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L’analyse complète des causes de la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012 reste à faire. Je voudrais ici y contribuer selon un angle de vue qui me tient à cœur : le travail. Ce faisant, je me centrerai sur trois des thèmes de prédilection de Metis : les conditions de travail, la santé et l’Europe.

 

sarkozy

La « valeur travail » a fait gagner Nicolas Sarkozy en 2007. Ses électeurs, notamment les salariés modestes qui avaient pris l’habitude de déserter les rangs des soutiens du PCF depuis 1981, puis ceux du PS depuis 2002, ont cru à la volonté du candidat de respecter « la France qui se lève tôt ». Ils ont cru aussi que le « travailler plus pour gagner plus » allait desserrer la contrainte de pouvoir d’achat. Par une technique de communication parfois désignée par le terme insolite de « triangulation », Nicolas Sarkozy avait réussi l’impensable, préempter les valeurs de la Gauche : lutte contre la désindustrialisation et les délocalisations, célébration de l’effort, appels au volontarisme, références à Victor Hugo, Jean Jaurès, etc. C’est grâce à cette approche que la version 2007 de Nicolas Sarkozy a effectué une percée dans les classes populaires (il était parvenu en tête du vote ouvrier au 1er tour avec 26%, contre 25% pour Ségolène Royal et 16% pour Jean-Marie Le Pen – Cevipof- ) et obtenu une élection d’adhésion : les deux tiers de ses électeurs du second tour ont voté pour lui du fait de leur soutien à sa politique, alors qu’un tiers seulement étaient d’abord motivés par un rejet de Ségolène Royal.

C’est exactement le même scenario qui a été rejoué en 2012… mais le résultat, bien que serré fut inverse. Comment l’expliquer ? Après tout on a revu le même appel à la « valeur travail » , les mêmes visites de site ou d’usine se concluant parfois par une annonce de sauvetage, la même condamnation des « assistés » ou fraudeurs aux allocations (maladie ou chômage), les mêmes références à Victor Hugo (cette fois, le grand Jaurès fut épargné)…
Je vois essentiellement trois raisons qui expliquent que la « valeur travail » n’a pas permis à Nicolas Sarkozy de rééditer en 2012 son offensive victorieuse de 2007.

Une empathie surfaite
Tout d’abord l’empathie affichée par Nicolas Sarkozy vis-à-vis des travailleurs, et notamment des travailleurs manuels, est vite apparue comme surfaite. Il y a déjà 8 ans, le quotidien « Le Monde » rapportait comment Nicolas Sarkozy, alors ministre des Finances, avait demandé à son conseiller en charge du dossier Alstom, lors d’une réunion de travail consacrée à l’avenir de cette entreprise, de reprendre son exposé en imaginant que son père était employé depuis 30 ans par cette entreprise et menacé de perdre son emploi si le plan de sauvetage échouait. Peu après le scrutin de 2007, un ouvrage semi-biographique nous en disait un peu plus sur le « plaisir » que prenait Nicolas Sarkozy à haranguer les ouvriers dans les ateliers : « Le petit discours sur la caisse, il ne cesse de le raconter : toutes les semaines je vais dans les usines, je monte sur une caisse et je leur parle ».

L’empathie requiert deux conditions. La première, l’authenticité, n’est pas réunie comme on vient de le voir. La seconde est la réelle prise en compte des contraintes de l’autre. Or, écoutons Yves Clot, titulaire de la chaire de sociologie du travail au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) : « le discours de Nicolas Sarkozy sur le travail pendant la campagne présidentielle [de 2007] a séduit car nous sommes tous concernés par ce qu’on peut appeler le travail contrarié: le fait que des millions de salariés éprouvent le sentiment, à l’atelier ou au bureau, de ne pas avoir les moyens de faire ce qu’il faudrait faire ». Cette notion de « travail contrarié », ce qu’il appelle aussi « la qualité empêchée », est un concept éminemment politique, absolument indispensable pour saisir la problématique du travail (2) . A l’évidence, elle est bien éloignée du mode de pensée et des préoccupations du nouveau Président, qui n’allait pas tarder à devenir, selon le titre du remarquable ouvrage de deux sociologues, « le président des riches » (3) .

