Le 17 décembre 2008, le Parlement Européen va probablement rejeter la directive Temps de Travail révisée au printemps dernier par le conseil européen des ministres de l’emploi et des affaires sociales. Le motif du rejet portera sur le principe de l’ « opt out » accordé en 1993 aux Britanniques et réaffirmé le 10 juin dernier ainsi que sur les possibilités de ne pas comptabiliser les temps d’astreinte inactive dans le temps de travail.
La contribution britannique à ce dossier atteste, si besoin en était, de la nécessité de faire obstacle à ce texte, initialement adopté en 1993 dans un objectif de préservation de la santé des travailleurs. Mais cette directive est-elle, aussi nécessaire soit-elle au regard de la santé et de la sécurité des travailleurs européens, adaptée aux évolutions actuelles des temps travaillés ?
Que compare-t-on ?
L’observation des données européennes comparées sur le temps de travail atteste d’une tendance à l’allongement de la durée du travail.
Si l’entrée de 12 nouveaux pays a joué dans le sens à la fois d’une diversification des durées du travail et d’une augmentation de la moyenne européenne, la tendance à l’augmentation du temps travail au cours des dernières années touche surtout les anciens membres de l’UE tandis que la plupart des nouveaux pays tendent à diminuer les durées effectives du travail. Un processus de convergence est donc à l’œuvre mais certainement pas un processus d’harmonisation dans le mesure où ce mouvement n’est pas organisé à l’échelon européen.
La durée hebdomadaire n’est qu’un indicateur parmi d’autres de comparaison du temps de travail et probablement un indicateur désormais assez pauvre, compte tenu de la flexibilisation du temps de travail. On retiendra toutefois que la durée hebdomadaire effective du travail des salariés à temps plein présente des variations importantes, allant en 2007 de 38,9 h aux Pays-Bas ou en Irlande à 42,5 h au Royaume-Uni ou en Autriche. Dans ces derniers pays, on travaille ainsi environ 3 semaines de plus par an qu’aux Pays-Bas. Les données comparées relatives aux durées annuelles effectives sont pratiquement inexistantes ou peu utilisables du fait de leur construction (intégration des temps partiels et des temps complets, pour l’OCDE par exemple).
Elles constitueraient cependant un indicateur plus rigoureux des durées effectivement pratiquées du fait des différences assez sensibles concernant la durée des congés payés, le nombre de jours fériés et surtout en raison de la variation des durées hebdomadaires au cours de l’année du fait des pratiques croissantes d’annualisation du temps de travail ou des développements de la flexibilité productive qui soumet les régimes horaires de travail aux fluctuations parfois considérables de la demande et conduisent ainsi à des variations du nombre de jours et d’heures travaillées d’une semaine à l’autre. Enfin, dans nombre de pays (Allemagne, Danemark, France, Pays-Bas…), la réduction de la durée du travail opérée durant les années 1980 ou 1990 se traduit par des jours de congés pris à différents moments de l’année, phénomène mal pris en compte par l’observation statistique et nécessitant pour être appréhendé une approche de type monographique. L’IRES vient ainsi de se livrer à ce type de comparaison pour quatre pays européens d’où il ressort qu’en 2005 la durée annuelle du travail pour les salariés à temps complet variait de 1670h en France à 1944 h au Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède se situant respectivement à 1769 h et 1762 h (Revue de l’IRES, N°58, 2008/3).
Disparités des temps de travail d’un pays à l’autre
Reste que ces indicateurs ne reflètent que très imparfaitement les disparités des temps de travail d’un pays à l’autre et au sein de chacun de ces pays, notamment en termes de genre et d’âge. Des indicateurs tels que la part du travail à temps partiel (et la durée du travail de ce type d’emploi) ou les taux d’emploi par catégories d’âge apportent des éléments de compréhension de la façon dont est réparti le travail entre les différentes catégories de la population ainsi que sur la qualité de l’emploi. Ainsi, la part des salariés à temps partiel, qui concerne essentiellement les femmes puisque 31,2% des femmes travaillent à temps partiel au sein de l’UE contre seulement 7,7% des hommes, varie considérablement d’un pays à l’autre, allant de 46,8% aux Pays-Bas à moins de 10% dans la plupart des nouveaux membres ainsi que dans les pays du sud de l’UE. Signe de conditions d’emploi très différenciées (protection sociale, durée du travail, droit à la formation) mais également de représentations sociales différentes au regard des normes d’emploi et de la division du travail entre les genres, on observe que 4% des néerlandais(e)s affirment subir cette forme d’emploi contre 60% des bulgares (un tiers des français(e)s).
