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Martine Le Boulaire, directrice du développement d’Entreprise et Personnel a beaucoup voyagé. Elle a étudié de près les modèles managériaux à l’œuvre dans les pays émergents (Chine, Russie, Brésil..). Elle nous livre ici son regard sur les différentes évolutions en cours dans ces trois pays. 

 

le boulaire

Vous avez étudié les pays émergents, qu’est-ce qui vous frappe dans leurs conceptions managériales ?
Ce qui me frappe le plus à l’international, c’est l’incroyable confiance qu’ont ces peuples en notre capacité à manager, et pas simplement dans les rapports individuels, du « one to one », mais aussi pour les collectifs. Cette approche du management des ressources humaines dans l’entreprise nous est très enviée, à nous Européens. Les Chinois, les Brésiliens, les Russes nous reconnaissent en ce domaine un savoir-faire qu’ils n’ont pas et ils nous demandent de leur apprendre à l’acquérir … Or nous n’en sommes pas conscients. Nous pensons que notre modèle est plutôt un handicap alors qu’eux nous reconnaissent un vrai savoir-faire ! Les Européens doivent faire un atout de ce qu’ils considèrent comme un handicap. Nous avons non seulement des produits et des services à vendre mais tout un savoir et un savoir-faire managérial…

Pourtant, ces pays n’ont-ils pas réussi sans ce modèle social et managérial ?
Prenons l’exemple de la Chine qui en l’espace de 30 ans a réussi un développement de premier plan sur la base d’un modèle low cost. Que s’y passe t’il aujourd’hui ? Le système est arrivé à un tournant : les coûts s’étant surenchéris, il faut passer à un autre modèle, avec une main d’œuvre mieux formée, que l‘on est capable de retenir. Or ceci requiert un nouveau mode de management et autre chose que le modèle de l’atelier. Les stades de développement économique de ces pays les conduisent, au fur et à mesure qu’ils se positionnent comme concurrents des nôtres, à adopter des modes de management plus proches des nôtres…

Prenons aussi l’exemple de la Russie qui n’a pas de tradition manufacturière. Le pays découvre que pour installer cette dimension, il faut investir dans la formation et des parcours, délivrer une promesse salariale qui n’ont rien à voir avec l’administration du personnel héritée du système soviétique. Or cela n’a pas été enseigné en URSS à l’époque, ni depuis … Et dans ce pays dont l’économie est basée sur la rente pétrolière et gazière, tout cela a été retardé…
Bref se mettre sur le registre de la compétitivité hors coûts nécessite d’autres modèles managériaux.

Ce que vous dites vaut-il aussi pour le Brésil ?
Dans ce pays, il y avait des grandes entreprises industrielles non négligeables et très marquées par un management nord-américain ; or ce mode nord-américain a fait l’objet d’un rejet politique mais aussi économique. Les Brésiliens voient dans le modèle européen un modèle alternatif qui les attire beaucoup… Ils nous invitent à présenter nos expériences sur les compétences, sur les mobilités, sur la gestion des carrières…

 

Et quid du dialogue social dans ces pays – là ? Qu’exportons-nous en la matière ?
Le dialogue social est abordé de manière très différente d’un pays à l’autre. Au Brésil, il est déjà très institutionnalisé et les syndicats y sont forts. Pour les entreprises qui s’y implantent il s’agit surtout de se mettre en conformité avec la loi et les pratiques brésiliennes.
Mais en Chine où nos entreprises doivent accueillir le syndicat unique, lié au parti communiste chinois, les entreprises interrogent la qualité du dialogue social qui en découle. C’est pourquoi certaines entreprises recherchent, sans bypasser le syndicat unique, l’instauration d’un dialogue qui permette de se faire une idée du fonctionnement réel de l’entreprise, chose que ne fait pas le syndicat unique. Certaines d’entre elles ont inventé des modes d’expression collective des salariés deux ou trois fois par an, de manière à être beaucoup plus en prise avec ce qui se passe réellement sur le terrain du travail….Le syndicat unique se proclame lui-même partenaire des directions d’entreprises et non représentant des salariés… Et il y a des entreprises – pour l’instant surtout japonaises ou taïwanaises – où le syndicat unique s’est fait rejeter par des sortes de coordinations spontanées de travailleurs migrants qui lui déniaient toute représentativité et toute légitimité, notamment au moment des grandes grèves de 2010 (Foxconn-Honda…). Nos entreprises n’ont pas eu à affronter cela jusqu’à présent… mais cela pourrait très bien leur arriver au fur et à mesure que le niveau de conscience sociale des salariés chinois s’élève.

 

Vous tablez donc sur une montée de la dimension collective des questions du travail en Chine ?

Il me paraît clair que les salariés chinois aspirent à des formes de représentation plus conformes à leurs attentes. Ceci explique aussi pourquoi certaines de nos entreprises sont en train de former leurs DRH chinois à appréhender la dimension collective. Mais c’est très récent, car jusqu’alors les DRH chinois ne connaissaient rien du collectif ! Vont-ils être en capacité de comprendre, de résoudre, voire de piloter ce qui surgit d’un conflit collectif ? Nos entreprises vont-elles ici être dans l’anticipation, dans le suivisme ? Que va-t-il se passer au bout de cette période de transition qui s’achève ? La Chine a-t-elle vécu à ces égards ses « 30 glorieuses » ? Quant à la Russie, on ne m’y a pas parlé beaucoup de syndicat, tout cela me paraît occulté. Comme si on n’en avait pas besoin. Il y a quelques formes de participation directe mais, à ce jour, ce n’est pas un sujet pour les entreprises occidentales.

 

Au point où en est la Chine de ses transformations, diriez-vous qu’elle a une conception contractuelle de l’entreprise ?

Certains pays n’ont pas de conception institutionnelle de l’entreprise – c’est le cas de la France – mais ils n’ont pas pour autant de conception contractuelle. Ainsi en Chine, l’on est attaché non pas d’abord à l’entreprise mais au manager. Quand ça ne fonctionne pas, on voit des services entiers partir avec le manager qui s’en va… Les salariés Chinois demandent que les managers aient un vrai rapport de proximité avec eux. Et ce pas uniquement dans la sphère du travail, mais aussi dans la sphère privée. D’où la demande de passer des soirées avec la famille du manager, de faire des soirées karaoké avec lui etc. Nous, Français, ceci nous hérisse, bien plus encore que les Allemands et les Américains par exemple… qui abordent ces demandes avec le pragmatisme qui les caractérisent…

La suite de l’entretien dans le prochain Metis !

 

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