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Je reviens de Chine : j’y suis allée souvent depuis 1995 et dans des régions très différentes les unes des autres. J’ai aussi lu nombre de livres sur ce pays de la taille d’un continent. Les écrits sur la Chine – c’est vrai également de très nombreux articles de presse par ailleurs très documentés – parlent beaucoup d’économie d’un côté, et de politique de l’autre. Plus récemment du travail, des relations sociales (cf METIS, Marianne Ricard-Molard, Travail en Chine : début d’une introspection). Mais rarement de la société elle-même. De la manière dont les gens vivent. Or dans ce voyage-ci, l’émergence d’une société de loisirs m’a frappée.

 

Au travail et dans les loisirs pour commencer. Le 22 septembre dernier était un jour férié pour la Fête de la Lune. Or elle tombait un mercredi, les Chinois ont donc passé des accords (des « arrangements » disent-ils) un peu partout dans le pays pour travailler le samedi et le dimanche précédents (occasionnant de très nombreux embouteillages). Le « pont » de la Fête de la Lune a pu ainsi enjamber cinq jours : du mercredi au dimanche soir suivant. On pu alors circuler dans tout le pays, se déplacer dans la famille, aller voir son petit ami, ou encore faire du tourisme.

 

Les Chinois de la classe moyenne ne s’en privent pas. Nombreux sont ceux qui en profitent pour découvrir les innombrables sites touristiques de leur pays. Le jour de la Fête de la Lune et les jours suivants, je me trouvais dans la Province du Sichuan, au Centre Ouest de la Chine. Deux vastes sites « naturels » de montagnes, de cascades et de lacs d’émeraude, le plus souvent inconnus des touristes occidentaux (toujours perdus dans la masse des touristes chinois et dont personne ne se soucie) : le Huanglong (le Mont Jaune) et le Parc National de Jiuzhaigou. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir au cœur des montagnes une ville d’hôtels et de boutiques pour touristes : plus d’une centaine d’hôtels, le plus souvent de 100 à 200 chambres, luxueux pour certains d’entre eux : un Inter Continental en maisons de pierres sèches de style tibétain (nous sommes dans un district tibétain de la Province chinoise du Sichuan), un Holiday Inn, un Sheraton imposant flambant neuf qui s’est doté d’un vaste et moderne théâtre, et de nombreux autres grands hôtels appartenant à des groupes chinois. Aucun touriste occidental. Ces équipements touristiques animent un parc naturel très préservé dans lequel on circule en bus-navettes (de marque chinoise) et à pied, le long d’environ 80 kilomètres de passerelles de bois destinés aux très nombreux Chinois qui sont venus en avion cette année, la route ayant été coupée cet été par les inondations.

 

Les Chinois profitent de leur pays, de son immensité et de sa prodigieuse diversité. Les contrées des « minorités » – Naxi, Miaos du Yunnan, Dong, Tibétains du Sichuan ou du Gansu, Ouighours du Xinjiang sur la Route de la Soie…- ,sont très appréciées et les coutumes locales facilement transformées en atouts touristiques.

 

Les Chinois profitent aussi de leur capitale : à Pékin les visiteurs de la Cité Interdite, du Palais d’été et du site olympique du Stade National (le « Nid de poule » que l’on a pu voir dans toutes les revues d’architecture) sont de tout âge et de toutes catégories sociales. J’ai eu une certaine émotion en constatant que les paysans, les ouvriers que j’avais pu observer en 1995 en position accroupie sur les talons le long des routes, dans les campagnes ou la région minière entre Datong et Pékin, avec leurs vêtements de travail et leurs casquettes Mao, arpentaient aujourd’hui les Pavillons de la Cité Interdite ou admiraient le Stade Olympique. Ils portent des costumes du dimanche et manient encore maladroitement leur nouvel appareil photo. Ils sont le plus souvent en groupe du troisième âge ou en famille, les plus jeunes prenant soin des plus âgés.

 

Le 1er octobre était à nouveau férié. C’est l’anniversaire de la création de la République Populaire de Chine le 1er octobre 1949. Ce vendredi et la semaine suivante, trois ou quatre jours de congés accompagnent l’événement. Avec des « arrangements » cela peut libérer une semaine entière : ce sont les « golden holidays » qui bousculent environ 265 millions de personnes… A l’aéroport de Chengdu (capitale de la Province du Sichuan), un avion décolle toutes les demi-heures pour Pékin à 1500 kilomètres de là. L’aéroport domestique de la capitale, en forme de Dragon, est infiniment plus grand que l’international.

 

Jean-Luc Domenach indique dans l’un de ses essais sur la Chine, que l’attribution de jours fériés est utilisée comme un moyen de développer la consommation intérieure. (Où va la Chine ? Fayard, 2002). Tous n’en profitent pas encore : les ouvriers migrants qui travaillent sur des chantiers de construction ne s’arrêtent guère. Les ouvriers chargés de l’entretien des routes de montagnes vivent au milieu de nulle part dans de maigrichonnes tentes noires écrasées dans les bas-côtés.

 

Troublant la quiétude des paysages, de grands panneaux publicitaires « China Mobile » rappellent que jusque dans le massif de l’Everest on peut téléphoner dans le monde entier. Plus loin, ICBC, une des plus grandes banques mondiales (Industrial and Commercial Bank of China) vante en anglais les infrastructures construites dans cette région ingrate à 4500 mètres d’altitude : « China’s dream »/ « China’s proud » (« le rêve de la Chine, la fierté de la Chine »).

 

Ainsi les loisirs ont envahi le quotidien. Les plaisirs de la vie, les restaurants (on mange rarement chez soi par exemple) transforment les villes. Alors que les Guides pour touristes mentionnent à grand peine quelques monuments historiques de Chengdu (7 millions d’habitants), à minuit la ville vit intensément – immeubles et tours surlignés de lumières, autoroutes urbaines qui s’enchevêtrent sur plusieurs niveaux et dont les dessous sont faits de jardins éclairés -, tous les commerces sont ouverts. Les villes chinoises palpitent 24h sur 24. Et elles sont nombreuses : 200 villes de plus d’un million d’habitants. Lanzhou, capitale de la Province du Gansu, carrefour des routes vers l’Ouest et grande cité industrielle s’étire sur 140 kilomètres le long du Fleuve Jaune, et ressemble dans son centre à Time Square.

 

Dernier instantané : la télévision. Bien sûr, CNN ou TV5 sont censurées. Mais chaque poste dispose de vingt ou trente chaînes. CCTV, le service public audiovisuel du pays, compte une douzaine de chaînes, dont une en anglais CCTV News qui informe sur tous les pays d’Asie et sur le monde. Dans chaque province émettent de nombreuses chaînes régionales et dans toutes les grandes villes des chaînes locales. Au menu : les mêmes émissions qu’ailleurs dans le monde : feuilletons, films, jeux télévisés (en grand nombre), variétés (en très grand nombre), publicités…

 

Ces instantanés ne remplacent pas une analyse mais soulignent à quel point le prodigieux développement technologique et économique de la Chine a changé la société. Est-elle devenue plus individualiste ? Peut-être, encore que les solidarités familiales et de réseaux (les « relations ») demeurent fortes, elles évolueront lorsque des systèmes de protection sociale se seront installés. Une chose est certaine : cette société se tient très loin de la politique : volontairement ? Parce qu’elle ne peut faire autrement ?

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.