Les taux d’emploi des jeunes et des seniors, généralement très inférieurs à ceux des 25-49 ans, présentent également de fortes disparités d’un pays à l’autre : l’objectif du sommet de Lisbonne d’un taux d’emploi de 50% pour les 55-64 ans n’est atteint qu’au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni tandis que le taux d’emploi des 15-24 ans va de près de 70% aux Pays-Bas à moins de 30% dans la plupart des nouveaux membres et se situe aux alentours de cet étiage en France, en Italie ou en Belgique. Par ailleurs, si l’objectif d’un taux d’emploi de 60% pour les femmes, réalisé depuis longtemps dans les pays scandinaves, est pratiquement atteint à l’échelle de l’UE, il convient d’en nuancer la portée en tenant compte de ses conditions de réalisation, notamment en termes de statut d’emploi (part des temps partiels dans cette augmentation du taux d’emploi des femmes).
Appréhender dans le même mouvement les dimensions quantitatives et qualitatives du temps de travail
La directive européenne de 1993 s’est concentrée sur la dimension quantitative du temps de travail alors même que nombre des transformations touchaient à sa dimension qualitative : développement du travail de nuit et du week-end, imprédictibilité croissante des horaires de travail, intensification du temps de travail, développement du temps partiel etc. Les développements de cette flexibilité du temps de travail, notamment dans un contexte d’intégration croissante des femmes sur le marché du travail, soulèvent de nombreuses difficultés pour les salariés au regard de l’articulation de leurs temps sociaux tant en termes statique (comment je fais ici et maintenant ?) que dynamique (comment construire mon itinéraire dans un contexte d’incertitudes croissant ?).
Les partenaires sociaux européens sont parvenus à des compromis sur plusieurs des constituants de ces difficultés et incertitudes (le congé parental, le travail à temps partiel, le contrat à durée déterminée, le télétravail, le stress, le travail intérimaire) qui ont ensuite fait l’objet de directives. Il s’agit là de garde-fous et de droits minimaux indispensables qui ne se situent cependant pas à la hauteur des enjeux de construction de ce qu’avec le BIT nous avons pu nommer « temps de travail décent » (Revue de l’IRES, N°58, 2008/3). En référence au concept du « travail décent », ce dernier comporte cinq dimensions : ses effets sur la santé, sur la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale/sociale, sur l’égalité de genre, sur l’efficacité productive des entreprises et enfin sur la capacité des individus à s’assurer une maîtrise de leurs horaires de travail.
Au fond, le message sous-jacent à ce concept est de poser les conditions de possibilité d’un dialogue social sur le temps de travail qui tienne compte à la fois des nécessités de la production mais aussi du hors travail des salariés, de leurs conditions de vie. Ce contexte qui permet à tout salarié d’être un acteur de la société et non pas seulement un être travaillant doit être appréhendé dans son concret actuel (politiques de conciliation des temps) mais également au regard de son devenir (prise en compte des parcours de vie). C’est le sens des politiques de flexicurité menées dans les pays scandinaves. Au lieu de rejeter sur les collectivités locales le soin de fournir les services susceptibles d’atténuer les effets négatifs de la flexibilisation du temps de travail comme le préconise l’Agenda de Lisbonne, c’est bien plutôt à la pratique d’un dialogue social territorial impliquant les entreprises, les syndicats et les collectivités territoriales que l’Europe devrait inciter.
De même, au lieu de perpétuer la pratique actuelle de comptes épargne temps (working time accounts) individualisés, les partenaires sociaux devraient en négocier la mutualisation à l’échelle de la branche et/ou du territoire (bassin d’emploi), afin d’en faire un instrument de sécurisation des parcours professionnel susceptible de donner de la substance tant à l’objectif, bien souvent inaccessible aujourd’hui, de formation tout au long de la vie qu’à celui d’un prolongement de l’activité de travail jusqu’à 70 ans.
Jean-Yves Boulin, CNRS-IRISES/Université Paris Dauphine
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