise par le parachutage d’anciens fonctionnaires publics au détriment de la promotion interne. Dans ce système, chacun a sa part de responsabilités : les entreprises, l’Etat, sans oublier le syndicalisme qui s’est fossilisé, préoccupé par des carrières de bureaucrates, et qui a fini par s’éloigner des réalités de terrain. La solution de ces problèmes n’est ni politique, ni législative, mais il s’agit désormais de reconstruire les relations humaines dans l’entreprise.
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