De ce fait, Nicolas Sarkozy n’a pas réédité son score électoral de 2007 parmi les suffrages ouvriers : seuls 18% lui ont fait confiance le 22 avril 2012, le reléguant à la troisième position (derrière François Hollande et Marine Le Pen, avec 28% chacun).

 

L’impuissance dans l’action
Quel homme politique français a écrit : « Le mensonge durant la campagne se paie au prix de l’immobilisme durant le mandat » ? Le livre s’appelle « Témoignage » et son auteur Nicolas Sarkozy. Les usines ont continué à fermer ; le pouvoir d’achat des plus défavorisés, dévoré par les dépenses contraintes (loyers, énergie…) et par un véritable déferlement du travail précaire, s’est contracté ; les conditions de travail se sont dégradées (propagation inquiétante des troubles musculo-squelettiques et des risques psychosociaux). La parole présidentielle s’est ainsi dévalorisée, au rythme de l’incantation quasi-permanente dont voici deux exemples :
« Le chômage va commencer dès cette année à diminuer », assurait le président de la République, lundi 25 janvier 2010, lors de son intervention face à une douzaine de Français, sur TF1.
« La situation de l’emploi commence à s’éclaircir. Certes, la situation reste très fragile et cette amélioration doit encore être consolidée », indiquait-il lors de la réunion Agenda social le 15 février 2010.
On sait ce qu’il en fut…

Le mode de gouvernance est bien connu : il consiste à annoncer de façon incessante de nouvelles mesures, avant de passer à la suivante sans réel souci de la concertation (amont) et de l’implémentation (aval). Je n’y reviens pas. Le constat le plus sévère a été dressé par l’ancien président du Crédit Lyonnais : « Les Français croyaient avoir élu un réformateur ? Ils ont choisi un agitateur d’idées qui cache sous un vocabulaire de rupture et une multi-activité vibrionnante la continuité immobile de la démagogie et du laxisme chiraquiens » (4).

Mais on peut en revanche, rappeler quelques « épisodes » concernant le Travail.
Il y eut d’abord une valse incessante et sans précédent dans la vénérable rue de Grenelle : le quinquennat aura connu successivement 5 ministres en charge du Travail depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, en mai 2007 : Xavier Bertrand (mai 2007 – janvier 2009), Brice Hortefeux (janvier 2009 – juin 2009), Xavier Darcos (juin 2009 – mars 2010), Éric Woerth (mars 2010 à novembre 2010), puis à nouveau Xavier Bertrand. Ce maelstrom n’aura pas contribué à la qualité de l’élaboration et du suivi des réformes. Qu’il suffise de rappeler par exemple l’abandon (de fait) du plan d’urgence de lutte contre les risques psychosociaux, lancé par Xavier Darcos, alors ministre du Travail, en octobre 2009. La seule mesure d’envergure de ce plan fut la publication de la fameuse « liste rouge » d’entreprises qui se refusaient à engager une négociation sur la prévention de ces risques.

Cette approche a provoqué un mouvement de mobilisation des entreprises très sensible. Malheureusement, devant l’opposition d’une partie du patronat, cette liste publiée sur le site du ministère du Travail n’est restée que quelques heures en ligne. C’est ainsi que ce plan, qui s’attaquait pourtant à un problème majeur, allait progressivement s’étioler, victime de l’échec de Xavier Darcos aux élections régionales en Aquitaine, puis de l’arrivée d’un nouveau ministre, Éric Woerth, bientôt empêtré dans les « affaires ».
On pourrait multiplier les exemples : une réforme de la médecine du travail peu concertée, un plan « Santé au Travail » qui ne parvient pas à enrayer ni l’explosion des TMS (troubles musculo-squelettiques) ni celle des RPS (risques psychosociaux ), etc.
Et ceci nous amène à la troisième raison.

