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Lorsque le Docteur Louis René Villermé a publié son « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie » en 1840, il s’est trouvé des parlementaires pour tenter d’y trouver des preuves que le sort des ouvriers n’était pas si « fâcheux », d’autres pour admettre que « dans certaines localités, seulement, des abus existaient ». En 1841, la première loi sociale de notre histoire a limité le travail des enfants dans les manufactures. Au-delà de l’émoi suscité par ce tableau de la misère ouvrière, il est vrai que l’armée s’inquiétait alors à juste titre d’une destruction précoce de la chair à canon dont elle avait besoin pour assurer la grandeur de la France.

 

Un siècle et demi plus tard, c’est à nouveau sur la santé et la sécurité au travail que l’Europe se saisit du social. Le premier accord cadre entre les partenaires sociaux européens, qualifié du coup par certains d’historique, porte précisément, en 2004, sur le stress. Il faut s’en réjouir. Si il est encore difficile d’affirmer qu’il y a plus de suicides professionnels aujourd’hui qu’hier, indépendamment de leur médiatisation récente, l’augmentation des « troubles musculo-squelettiques » et des dépressions est avérée sur près de 20 ans maintenant. Or, ces pathologies sont clairement reliées aux contraintes psychologiques nées des organisations du travail. Et la pièce de se répéter sur le premier acte. Pour les uns, tels Businesseurope, les conditions de travail (c’est une question de définition) ne se dégradent pas. On admet qu’il y a des risques (à mesurer), associés à des phénomènes complexes (à étudier), avec des causes diverses (violences, incivilités, voire, le vieillissement) et partant, des solutions qui débordent le cadre de responsabilité de l’entreprise. C’est donc une affaire d’experts, et pendant les travaux, la vente continue. Pour les autres, la CES notamment, cette approche « technique » est une manière de botter en touche.

 

De victimes à coupables

 

Il reste que les solutions ne sont pas immédiates. Le travail en cause, celui des caissières comme celui des salariés de British Telecom ou des ingénieurs d’études de Renault à Guyancourt n’a plus grand-chose à voir avec celui que Monsieur Fréderic W. Taylor a rendu plus productif. From Brawn to Brain. Ces individus cerveaux que nous sommes tous, sont soumis à des injonctions au bien-être et à la réussite personnelle, au culte de la performance, notamment au travail, à la dictature d’un bien-être très au-delà de l’absence de maladie et aux normes du jeunisme. Si vieillir est une expérience partagée, notre angoisse de la mort en fait aujourd’hui un scandale. Vivre est alors un « risque » et vieillir est un handicap, trop souvent confirmé par les pratiques des entreprises, aussi bien pour en faire un levier de motivation qu’un argument de vente de leurs produits. Dans cette formidable extension du domaine de la lutte, si nous sommes tous atteints, quelques uns sont gagnants. Nous en sommes contents pour eux. Mais ce qui est grave dans la « pipolisation » ambiante, c’est l’érection d’un modèle en norme dominante par la mise en scène de l’exemple. De victimes, les loosers exclus du succès deviennent coupables jusqu’à s’auto-condamner.

 

La perte d’un emploi rend malade

 

Même si c’est pour gagner plus, trop de travail tue. Louis René Villermé l’a chiffré parmi les premiers. Un sale boulot déprime. Un job dégueulasse dégrade. Un petit boulot déclasse. Un travail pénible réduit l’espérance de vie. Cinquante ans d’ergonomie et de travaux des CHSCT en ont démontré la réalité. Pas assez de travail rend pauvre, la perte d’un emploi rend malade. La mobilité stresse et l’insécurité, réelle ou perçue, crée des tensions physiologiques. On peut regretter que les instituteurs ne puissent remplacer aussi efficacement les prêtres dans la réduction d’angoisse. On ne pourra pas gagner une coupe du Monde chaque année pour booster une croissance limitée par la défiance. Externaliser vers les systèmes de protection sociale, la sous-traitance ou les pays émergents, voire payer des mauvaises conditions de vie au travail n’est pas seulement immoral, c’est une erreur de calcul économique (voir Ph. Askenazy dans le prochain numéro). Mais pour que les entreprises renoncent à la facilité, encore faut-il qu’elles sachent en repenser les conditions. Il paraît urgent d’admettre que l’on ne maîtrise plus, ni intellectuellement ni techniquement, les conditions de la performance d’un travail dont la part de production immatérielle ne cesse de croître. Il faut oser l’investissement sur la connaissance du travail lui-même, tel qu’il est en devenir et déjà aujourd’hui.

 

Xavier Baron

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.