La persistance de conditions de travail sévèrement dégradées
Ce que les salariés constatent et expérimentent quotidiennement, jour après jour, c’est la réalité de leurs conditions de travail. Certes, la crise (européenne plus que mondiale) joue un rôle significatif . Mais on ne le dit pas assez en France : notre pays est handicapé par la persistance de conditions de travail dures et anormalement pénibles par rapport à nos voisins. Il y a quelques jours, Eurofound vient de remettre à la Commission Européenne un rapport comparatif qui rend ce diagnostic très explicite . Pour la première fois, ce rapport rend compte d’un effort de comparaison des conditions de travail entre pays de l’Union, réalisé sur la base d’indices harmonisés. Par exemple, l’indice qui nous intéresse combine les indicateurs obtenus pour chaque pays dans trois domaines : l’exposition aux postures pénibles , aux risques chimiques et biologiques et à un environnement de travail pénible . Allons directement aux conclusions concernant la position de la France vis-à-vis de cet indice composite d’exposition aux risques physiques :

• Les pays qui présentent les meilleures performances sont les pays d’Europe du Nord au sens large : Pays-Bas, Danemark, Grande-Bretagne, Irlande, suivis par la Norvège et l’Allemagne.
• A l’inverse, le pays le plus mal placé est la République de Macédoine, suivi du Kosovo, de la Turquie, de l’Albanie, de la Grèce,… puis de la France. Les pays cités avant les deux derniers étant des pays candidats à l’UE, il faut constater que les deux mauvais élèves parmi les 27 pays de la Communauté Européenne sont la Grèce et la France.
• C’est ainsi que la France fait moins bien que ses principaux partenaires commerciaux (comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Italie), mais aussi que des pays que l’on n’attendrait pas ici : la République Tchèque, la Hongrie…
• Enfin, l’exposition aux risques physiques en France, déjà comparativement très élevée, a augmenté entre 2000 et 2010. Certes, la France n’est pas le seul pays de l’Europe des 27 dans lequel les conditions de travail, mesurées par cet indicateur composite, se dégradent. Mais il est regrettable de constater que les évolutions ne vont pas dans le bon sens.

Conclusion : les continuités
Au-delà de ces évolutions, la conception du travail proposée par Nicolas Sarkozy présente aussi des continuités. A l’occasion du 1er mai, fête du travail et des travailleurs, il avait choisi d’opposer la notion de « vrai travail » aux défilés traditionnellement organisés par les confédérations syndicales, créant une polémique inutile mais très révélatrice de la façon dont le travail a été compris et traité lors de son quinquennat. « Le 1er mai, nous allons organiser la fête du travail mais la fête du vrai travail, de ceux qui travaillent dur, qui sont exposés, qui souffrent, » avait-il déclaré.

Après la « France qui se lève tôt » et le « travailler plus pour gagner plus » de 2007, la conception du travail qui nous a été proposée en 2012 par Nicolas Sarkozy est restée très étroite, centrée sur ses aspects individualistes et productivistes, ranimant ainsi la vieille conception rédemptrice du travail, qui serait avant tout un effort individuel, un investissement sacrificiel, une souffrance.
Je ne doute pas que les lecteurs de Metis choisiront plutôt de continuer à voir dans le travail un moyen d’émancipation, une source d’estime de soi, de reconnaissance par les autres, de performance, voire de dépassement. Et pour y parvenir, reprenons le titre qui barrait la ‘Une’ du quotidien ‘Libération’ du 8 mai dernier: « Enfin au (vrai) travail » !

Martin Richer, consultant en Responsabilité Sociale des Entreprises

 

Pour une analyse plus détaillée du bilan de la politique du Travail du quinquennat, je vous invite à consulter une note que j’ai publiée à l’occasion du 1er mai avec la Fondation Terra Nova :
Le « vrai travail » : une journée de fête pour 5 années de défaites.

 

(1) Yasmina Reza, « L’aube, le soir ou la nuit », 2007

(2) Yves Clot, « Le travail à cœur — Pour en finir avec les risques psychosociaux », La Découverte, mai 2010

(3) Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, « Le président des riches ; enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy », La Découverte, septembre 2011

(4) Jean Peyrelevade, « Sarkozy : l’erreur historique », Plon, aout 2008

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.